Deux fois par mois, «Le Devoir» lance à des passionnés de philosophie, d’histoire et d’histoire des idées le défi de décrypter une question d’actualité à partir des thèses d’un penseur marquant.
Depuis la commission Cliche, les commissions d’enquête sur l’industrie de la construction constituent un genre à part entière du théâtre politique québécois. Il faut dire qu’elles reposent sur un mélange d’éléments qui relèvent la saveur d’une vie publique parfois insipide : intrigues, tractations, versements considérables en argent comptant sur fond de liens occultes entre le crime organisé et des hiérarques de la bonne société ; politiciens, ingénieurs et hommes d’affaires. Il y a là de quoi tenir en haleine une nation durant des mois.
Les arrestations effectuées dans la foulée de ces commissions sont autant de rebondissements qui permettent de rebraquer les projecteurs sur ces phénomènes. On a abondamment traité de la pertinence de la commission Charbonneau à cause des dépenses qu’elle a engendrées, on débat énormément de la probité des élus et particulièrement de celle des libéraux, mais on évite soigneusement une question de fond : est-il possible d’éliminer le favoritisme et le détournement des marchés publics ? Au lendemain de l’arrestation d’une ministre et alors que l’on annonce des dépenses massives en infrastructure par le gouvernement fédéral, cette question mérite d’être posée.
S’il avait pu boire à la fontaine de Jouvence et rester des nôtres, Jean de La Fontaine (1621-1695) regarderait sûrement nos débats avec un sourire en coin, amusé par nos espoirs de voir la commission Charbonneau ou la police anticorruption régler les problèmes de favoritisme.
En songeant à La Fontaine, il ne faut pas nous laisser tromper par nos souvenirs d’enfance : le fabuliste n’écrivit pas de petites historiettes légères pour les enfants, ce « petit peuple » qu’il méprisait. Au contraire, son oeuvre est traversée par les grands enjeux agitant la France du XVIIe siècle : la domestication de la noblesse d’épée, l’avènement de la bourgeoisie, les excès du pouvoir royal, la rivalité entre Fouquet et Colbert, les Grandes Découvertes, les oeuvres et les avancées de la Renaissance italienne, etc. À travers ce foisonnement de thèmes, il développe une représentation fataliste des sociétés humaines, où les faibles sont immanquablement dévorés par les forts, sauf dans les cas où leur habileté permet d’esquiver la puissance. Les dynamiques déterrées par la commission Charbonneau ne seraient, à ses yeux, qu’une nouvelle manifestation de cette fatalité.
La nature du pouvoir politique
L’oeuvre de La Fontaine est empreinte de l’idée que l’exploitation des petites gens par les puissants est concomitante au fondement des gouvernements et des États. Comme nombre d’Européens de son temps, le fabuliste considérait qu’avant l’apparition des gouvernements et des lois, l’humain vivait en bon sauvage dans un état de nature où sa condition primitive le préservait du vice et des malheurs. Dans son oeuvre, La Fontaine suggère trois façons par lesquelles l’humain a pu quitter l’état de nature pour s’élever vers l’état civil ; toutes, néanmoins, le mènent vers le conflit et l’exploitation.
Les lois
La première façon de quitter l’état de nature a pu être l’adoption de lois et la création d’une autorité civile afin de régir les rapports de propriété qui, autrement, provoquaient trop de discorde. Dans d’autres situations, des humains ont pu être tirés de l’état de nature en étant conquis par des peuples vivant dans l’état civil, comme dans la fable Le paysan du Danube. Les Danubiens, conquis par les Romains, subissent un assujettissement douloureux : « Rien ne suffit aux gens qui nous viennent de Rome / La terre et le travail de l’homme / font pour les assouvir des efforts superflus », dénonce le paysan de la fable, qui qualifie les Romains de « gens de rapine et d’avarice ». La dernière voie pour atteindre l’état civil est l’établissement d’un contrat social, comme dans la fable La Génisse, la Chèvre et la Brebis en société avec le Lion. À l’occasion d’une chasse, les animaux « firent société » et « mirent en commun le gain et le dommage ». Malgré cet engagement, une fois la proie capturée, le Lion s’en saisit et ne laissa rien aux autres animaux, reniant ainsi les principes qui fondèrent le contrat social.
Pour le fabuliste, l’avènement de l’État et l’adoption de lois, loin d’instaurer une concorde salutaire, nourrissent plutôt conflits et exploitation. Ce sont des calamités consubstantielles à l’état civil : l’oeuvre de La Fontaine foisonne de passages où les détenteurs du pouvoir politique exercent un terrible joug sur leurs sujets. Ainsi, aux yeux du fabuliste, nos problèmes de manipulation des marchés publics par des décideurs politiques et un cartel d’entrepreneurs puissants ne découlent pas d’un problème conjoncturel ou local, mais de la nature même du pouvoir politique.
La nature des institutions judiciaires
Malgré son titre d’avocat, La Fontaine trace un portrait caustique des tribunaux et des institutions judiciaires. Dans son oeuvre, ces institutions ne peuvent empêcher l’exploitation inhérente à la création des lois et de l’État, puisqu’elles servent les puissants.
Dans la fable Les animaux malades de la peste, La Fontaine met en scène un royaume touché par la peste. Afin de repousser ce fléau, le Lion propose de réunir les animaux, de leur faire avouer leurs péchés et de faire périr le plus coupable, dans l’espoir d’attirer la clémence des Cieux. Dans ce tribunal où tous sont juges et parties, il y a néanmoins des déséquilibres. Le Lion, même s’il avoue avoir mangé force mouton, et parfois même le berger, se voit néanmoins innocenté par le Renard : « Vous leur fîtes seigneur, en les croquant, beaucoup d’honneur. » Les animaux puissants se disculpèrent aussi : « Tous les gens querelleurs, jusqu’aux simples mâtins, / Aux dires de chacun, étaient de petits saints. » Seul l’âne, candide, fit preuve de sincérité : « J’ai souvenance qu’en un pré de Moines passant, / La faim, l’occasion, l’herbe tendre, et je pense, / Quelque diable aussi me poussant, / Je tondis de ce pré la largeur de ma langue. » Il n’en fallait pas plus pour que les autres animaux se liguent et l’accusent d’être à l’origine de la peste : « Sa peccadille fut jugée cas pendable. / Manger l’herbe d’autrui ! Quel crime abominable ! » La morale de la fable exprime nettement le scepticisme de l’auteur à l’égard des tribunaux : « Selon que vous soyez puissant ou misérable / les jugements de cour vous rendront blanc ou noir. »
La Fontaine ne représente favorablement un juge qu’une seule fois. Le Berger et le Roi montre un berger nommé juge par le Roi parce qu’il admirait son bon sens. Malheureusement pour le Berger, sa façon d’administrer la justice le mit sur la sellette : « La candeur du Juge, ainsi que son mérite / Furent suspects au Prince. » L’apologue montre que le Berger fut victime d’une cabale sur la base de fausses accusations d’enrichissement personnel. Dépité, il abandonna sa charge. Ainsi, pour La Fontaine, les institutions judiciaires sont sujettes aux pressions à tel point qu’un magistrat trop méritant risque de s’attirer des ennuis. Le seul juriste qui trouve grâce aux yeux de La Fontaine est Achille de Harley, procureur général au Parlement, qu’il louange dans sa correspondance personnelle… sans que ce mérite individuel n’adoucisse la critique des institutions judiciaires présente dans son oeuvre.
Désenchantement
Difficile, lorsqu’on fait le bilan de toutes les enquêtes entourant l’attribution des contrats publics dans la construction, d’écarter sans examen la conception « lafontainienne » des instances judiciaires. Nous voici plusieurs années après le début de la tempête politique qu’ont provoquée ces manigances, et le courroux judiciaire a surtout atteint les petits joueurs : petits fonctionnaires, élus de petites villes, petits entrepreneurs, organisateurs politiques, employés de cabinets et autres exécutants des basses oeuvres d’un réseau dont les ramifications atteignaient pourtant les plus hautes sphères de l’État. Certes, l’arrestation de Nathalie Normandeau est une grosse prise, mais il y a loin de la coupe aux lèvres : même ministre, elle restait subalterne. Aussi, les procédures judiciaires pourraient s’éterniser, comme c’est le cas pour le procès de Gilles Vaillancourt.
Malheureusement, ce bilan décevant et incertain n’est pas la seule source de désenchantement pour le citoyen. Les entreprises du cartel qui finançait illégalement des élus font désormais des affaires sous de nouveaux noms et reçoivent toujours des contrats publics. Ensuite, le cas de Marc Bibeau, qui, selon toute vraisemblance, a relié le monde de l’entreprise, le financement politique et l’entourage de Jean Charest, tarde à se concrétiser en poursuites. À ces contrariétés, il faut ajouter la frilosité du Directeur des poursuites criminelles et pénales (DPCP), qui exaspère jusqu’aux policiers. Les coupes imposées par le gouvernement libéral au DPCP dans le dernier budget ne risquent pas non plus d’accroître la pression sur les maîtres d’oeuvre du cartel. Nous sommes en droit de nous demander, en termes lafontainiens : les ânes seront-ils les seuls à payer pour la peste du Royaume ?
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