Son arrivée a marqué un tournant tant juridique que politique et social. Vingt-cinq ans après son adoption, le 17 avril 1982, la Charte canadienne des droits et libertés continue d'alimenter les débats, instrument maudit pour les uns, béni pour les autres... ou inversement, au gré des affaires tranchées par les juges! Le Devoir conclut aujourd'hui sa série qui fait le point sur les 25 ans de la Charte.
Ottawa -- Début janvier 2006. La campagne électorale du chef libéral Paul Martin ne va nulle part. Pour sortir de la torpeur, Tim Murphy, le chef de cabinet de Paul Martin, ressort une idée qui a circulé quelques semaines plus tôt dans le cercle restreint des conseillers du chef libéral: promettre d'abolir, au niveau fédéral, l'usage de la clause dérogatoire de la Charte canadiennes des droits et libertés.
Dans l'avion qui promène Paul Martin d'un bout à l'autre du pays, les stratèges ne s'entendent pas. «Même si ça mijotait dans la tête de certains depuis quelques semaines, on a eu un bon débat là-dessus», raconte au Devoir Steven MacKinnon, l'un des rares conseillers de Martin à avoir pris part aux discussions. Même le bunker électoral des libéraux, à Ottawa, n'avait pas été mis au parfum de la stratégie envisagée.
«Il y avait une perception persistante que Harper allait peut-être empiéter sur les droits de la personne, notamment pour interdire les mariages gais ou le droit à l'avortement. C'était une façon de nous différencier des conservateurs et de parler à notre base libérale, puisque au PLC, depuis Trudeau, on n'est pas à l'aise avec l'existence d'une clause qui permet de bafouer des droits fondamentaux. Ça ne plaît pas aux libéraux. Ça reste un symbole fort», souligne Steven MacKinnon.
Le lundi 9 janvier, en plein débat télévisé à Montréal, Paul Martin promet, s'il est réélu, de retirer l'usage de la clause dérogatoire au niveau fédéral. Le coup d'éclat est efficace, mais les résultats ne sont pas au rendez-vous. Avec le recul, Steven MacKinnon avoue que l'idée n'était peut-être pas à la hauteur du symbole. «Je ne suis pas sûr que notre stratégie a fonctionné!»
Paul Martin et son équipe ont peut-être élaboré un mauvais remède à leurs problèmes, mais ils avaient fait le bon diagnostic: avec les années, la clause dérogatoire de la Charte canadienne est devenue un symbole puissant. «Dans le reste du Canada, on a sacralisé la Charte. C'est un symbole presque aussi fort que le texte fondateur des États-Unis. C'est très difficile d'y toucher», soutient José Woehrling, professeur de droit à l'Université de Montréal.
Henri Brun, spécialiste de droit constitutionnel à l'Université Laval, abonde en ce sens. «Au Canada anglais, on entend toujours: "La Charte, la Charte, la Charte." C'est devenu le symbole de la nation canadienne. La Charte tente de faire primer des droits individuels sur des droits collectifs et transfère du pouvoir de décision des politiciens vers les juges. Ce concept est plus fort au Canada anglais qu'au Québec.» Rien d'étonnant donc à ce que la clause dérogatoire soit devenue un puissant symbole, elle qui a pour fonction d'édenter la bienveillante Charte.
Le Québec fait une mauvaise réputation à la clause
Ironiquement, c'est le Québec, qui s'est fait imposer le rapatriement de la Constitution et la Charte des droits et libertés, qui a grandement contribué à donner une mauvaise réputation à la clause dérogatoire dans le reste du pays. En 1988, le gouvernement Bourassa a décidé de défier un jugement de la Cour suprême et d'invoquer la clause «nonobstant» pour interdire l'affichage bilingue à l'extérieur des commerces, préférant ainsi préserver le visage français de Montréal (loi 178).
Cette atteinte au droit à la liberté d'expression de la minorité anglophone a secoué le Canada anglais. Le ministre de la Justice du gouvernement Bourassa, Gil Rémillard, qui était aux premières loges du débat à l'époque, estime même que la loi 178 a contribué, avec d'autres facteurs, à l'échec de l'accord du Lac-Meech. «La liberté d'expression et le débat sur la langue sont des sujets sensibles. Dans le reste du pays, on a vu l'impact et on a reçu ça comme un message», raconte-t-il. Pour la première fois, tout le pays voyait concrètement le coup de massue que pouvait représenter la clause dérogatoire.
Mais Peter Russel, professeur à l'Université de Toronto, affirme que les gens ne se rappellent plus aujourd'hui pourquoi cette clause doit être utilisée avec prudence, un peu comme on manipule une bombe qui peut nous exploser au visage. «Oui, le Québec a contribué à la mauvaise image de la clause "nonobstant", dit-il. Mais ça fait longtemps. Les gens ont une mémoire politique de six mois! Donc, 1988, c'est l'âge de pierre! Le symbole est là, mais son origine est floue.»
Autre facteur qui brouille les repères de la population au Canada anglais: la non-utilisation de la clause, puisque cette dernière n'a jamais véritablement été invoquée hors du Québec. Le gouvernement fédéral ne l'a jamais utilisée en 25 ans, alors que deux provinces (la Saskatchewan et l'Alberta) et un territoire (le Yukon) en ont fait mention dans des lois qui n'ont jamais été adoptées ou qui se sont révélées caduques très rapidement. C'est pour cette raison que plusieurs spécialistes du Canada anglais qualifient la clause de «tigre de papier», une menace qui semble devenue simplement théorique.
La situation est totalement différente au Québec, où, encore aujourd'hui, sept lois invoquent la clause dérogatoire fédérale. Il s'agit parfois de détails techniques pour éviter des poursuites, alors que dans d'autres cas c'est véritablement un choix de société. Par exemple, jusqu'en juillet 2008, le Québec utilisera la clause nonobstant pour permettre l'enseignement catholique dans les écoles.
«C'est normal que le Québec l'ait utilisée plus souvent, car nous sommes une minorité dans le tout canadien. On a une langue et une culture spécifique à protéger, ce qui fait qu'on accorde beaucoup d'importance à nos droits collectifs, pas juste à nos droits individuels», explique Henri Brun. La Charte étant un «instrument antimajoritaire» qui vise à protéger les minorités, le Québec francophone, lui-même minoritaire dans l'océan anglophone de l'Amérique du Nord, se sent à l'aise de protéger son identité grâce à cette clause, estime José Woehrling.
La Nuit des longs couteaux
En plus des questions de principe, le Québec a utilisé la clause dérogatoire un nombre incalculable de fois au début des années 1980. Entre 1982 et 1985, le gouvernement de René Lévesque en a fait un usage systématique, alors que toutes les lois adoptées au Québec faisaient référence à la clause dérogatoire. Ministre de la Justice à cette époque, Marc-André Bédard affirme que l'objectif était de protester contre le rapatriement unilatéral de la Constitution et l'imposition de la Charte sans l'accord du Québec. «Nous avons une Charte québécoise des droits et libertés plus complète que la Charte canadienne, alors il n'était pas question de se plier à la Charte d'Ottawa», affirme-t-il.
La Charte canadienne est effectivement née dans la controverse de la Nuit des longs couteaux, soit dans la nuit du 4 au 5 novembre 1981. Les trois provinces de l'Ouest, l'Alberta, la Saskatchewan et la Colombie-Britannique, poussaient depuis plusieurs semaines pour y inclure une clause dérogatoire. «Plusieurs provinces étaient contre la création de la Charte [sans clause dérogatoire] puisque la conséquence était de mettre énormément de pouvoir entre les mains des juges, se rappelle Marc-André Bédard. Le Québec avait la même position. Nous pensions que les gouvernements devaient avoir le dernier mot.» Mais le premier ministre du Canada, Pierre Elliott Trudeau, ne voulait rien savoir d'une disposition qui permet d'enrayer certains droits.
Tard dans la nuit du 4 novembre, les premiers ministres de tout le pays sont dans une impasse. Pendant que René Lévesque dort sur la rive québécoise, Jean Chrétien, Pierre Elliott Trudeau et les procureurs de l'Ontario et de la Saskatchewan, Roy McMurtry et Roy Romanow, élaborent un compromis. Trudeau accepte une clause dérogatoire à condition que celle-ci, lorsqu'elle est invoquée, soit réexaminée tous les cinq ans, ce qui forcerait les gouvernements qui l'utilisent à se justifier devant la population.
De plus, le compromis limite sa portée. La clause nonobstant ne pourrait jamais être utilisée pour supprimer certains droits spécifiques, notamment ceux à des élections libres et à un gouvernement démocratique. Le droit à l'égalité des sexes est aussi préservé. Le droit à la libre circulation, les droits linguistiques et le droit à l'instruction dans la langue de la minorité sont aussi protégés.
En revanche, la clause dérogatoire, décrite à l'article 33 de la Charte, permet aux gouvernements de se soustraire à l'article 2 (liberté d'expression, de conscience, d'association et de réunion pacifique) et aux articles 7 à 15 (droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de la personne, à la protection contre les fouilles, les perquisitions et les saisies abusives, droit à la protection contre la détention arbitraire, etc.).
On connaît la suite. Le matin du 5 novembre, le premier ministre René Lévesque apprend que Trudeau s'est rangé aux arguments des provinces et que le Québec n'a pas eu son mot à dire sur le rapatriement de la Constitution. C'est dans ce climat de frustration que le gouvernement Lévesque agite la clause dérogatoire à chaque loi québécoise entre 1982 et 1985.
Mais à son arrivée au pouvoir, le gouvernement Bourassa met fin à cette pratique. «J'ai pris cette décision parce que je pensais qu'on prenait en otage le droit des citoyens, explique Gil Rémillard. C'est vrai que la Charte québécoise est plus complète, mais je ne pouvais pas comprendre qu'on puisse systématiquement suspendre la Charte canadienne. Je voulais redonner aux Québécois les mêmes droits qu'aux Canadiens. Et politiquement, il fallait commencer à aborder le débat constitutionnel de manière plus positive.»
Encore aujourd'hui, la plupart des spécialistes jugent que la clause dérogatoire a sa raison d'être. «La Charte des droits, ça reste une interprétation des juges, affirme le professeur Peter Russel. Les juges sont faillibles et peuvent se tromper. Je crois donc que c'est normal que ce soient des gens élus qui aient le dernier mot sur les grandes décisions. Ça ne veut pas dire qu'il faut utiliser la clause dérogatoire à tout vent! Il faut un consensus social et de bonnes raisons, car les conséquences politiques peuvent être lourdes.»
Gil Rémillard, qui a vécu cette situation en 1988, est d'accord. «L'utilisation de la clause nonobstant, c'est une décision politique importante. C'est une arme ultime qu'il faut dégainer avec prudence. Lorsqu'on utilise la clause, il faut être prêt à se présenter devant l'électorat et dire qu'on a mis volontairement de côté certains droits fondamentaux. Ce n'est pas une petite affaire!»
Peter Russel et Gil Rémillard pensent que, malgré son symbole, la clause dérogatoire n'est pas uniquement un tigre de papier et pourrait de nouveau être utilisée dans le futur. Par exemple, si la Cour suprême autorise une trop grande place du privé en santé ou si les multinationales du tabac obtiennent de nouveau le droit de faire de la publicité. La sécurité du pays, avec les mouvements terroristes qui pullulent, pourrait aussi nécessiter une dérogation à la Charte.
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