En quelques secondes, tous les voyants lumineux des téléphones passent au rouge dans le studio de radio de Calgary. Les lignes se saturent d’auditeurs albertains empressés d’exprimer leur colère envers le reste du pays en général, et le Québec en particulier. « Je travaille six mois pour moi, trois mois pour Ottawa et trois mois pour payer le style de vie des Québécois », lance Amanda au bout du fil. « Le reste du pays a une belle vie grâce à nous et en retour, on obtient quoi ? Leur indifférence », estime Sean. « Les provinces faibles sucent notre argent », renchérit Jeff.
C’est comme si l’animatrice de l’émission du midi à la station 770 CHQR, l’ancienne politicienne Danielle Smith, avait lancé une allumette dans un baril de poudre. Les ondes s’enflamment de commentaires sur le refus présumé des Québécois et des autres Canadiens de comprendre les difficultés économiques de l’Alberta, plombée par la chute des cours du pétrole depuis 2015. Et c’est sans compter les controverses qui touchent Bombardier et SNC-Lavalin, des noms qui sonnent comme un mélange d’insulte et de dégoût dans la bouche des auditeurs.
Assis derrière le micro, je gère le retour de flamme. En acceptant l’invitation de Danielle Smith, à la mi-février, je savais à quoi je m’exposais. Elle souhaitait faire entendre à ses auditeurs le point de vue d’un journaliste québécois sur la péréquation, les pipelines et la démission de la ministre fédérale Jody Wilson-Raybould dans la foulée de l’affaire SNC-Lavalin. Ça tombait bien, j’étais en Alberta pour prendre le pouls de la plus riche — mais très démoralisée — province du pays, qui traverse sa plus importante période de stagnation économique depuis les années 1930. Pas de doute, ça allait brasser. Mais à ce point ?
Après 15 minutes d’entrevue et une vingtaine de minutes de tribune téléphonique aux allures de rodéo, Danielle Smith, une grande brune aux yeux verts pétillants bien campée à droite depuis son passage de cinq ans à la tête du parti Wildrose (2009-2014), retire ses écouteurs pendant une pause publicitaire. « As-tu une bonne carapace ? » me demande-t-elle, sourire en coin, comme si les précédentes minutes n’avaient été qu’un hors-d’œuvre. Elle ouvre l’ordinateur posé devant moi. Les courriels et textos qu’elle reçoit depuis le début de l’émission s’affichent sur l’écran. Il y en a des centaines ! « Ça rentre sans arrêt », dit-elle.
Et ça frappe fort. Les mots « corruption », « mafia », « entreprises voyous » et « profiteurs » se succèdent dans les messages. Certains sont plus posés, mais tout aussi tranchants. « Est-ce que les Québécois comprennent qu’une partie de la richesse du pays qui permet de s’offrir des soins de santé gratuits vient d’ici ? » demande Bob. « La péréquation a rendu les Québécois dépendants », écrit quelqu’un d’autre sous le pseudonyme d’Amandep, qui ne comprend pas pourquoi le Québec est réticent à exploiter son pétrole et son gaz de schiste. Pour Glen, c’est carrément l’indépendance de l’Alberta qu’il faut viser. « Le temps est venu pour l’Ouest d’entendre raison et de faire son chemin sans le Canada. »
Deux griefs tournent en boucle : l’incapacité de construire un nouveau pipeline pour exporter le pétrole sur les marchés internationaux à un meilleur prix ; et la péréquation, ce programme fédéral de 20 milliards de dollars qui permet de diminuer les inégalités sociales entre les provinces, en tenant compte de leur niveau de richesse. Le Québec en reçoit 13,1 milliards cette année, même si son économie se porte bien, alors que l’Alberta n’obtient rien, malgré la perte de quelque 100 000 emplois en quatre ans dans le secteur du pétrole et du gaz.
Ces commentaires sont représentatifs de ce que Danielle Smith lit et entend depuis des semaines lorsqu’elle aborde l’état de la fédération canadienne à son émission, me raconte-t-elle après notre passage en ondes, assise dans un petit salon de la station. Près de 76 % des Albertains estiment que leur province donne plus qu’elle ne reçoit au sein du Canada, selon un sondage Angus Reid mené en janvier dernier. « Les Albertains veulent que le fonctionnement du pays change. C’est du sérieux cette fois. On en a assez de se faire regarder de haut par le reste du pays parce qu’on exploite notre énergie. »
Le premier ministre Jason Kenney ne mâche pas ses mots lorsqu’il aborde la colère des Albertains. « Je n’ai jamais vu ça. C’est un mélange de grande frustration et d’anxiété envers l’avenir », affirme-t-il devant un thé à la menthe au restaurant du magnifique hôtel historique Macdonald, qui a des airs de Manoir Richelieu en plein centre-ville d’Edmonton. Cette grogne qui atteint un niveau inégalé depuis près de quatre décennies a fortement contribué à le porter au pouvoir en avril dernier, afin que l’Alberta « brasse la cage de la fédération », dit-il dans un excellent français. « Et c’est ce qu’on va faire. »
Le politicien n’en est pourtant pas à sa première vague de ressentiment : Jason Kenney dirigeait la branche albertaine de la Fédération canadienne des contribuables, au début des années 1990, quand le gouvernement fédéral de Brian Mulroney a instauré la TPS et que le Parti réformiste du Canada a pris d’assaut le parlement d’Ottawa avec le slogan « West Wants In » (l’Ouest veut se faire entendre). « Il faudrait retourner à la politique nationale énergétique de Pierre Elliott Trudeau, au début des années 1980, pour retrouver un sentiment aussi fort. Et encore ! » dit Jason Kenney.
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Frustration. Incompréhension. Exaspération. L’Alberta a beau être l’épicentre de l’insatisfaction, la pression monte un peu partout dans la fédération au rythme des enjeux qui divisent la population. Les députés fédéraux que les électeurs enverront siéger à la prochaine assemblée législative, le 21 octobre, devront composer avec un pays tendu, sur la corde raide.
Le Canada s’engage dans un carrefour historique, ce qui fait grimper la tension à propos de la direction que le pays devrait prendre pour relever les défis de notre siècle.
Dans les rues de Vancouver, les tribunes téléphoniques de Calgary, les lettres ouvertes dans les médias de Toronto et de Montréal ainsi que les commentaires acrimonieux sur les réseaux sociaux, l’opinion publique canadienne se fracture sur la nécessité de construire de nouveaux pipelines, l’urgence d’imposer un prix sur le carbone pour lutter contre les bouleversements climatiques, le nombre d’immigrants à accueillir et la manière de les intégrer… Le choc entre les valeurs plus conservatrices des campagnes et des banlieues et le progressisme assumé des électeurs urbains est de plus en plus visible (voir encadré « Villes contre campagnes »).
En Colombie-Britannique, on se déchire sur l’agrandissement du pipeline Trans Mountain racheté par Ottawa. En Alberta et en Saskatchewan, les habitants se sentent jugés pour leur prospérité axée sur l’exploitation du pétrole et du gaz. Le Québec souhaite accueillir moins d’immigrants et imposer ses choix en matière de laïcité. Les griefs s’empilent.
D’un bout à l’autre du pays, chacun a davantage l’impression que les autres Canadiens ne font rien pour aider sa région ou tenter de comprendre ses défis. Près d’un Canadien sur deux (45 %) estime que sa province n’est pas traitée avec le respect qu’elle mérite par les autres composantes de la fédération, selon un grand sondage Environics rendu public en avril dernier et réalisé auprès de 5 732 Canadiens, à la demande de six centres de recherche canadiens qui étudient l’état de la fédération.
Si les plus irrités se trouvent en Alberta (71 %), les habitants des Territoires du Nord-Ouest (68 %), de la Saskatchewan (59 %) et de la Nouvelle-Écosse (54 %) jugent également que le reste du pays leur manque de respect. Au Québec, c’est 54 %. Il n’y a que dans trois coins du pays où la population croit majoritairement qu’elle reçoit un respect mérité des autres provinces et d’Ottawa : chez les Ontariens (59 %) ainsi que chez les résidants du Yukon (68 %) et du Nunavut (51 %).
À Terre-Neuve-et-Labrador, l’irritation est à peine moins répandue qu’en Alberta : pas moins de 69 % des habitants estiment que le reste du pays leur manque de respect. La province, au bord de la faillite avec la chute des prix du pétrole et le gouffre financier de la centrale électrique Muskrat Falls, voudrait bien un coup de main du programme de péréquation, en vain. Le gouvernement libéral de Dwight Ball a été contraint d’augmenter considérablement les taxes et les impôts, puis de sabrer les services au cours des quatre dernières années. Depuis, la grogne est palpable.
Dans la plus éloignée des provinces de l’Est, qui s’est jointe à la Confédération dans la controverse en 1949, on évoque carrément la possibilité d’une faillite. Le premier ministre Dwigh Ball souhaiterait un coup de main d’Ottawa et une oreille plus attentive des autres provinces pendant ce qu’il juge une « période de transition », alors que les prix du pétrole sont déprimés. Terre-Neuve-et-Labrador a un vaste territoire et la plus faible densité de population au pays, plaide-t-il, ce qui met de la pression sur les finances de son gouvernement, qui doit entretenir des routes, des écoles et des hôpitaux dans des communautés rurales éloignées. « Nous voulons être traités équitablement, au même titre que les Canadiens des autres provinces, a-t-il déclaré en juin 2018. Si ce n’est pas le cas, ça veut dire que des mesures extrêmes devront être prises. Lesquelles ? Il est trop tôt pour le dire. »
Ces nuages politiques ne sont pas uniques au Canada. Concilier l’exploitation des ressources naturelles avec la volonté de lutter contre les changements climatiques est un défi planétaire. Assurer la cohésion sociale tout en accueillant de nouveaux arrivants est un dilemme dans bon nombre de pays. Équilibrer le respect des différences régionales avec l’intérêt national est toujours délicat.
À la différence que les Canadiens se sont longtemps crus à l’abri des débats de fond qui agitent les autres pays. « On est calmes, polis, plutôt gentils, et on a donc pensé pendant un instant que le Canada ne serait pas secoué par des enjeux émotifs comme le reste de la planète. On avait tort », soutient le sondeur Frank Graves, qui dirige la société EKOS, de Toronto. Depuis des mois, il regarde ses chiffres avec une certaine inquiétude. Même si la tension sociale n’a rien de comparable à celle qui règne aux États-Unis ou dans certains pays européens, où le populisme grimpe en intensité, il estime que le Canada, tranquillement mais sûrement, approche de son point d’ébullition. « Les opinions sont tellement polarisées qu’il n’y a pas de juste milieu, pas de place au compromis. C’est inquiétant pour la cohésion du pays. »
Frank Graves donne pour exemple l’environnement. Alors que de 50 % à 70 % des sympathisants libéraux, néo-démocrates, verts et bloquistes jugent que la lutte contre le réchauffement planétaire doit être la priorité, à peine 10 % des électeurs conservateurs croient la même chose. « C’est un écart énorme ! Il n’y a pas de rapprochement possible. Quelqu’un sera malheureux à la fin. Ça augmente la frustration », affirme Frank Graves.
En ce qui a trait à l’immigration, 65 % des électeurs qui se décrivent comme conservateurs estiment que le Canada accueille trop d’immigrants, alors que la proportion chute à 13 % pour les électeurs de tendance libérale, selon un coup de sonde EKOS réalisé l’automne dernier. « Comment peut-on débattre sereinement quand l’écart est aussi grand ? » s’inquiète Frank Graves.
Au tournant des années 2000, près de la moitié (47 %) des Canadiens refusaient les étiquettes idéologiques et préféraient se décrire comme n’étant « ni libéraux ni conservateurs », selon EKOS. À la fin 2018, la proportion avait chuté à 17 %. Est-ce que la montée des réseaux sociaux et la polarisation des débats poussent les gens à choisir un camp ? Possible, dit Frank Graves. « Les tranchées se creusent. »
Le « nous contre eux » prend rapidement de l’ampleur dans les débats, au détriment de la recherche du compromis. Ce n’est plus l’ère des partisans, mais celle des antipartisans. Il semble aussi important de s’opposer à une cause, à un projet, à quelqu’un ou à un parti que de soutenir qui ou quoi que ce soit. Selon un récent sondage Angus Reid, 44 % des électeurs qui s’apprêtent à voter libéral ou conservateur le 21 octobre le font d’abord et avant tout pour barrer la route à un adversaire, et non pas parce qu’ils aiment les idées du parti. Bonjour l’ambiance ! Un négativisme qui ne peut que mener à des affrontements épicés si la campagne électorale ne tourne pas à l’avantage de son camp.
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Une vision en noir et blanc des débats, où les extrêmes s’affirment sans complexe, c’est ce que Maxime Bernier souhaite exploiter pour faire grandir son Parti populaire du Canada. Dans un restaurant du centre-ville de Montréal, le député de Beauce explique qu’il a choisi de donner un coup de pied dans ce qu’il perçoit comme le « consensus mou » canadien, quitte à multiplier les positions, les déclarations et les photos controversées. « Je n’ai pas la langue de bois. Les gens viennent vers moi parce que je suis différent. Il y a une crise de confiance envers les politiciens traditionnels. »
Il faut secouer un paysage politique amorphe, qui ne représente plus la volonté des électeurs, martèle-t-il, puisque les élites médiatiques et politiques sont « déconnectées » de la population. Par exemple, critiquer le « multiculturalisme extrême » et proposer de diminuer le nombre d’immigrants que le Canada reçoit chaque année n’a « rien de radical », assure Maxime Bernier. « Les sondages montrent que de 35 % à 45 % des Canadiens sont d’accord avec moi. Ce sont les autres partis qui sont radicaux ! Et ça fâche le monde. »
Maxime Bernier ne rejette pas l’étiquette de populiste. « Ce n’est pas péjoratif pour moi. Mais je prône un populisme intelligent. Je propose des choses, je ne dis pas seulement ce que les gens veulent entendre », affirme-t-il, lui qui désire notamment éliminer les subventions aux entreprises, abolir la gestion de l’offre en agriculture, diminuer l’aide étrangère aux pays pauvres et laisser les provinces s’occuper de la crise climatique, à laquelle il ne croit pas.
Maxime Bernier souhaite revoir la formule de péréquation et utiliser un pouvoir fédéral rarement employé, dit « de l’intérêt national », pour imposer la construction du pipeline Trans Mountain en Colombie-Britannique et en construire un nouveau vers l’Est, à travers le Québec, jusqu’au Nouveau-Brunswick.
Sur ce dernier point, le chef du Parti conservateur du Canada est d’accord. « Certains dossiers sont importants et prioritaires pour l’ensemble du Canada, comme les pipelines, soutient Andrew Scheer en entrevue. Il faut les imposer. On n’aura jamais l’unanimité. L’important est d’avoir un processus d’évaluation crédible pour écouter les opinions de chacun, y compris les provinces. Mais il faut prendre des décisions et faire aboutir les projets. »
La proposition d’Andrew Scheer d’imposer un corridor national pour y faire transiter les ressources naturelles (pipelines de gaz et de pétrole, lignes d’électricité à haute tension, etc.) a l’air attrayante sur papier, mais dans la réalité, c’est loin d’être simple, estime Christy Clark, qui a été première ministre de la Colombie-Britannique de 2011 à 2017. Rien de mieux qu’un débat sur les oléoducs et l’environnement pour enflammer les esprits, selon elle.
À la tête de sa province, Christy Clark avait imposé des conditions à l’agrandissement du pipeline Trans Mountain, avant d’accorder le feu vert au projet et de perdre de justesse le pouvoir à l’élection suivante. « Dire qu’on va simplement faire passer le pétrole de l’Ouest vers le Québec dans un corridor, c’est facile, mais le Québec et les provinces ne fonctionnent pas comme ça. Est-ce que je pense que les provinces devraient avoir un véto sur ces grands projets ? Non, ça nuit au Canada. Mais c’est quand même ce qui se passe actuellement », dit-elle.
C’est sans compter les municipalités, de plus en plus nombreuses à s’inviter dans les débats. Lors des discussions concernant le projet de pipeline Énergie Est de TransCanada, abandonné en 2017, des dizaines de villes au Québec avaient adopté des résolutions pour s’opposer au tracé, dont l’imposante Communauté métropolitaine de Montréal, qui regroupe 82 municipalités et près de la moitié de la population du Québec. L’Alberta avait mal encaissé le coup. « Encore aujourd’hui, Denis Coderre est un personnage très impopulaire ici », raconte Danielle Smith.
Dans l’entourage du premier ministre François Legault, on a bien pris note que la vaste majorité des municipalités réfractaires à l’ancien projet Énergie Est se retrouvent maintenant en territoire caquiste. « L’acceptabilité sociale n’est pas au rendez-vous », répète François Legault, qui était pourtant plus ouvert à ce pipeline de pétrole lorsqu’il était dans l’opposition. Mais voilà, la donne a changé. « On ne va pas s’acheter des problèmes [en se disant favorables à un] projet qui n’existe même plus ! » explique un conseiller de François Legault sous le couvert de l’anonymat. Dans ce dossier, le gouvernement Legault est en collision frontale avec les conservateurs d’Andrew Scheer et de Jason Kenney.
Justin Trudeau a tenté de ménager la chèvre et le chou pendant son mandat, imposant une taxe sur le carbone aux provinces récalcitrantes dans la lutte contre les gaz à effet de serre, tout en achetant le pipeline Trans Mountain, qui va de l’Alberta jusqu’aux côtes de la Colombie-Britannique. Or, dans l’est du pays, bien des électeurs lui reprochent cet achat de 4,5 milliards de dollars, alors qu’en Alberta, la grogne n’a pas diminué d’un iota.
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Sur les routes de l’Alberta, il n’est pas rare de croiser des camionnettes qui affichent des autocollants « Fuck Trudeau » sur leur vitre arrière ou leur pare-chocs. Lors de mon entretien avec Jason Kenney à l’hôtel Macdonald d’Edmonton, je lui montre une photo de l’un de ces pickups, prise quelques heures plus tôt sur l’autoroute entre Calgary et la capitale.
Il sourit. « Je peux vous donner le profil de ce conducteur, j’en ai tellement rencontré des comme lui, dit-il. C’est probablement un homme d’un peu plus de 30 ans, peu éduqué, qui faisait 150 000 dollars par année dans l’industrie du gaz ou du pétrole avant de perdre son emploi. Il doit maintenant occuper des jobs mal payés pour espérer faire 25 000 dollars par année. Et il est en colère contre Trudeau parce qu’il veut resserrer les évaluations environnementales des grands projets énergétiques et bannir les pétroliers au large des côtes du nord de la Colombie-Britannique. »
Nenshi, la cinquantaine avancée, chauffeur Uber à temps plein faute de mieux, n’a pas d’autocollant « Fuck Trudeau » sur son RAV4 noir qui sillonne les rues de Calgary : ça ferait mauvais effet sur les clients qui viennent de l’extérieur de l’Alberta. Mais il n’en est pas moins fâché. Il a perdu son emploi dans un grand hôtel de la métropole puisque le taux d’occupation dans ce secteur a chuté à 63 %, une baisse de plus de 10 points en trois ans. « Ça va mal ici, le moral est bas », dit-il en pointant du doigt les bureaux anonymes des tours vitrées du centre-ville.
Près de 23 % des Albertains affirment avoir de la difficulté à payer leurs factures à la fin du mois, soit deux fois plus que les Québécois, selon un sondage Pollara paru en juillet.
Le frère de Nenshi avait un restaurant au rez-de-chaussée de l’un de ces mastodontes d’acier du centre-ville de Calgary, mais il a fait faillite l’an dernier, faute de clients. Le taux d’inoccupation des bureaux a bondi à 25 % dans cette ville, soit deux fois et demie celui de Montréal. Si bien que certains gratte-ciels sont reconvertis en tours de condos, un marché moins déprimé. Les propriétaires rivalisent de créativité pour attirer des entreprises ou garder des locataires. Aspen Properties, par exemple, a rénové l’immeuble Edison afin d’y offrir des « attraits à la Silicon Valley pour “milléniaux” », comme l’explique Scott Hutcheson, cofondateur d’Aspen. Un terrain de basketball et un simulateur de golf ont été ajoutés. Le bâtiment accepte maintenant les chiens, au point qu’un « spa canin » a été inauguré cette année. N’empêche, la tour est encore à 45 % vide.
Nenshi n’en veut pas au gouvernement sortant de la néo-démocrate Rachel Notley, mais il espère que le nouveau gouvernement conservateur de Jason Kenney fera entendre raison au reste du pays, qui « ne lève pas le petit doigt » pour aider l’Alberta à exporter ses ressources naturelles.
En 1987, alors que le sentiment d’aliénation de l’Ouest menait à la naissance du Parti réformiste de Preston Manning, 36 % des Albertains affirmaient que, si leur province continuait de recevoir si peu d’avantages du Canada, elle ferait mieux de « suivre son propre chemin » vers l’indépendance, selon le sondage annuel Environics. Une formulation un brin vague et hypothétique, qui visait surtout à mesurer l’humeur des Albertains. L’institut repose la même question chaque année et, en 2019, la proportion atteint… 56 % ! En 30 ans, c’est la première fois que la barre des 50 % est franchie.
Le 30 juillet dernier, un sondage Abacus Data posait plus directement la question aux Albertains : « Si vous pouviez voter pour que votre province quitte le Canada, que diriez-vous ? » Une personne sur quatre a répondu « oui », soit à peine moins que les 28 % de souverainistes au Québec dans ce même coup de sonde.
En décembre dernier, l’économiste Jack Mintz a écrit dans le National Post une lettre ouverte qui a fait beaucoup de bruit dans l’Ouest. Ce fellow de l’École de politique publique de l’Université de Calgary et chercheur à l’Institut Fraser y affirmait que l’Alberta a de meilleures raisons de se séparer du Canada que les Britanniques en ont de sortir de l’Union européenne. Il a même trouvé un nom pour définir ce mouvement qui prend de l’ampleur en Alberta : « Albexit ».
La possibilité que l’Alberta doive renoncer à exploiter ses ressources énergétiques sous la pression des environnementalistes et des politiciens du reste du pays « pose une menace existentielle à notre province », selon lui. « Le manque d’appuis des autres provinces — en particulier de la Colombie-Britannique et du Québec — nous force à nous poser des questions sur notre place dans la confédération », dit-il.
D’après lui, l’élection fédérale sera un « pivot » pour la suite de ce débat. « C’est une situation explosive. […] Tout le monde prend à la légère l’idée de séparation de l’Alberta. Or, c’était la même chose avec le Brexit. Albexit pourrait être le prochain grand choc. »
Celui qui s’installera dans le siège du premier ministre canadien en octobre devra-t-il gérer une crise d’unité nationale, cette fois en provenance de l’Alberta ? L’hypothèse fait sourire Graham Fraser, ancien journaliste au Toronto Star et à The Gazette, qui a été commissaire aux langues officielles du Canada de 2006 à 2016. « Pendant que le Québec met la question de la souveraineté en veilleuse, la fièvre indépendantiste vient d’un autre endroit au pays. Je ne pensais jamais voir ça ! » dit-il, lui qui a couvert les relations Québec-Canada pendant des années.
Signe des temps, c’est à Edmonton qu’Andrew Scheer a prononcé son discours préélectoral sur les relations fédérales-provinciales ce printemps, alors que ce type d’allocution est généralement présenté au Québec.
Gary Richardson, 68 ans, constate la montée du sentiment indépendantiste. Ce grand mince aux cheveux gris parcourt la campagne albertaine depuis plus de deux décennies à bord de sa camionnette, à la rencontre des fermiers et des éleveurs du nord de la province. Il est agent de location des terres pour de grandes entreprises pétrolières : il négocie avec les propriétaires un accès aux puits de gaz et de pétrole. « Je sens bien, quand je parle aux gens, qu’ils sont fâchés. Ils cherchent des solutions parce que l’économie va mal. On a le sentiment que le reste du pays ne comprend pas ce qu’on vit, alors pourquoi rester ? »
N’empêche qu’il est dubitatif. « L’idée de l’indépendance a toujours fait du yoyo. Ça va avec la santé de notre économie. Quand ça va mal, les gens y pensent, mais dès que ça va mieux, l’intérêt baisse. » Selon lui, les souverainistes albertains ont essentiellement des arguments économiques à faire valoir, alors qu’au Québec, l’aspect identitaire, dominé par la culture et la langue, est un gros moteur de l’indépendance. Gary Richardson ajoute : « Je ne vois pas comment une Alberta indépendante aurait soudainement le pouvoir de faire construire un pipeline. On serait encore enclavés ! »
Le Freedom Conservative Party, qui fait la promotion de l’indépendance de l’Alberta de manière plus ou moins structurée depuis 1999, a vu ses assemblées citoyennes gagner en popularité depuis un an. L’hiver dernier, l’ex-chef et seul député à l’époque, Derek Fildebrandt, réunissait sans mal de 200 à 300 personnes dans ses salles de la région de Calgary. Pourtant, lors des élections provinciales du 16 avril, il a été défait dans sa circonscription. Le parti n’a récolté que 9 945 votes (0,5 % du total), submergé par la vague conservatrice de Jason Kenney.
Même s’il brandit parfois le « spectre séparatiste » pour attirer l’attention du reste du pays, le premier ministre albertain assure que « ce n’est pas la voie à suivre ». « Plusieurs sont sérieux quand ils parlent d’indépendance, mais pour la vaste majorité des Albertains, ce n’est qu’une façon d’évacuer de la vapeur, de montrer sa colère », estime Jason Kenney, qui propose une autre avenue pour l’émancipation albertaine : une alliance des provinces face au gouvernement fédéral, puis, en cas d’échec, un référendum sur la péréquation en Alberta.
Une avenue qui pourrait compliquer l’existence du prochain premier ministre canadien, quel qu’il soit.
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Le soir de sa victoire électorale, le 16 avril dernier, Jason Kenney a fait une entrée triomphale au rassemblement de ses milliers de partisans, à l’endroit même où se tient le Stampede de Calgary chaque été. « Construisez ce pipeline ! Construisez ce pipeline ! » scandait la foule que le nouveau premier ministre fendait à bord de sa désormais célèbre camionnette bleue, qu’il a utilisée pendant sa campagne électorale, au lieu du traditionnel autocar. Une fois sur scène, devant une mer de pancartes du parti où on pouvait lire « Jobs, Economy, Pipelines », Jason Kenney a rectifié le chant de ses partisans. « Ce n’est pas un, mais des pipelines que nous allons construire ! » a-t-il lancé sous un tonnerre d’applaudissements, avant d’ajouter un bien senti « Today, we Albertans begin to fight back ! » (aujourd’hui, nous, Albertains, commençons à contre-attaquer).
Cette contre-attaque, Jason Kenney la prépare depuis deux ans, alors qu’il ratisse le pays et noue des alliances avec les autres chefs conservateurs, dont plusieurs ont depuis été élus à la tête de leur province. « Je tisse cette toile depuis longtemps, j’y ai mis beaucoup d’énergie », reconnaît-il en entrevue.
Par exemple, Jason Kenney était au Nouveau-Brunswick avec le chef progressiste-conservateur Blaine Higgs alors que ce dernier était encore totalement inconnu. « Maintenant que Higgs est premier ministre, il a tendance à suivre le leadership de Kenney », raconte Carl Vallée, ancien conseiller de Stephen Harper, qui suit de près la politique canadienne et le mouvement conservateur.
L’objectif de Jason Kenney : faciliter le passage des oléoducs dans les autres provinces et contrer certains projets du gouvernement Trudeau, tels que la taxe sur le carbone et les nouvelles exigences environnementales concernant les grands chantiers énergétiques.
Depuis quelques mois, les premiers ministres Blaine Higgs, Doug Ford (Ontario), Brian Pallister (Manitoba) et Scott Moe (Saskatchewan) se sont rangés derrière Kenney, ce qui n’a pas manqué de piquer au vif Justin Trudeau. « Les premiers ministres conservateurs utilisent votre argent pour se battre contre un prix sur la pollution. Ils veulent que polluer soit gratuit. Ça n’a aucun sens », a répliqué le premier ministre du Canada.
Jason Kenney entend faire activement campagne cet automne pour vaincre Justin Trudeau, notamment en Ontario, où l’ancien ministre de la Citoyenneté, de l’Immigration et du Multiculturalisme du gouvernement de Stephen Harper a gardé une bonne réputation auprès des communautés culturelles. Le premier ministre d’une province qui fait campagne hors de ses frontières pour en battre un autre — de surcroît le premier ministre du pays —, c’est du jamais-vu dans l’histoire du Canada.
Le 10 juin dernier, les cinq premiers ministres conservateurs ont commencé à faire jouer leur alliance. Ils ont envoyé une lettre à Justin Trudeau lui enjoignant de ne pas appliquer la loi C-48, qui lui permet d’interdire la circulation des pétroliers sur les fragiles côtes du nord de la Colombie-Britannique, et d’amender fortement la loi C-69, qui réforme le processus d’évaluation environnementale des projets énergétiques. « [Ces lois] auront des effets néfastes sur l’unité nationale et l’économie canadienne », écrivaient-ils.
Le premier ministre du Québec, François Legault, a refusé de signer la lettre des premiers ministres conservateurs. « Nous pouvons nous entendre sur certains dossiers, mais sur les pipelines et l’environnement, nous ne sommes pas dans la même équipe », explique un proche conseiller de François Legault.
Jason Kenney aimerait bien que le Québec se joigne à l’alliance qu’il construit patiemment depuis des mois. « L’Alberta et le Québec ont toujours eu une bonne relation. On défend nos champs de compétence face à Ottawa », affirme-t-il, lui qui a l’intention d’être plus revendicateur et autonomiste que ses prédécesseurs. « J’ai toujours admiré la capacité du Québec à imposer ses dossiers sur la scène nationale. J’ai l’intention de m’en inspirer pour défendre les intérêts de l’Alberta. »
Deux jours après l’envoi de cette lettre, le 12 juin, Jason Kenney était à Québec pour un premier souper en tête à tête avec François Legault dans l’appartement de fonction du premier ministre, au sommet de l’édifice Price. Le menu, concocté par le directeur culinaire du Château Frontenac, Frédéric Cyr, avait tout pour mettre les deux hommes en appétit et leur assurer une belle soirée : pressé de foie blond de pintade de Cap-Saint-Ignace, queues de homard des Îles-de-la-Madeleine, filets de bœuf de l’Alberta (comment faire autrement) et, au dessert, un « keto cake » (gâteau cétogène) pour se conformer au régime sans sucre du premier ministre albertain.
« J’aurai terminé dans 1 h 15, tout au plus », avait prédit François Legault à son entourage avant le souper. Deux heures plus tard, les deux premiers ministres étaient encore attablés, s’amusant du fait que chacun insistait pour parler dans sa deuxième langue parce qu’il n’a pas souvent l’occasion de s’exercer.
« Kenney a impressionné Legault », assure un conseiller du premier ministre du Québec, qui a préféré garder l’anonymat pour pouvoir parler librement. « Sa connaissance du Canada, des enjeux régionaux et son réseau tentaculaire de contacts font qu’il est de toute évidence dans une classe à part comparativement aux autres premiers ministres provinciaux. » Kenney avait fait ses devoirs avant la rencontre. Il avait manifestement appelé ses amis et connaissances au Québec. « Il était capable de parler des positions de Québec solidaire ! Quel autre premier ministre au Canada peut faire ça ?! » s’exclame le conseiller.
Les deux premiers ministres se sont rapidement entendus pour réclamer d’Ottawa davantage d’immigrants économiques, et moins de réfugiés et de nouveaux arrivants du programme de réunification familiale. Quelques jours et quelques coups de fil plus tard, Jason Kenney avait rallié à cette cause tous les autres premiers ministres provinciaux, ce qui a permis d’inclure leur volonté dans la déclaration finale du Conseil de la fédération, dont la rencontre se déroulait à Saskatoon en juillet. Une efficacité admirée par François Legault, qui, lui, a peu d’accointances politiques dans le reste du Canada.
Si les deux sont restés sur leur position concernant les pipelines — « on est d’accord pour être en désaccord », a dit François Legault —, le premier ministre du Québec a réitéré qu’il est favorable au projet de gazoduc qui acheminerait le gaz naturel de l’Alberta jusqu’au Saguenay, ce qui a semblé plaire à Jason Kenney, selon un proche de François Legault. « On lui a fait comprendre qu’on est prêts à dépenser du “capital politique” en défendant ce projet, mais que le pipeline de pétrole, c’est non. »
Pendant que les deux dirigeants provinciaux soupaient à l’édifice Price, les principaux conseillers de François Legault sortaient le grand jeu auprès de l’entourage de Jason Kenney. Le chef de cabinet, Martin Koskinen, et le conseiller Mario Lavoie — un ancien collaborateur de Jean Charest lorsqu’il était au pouvoir à Québec, puis du ministre conservateur Denis Lebel à Ottawa — ont invité les Albertains au restaurant Le Saint-Amour, du réputé chef Jean-Luc Boulay, dans le Vieux-Québec.
L’agréable soirée s’est étirée, de sorte que Jason Kenney est venu se joindre à eux après son tête-à-tête avec le premier ministre du Québec. « Ça brasse un peu concernant le pipeline, mais quand on regarde le portrait d’ensemble, le nationalisme albertain de Kenney peut être un avantage pour nous », croit un proche collaborateur de Legault.
Le gouvernement de la CAQ a intérêt à bien s’entendre avec Jason Kenney s’il souhaite profiter de son influence et mener à ses côtés quelques combats face à Ottawa, comme celui des quotas d’immigration. « Il faut garder jalousement les pouvoirs actuels des provinces. Il faut aller vers plus d’autonomie, plus de compétences pour les provinces », a soutenu le premier ministre québécois le 8 juillet, tout juste avant la réunion du Conseil de la fédération.
L’alliance des provinces dans certains dossiers est le reflet d’une perceptible montée des régionalismes au Canada alors que chacune des provinces souhaite avoir plus de poids dans la direction du pays. Les Doug Ford, Jason Kenney, John Horgan (Colombie-Britannique), Brian Pallister et Scott Moe sont tous énergiques sur le front fédéral-provincial.
Leurs partisans sont plus attentifs que jamais à ce discours « provincialiste » — le Québec étant une nation, le terme « nationaliste » y est davantage utilisé. Selon le grand sondage annuel Environics sur l’état de la fédération, les Canadiens sont de plus en plus nombreux à définir leur identité politique par leur région ou leur province.
En 2003, la moitié des Canadiens (49 %) se disaient d’abord et avant tout canadiens, et 48 % se disaient plus attachés à leur province ou considéraient les deux sur le même pied d’égalité. En 2019, la proportion de « d’abord canadiens » a chuté à 40 %, alors que 57 % des répondants se disent plus ou autant attachés à leur province ou à leur région. Cette progression est visible dans toutes les provinces. De quoi donner des maux de tête au prochain premier ministre canadien, qui devra concilier les demandes de chacune des régions, parfois difficilement compatibles.
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Au premier abord, la poussée des partis conservateurs dans les provinces laisse penser qu’Andrew Scheer aurait plus de facilité à gouverner le pays s’il était porté au pouvoir le 21 octobre, lui qui vient de la même famille politique. Or, c’est loin d’être évident, prévient Graham Fox, ancien chef de cabinet du chef progressiste-conservateur Joe Clark de 2001 à 2003, qui dirige aujourd’hui l’Institut de recherche en politiques publiques (IRPP).
Faire plaisir à l’Ouest et à l’Est en même temps a toujours été un défi, mais il prend de l’ampleur avec l’émergence des questions climatiques et l’économie à deux vitesses qui sévit depuis quelques années, selon Graham Fox. Cette tension est là pour de bon. « En ce qui a trait à la péréquation et aux pipelines, réconcilier l’Alberta et la Saskatchewan avec les autres provinces, c’est une mission presque impossible, autant pour Trudeau que pour Scheer. »
Et si Andrew Scheer se colle trop aux premiers ministres conservateurs, il donnera l’impression de suivre aveuglément les décisions de ses alliés, même les moins populaires, comme l’automne dernier, lorsque Doug Ford a réduit les services aux Franco-Ontariens. Andrew Scheer s’y est opposé mollement, pour ne pas affronter le premier ministre ontarien, au grand déplaisir des autres communautés francophones hors Québec.
Que ferait Andrew Scheer si Jason Kenney mettait à exécution sa menace de tenir un référendum sur le programme de péréquation afin qu’il soit moins profitable aux provinces de l’Est, comme le Québec, et davantage bénéfique aux provinces de l’Ouest ? Serait-il d’accord avec son allié et bon ami — Jason Kenney est le parrain de l’un de ses cinq enfants —, au risque de soulever la grogne dans certaines provinces ? Pour l’instant, le chef du Parti conservateur du Canada refuse de se prononcer sur ce scénario hypothétique puisque la formule de péréquation, négociable tous les cinq ans, ne pourra être revue avant quatre ans.
Or, Jason Kenney entend bien être prêt dans quatre ans, quitte à utiliser à son avantage la décision de la Cour suprême du Canada par rapport à la sécession du Québec. « C’est ironique, mais s’il le faut, on va le faire », dit-il. Cet arrêt de 1998 stipule que le gouvernement fédéral a l’obligation de négocier de bonne foi si une province obtient un mandat clair de sa population pour modifier la Constitution. Or, le programme de péréquation est encadré par l’article 36 de la loi constitutionnelle de 1982.
« Si on n’obtient pas notre pipeline jusqu’à une côte, et si les évaluations environnementales des projets énergétiques sont plus compliquées et nous empêchent d’exploiter nos ressources, on va tenir ce référendum pour changer la péréquation afin de conclure un meilleur marché pour l’Alberta, prévient Jason Kenney. Et vous savez quoi ? Je vais le gagner haut la main. Ce sera une vague. Probablement 95 %. Et Ottawa et les autres provinces devront négocier. On se fait avoir en ce moment. »
Le programme de péréquation est souvent mal compris, particulièrement dans l’Ouest, où bien des Albertains et des Saskatchewanais croient que leur province fait un chèque aux régions plus pauvres, alors qu’en réalité, c’est un programme fédéral auquel participent tous les Canadiens, y compris les Québécois, par l’entremise de leur impôt. Malgré la chute des prix du pétrole et la baisse importante des investissements dans les sables bitumineux, l’Alberta reste, et de loin, la province la plus riche du pays, avec un revenu disponible des ménages par habitant de 36 705 dollars en 2017 — au Québec, c’était 28 785 dollars.
Il y a des nuances, convient Danielle Smith, mais la perception est importante en politique. « Et la perception ici, c’est que le reste du pays prend notre argent et ne veut pas des pipelines qui produisent cet argent », dit-elle.
L’économie albertaine doit se transformer, selon Stephen Carter, qui a été conseiller de l’ancienne première ministre albertaine Alison Redford et qui a aidé Naheed Nenshi à remporter la mairie de Calgary, à la surprise générale, en 2010. « On fait des efforts pour que l’extraction de notre pétrole soit moins nocive. On bouge, mais en attendant, on ne va pas se laisser mourir ! »
N’empêche que Stephen Carter se dit un peu découragé par la réaction épidermique de ses concitoyens. « Les Albertains sont comme des enfants à qui on a enlevé leur bonbon, ils font une crise, dit-il. C’est plus simple de blâmer Trudeau ou le Québec que de regarder la réalité en face. Et la réalité, c’est que le monde change. »
C’est vrai pour l’immigration, qui assure la croissance démographique du Canada ; pour le prix du pétrole, qui pourrait ne jamais revenir à son niveau pré-2015 ; et pour la lutte contre les changements climatiques, appelée à s’intensifier. « Il faut s’adapter, et ce n’est pas facile, affirme Stephen Carter. Personne n’aime se remettre en question. Ça crée des flammèches. Mais il serait bien que les Canadiens, autant dans l’Ouest que dans l’Est, puissent débattre de la voie à suivre sans se sentir jugés et sans se crier dessus. »
Le prochain premier ministre du pays saura-t-il apaiser ces frictions ? Rétablir le dialogue ? Construire des ponts ? Les sceptiques sont nombreux. À peine 16 % des Canadiens se disent persuadés que les points de vue peuvent être réconciliés, selon le sondage Environics d’avril dernier.
Or, ces divisions rendent le pays plus difficile à gouverner, estime Daniel Béland, directeur de l’Institut d’études canadiennes de McGill. « Bâtir des consensus pour avancer devient compliqué », précise-t-il.
Bonne chance, monsieur le premier ministre !
Villes contre campagnes
Dis-moi où tu habites et je te dirai pour qui tu votes.
Ce pourrait être la nouvelle maxime de la campagne électorale fédérale, qui offre un portrait saisissant du clivage gauche-droite qui prend de l’ampleur entre les circonscriptions urbaines et rurales du pays. Une tendance qui ajoute de la tension aux débats.
Justin Trudeau domine presque sans partage les villes, alors qu’Andrew Scheer contrôle les campagnes. Et au milieu, dans les banlieues et les agglomérations semi-urbaines, le choc entre libéraux et conservateurs est total alors que les deux formations se divisent à parts égales les faveurs de l’électorat. C’est là que va se jouer la couleur du gouvernement.
C’est ce qui ressort d’une compilation inédite réalisée par L’actualité, avec la collaboration des sites Qc125 et 338Canada, spécialisés en analyse des sondages et en projection des résultats. Nous avons divisé les circonscriptions en fonction de la densité de la population, puis avons réparti ces endroits en trois grandes catégories : circonscriptions urbaines, banlieues ou zones semi-urbaines, et régions rurales.
En ce qui a trait aux 86 circonscriptions urbaines du pays, le Parti libéral du Canada (PLC) pourrait en rafler les deux tiers puisque au moment de mettre sous presse, à la fin août, il était en avance dans 57 d’entre elles, alors que le Parti conservateur du Canada (PCC) pouvait espérer en remporter 8 et le NPD, 7 (certaines luttes étaient trop serrées pour déclarer l’avantage à un parti). En 2015, Justin Trudeau avait remporté 80 % des circonscriptions urbaines (plus de 2 000 habitants au kilomètre carré).
En revanche, sur les 119 circonscriptions rurales du pays (moins de 50 personnes au kilomètre carré), le PCC est prédit gagnant ou en avance dans 66 d’entre elles, et le PLC, dans seulement une trentaine.
Est-ce un hasard? Pas tout à fait. Même s’il faut éviter les généralisations — chaque circonscription possède sa propre dynamique — les politologues sont nombreux à constater un clivage de valeurs entre les habitants des villes et ceux des campagnes.
Cette fracture tend à polariser le vote, soutiennent les chercheurs David McGrane, Loleen Berdahl et Scott Bell, de l’Université de la Saskatchewan, dans leur article « Moving Beyond the Urban/Rural Cleavage : Measuring Values and Policy Preferences Across Residential Zones in Canada », paru en 2017. Les auteurs ont interrogé les électeurs à propos d’une vingtaine de valeurs et de préférences politiques (leur confiance envers les grandes entreprises et envers les syndicats, leur appui à l’intervention du gouvernement dans la société, la place des femmes, l’importance de l’environnement et de la famille, etc.).
« Le clivage idéologique entre les habitants des grandes villes, plus à gauche, et les autres Canadiens, plus à droite, est clair, écrivent les chercheurs. Lorsqu’on analyse les 20 indicateurs, on constate que les résidants des banlieues, des petites villes et des régions rurales se trouvent plus à droite politiquement que la moyenne, alors que les habitants des grandes villes se trouvent à gauche de la moyenne. » Ce qui tend à expliquer le succès de Justin Trudeau dans les circonscriptions des grands centres urbains, lui qui se positionne passablement à gauche depuis 2015.
Les électeurs des banlieues, même s’ils sont géographiquement près du centre des grandes villes, ont souvent plus de proximité idéologique avec les résidants de la campagne dans certains débats — et sont donc plus conservateurs —, notamment en ce qui a trait aux questions sociales et morales. « Le clivage n’est pas seulement entre les villes et la campagne, mais de plus en plus entre le centre des villes et le reste du pays », avancent David McGrane, Loleen Berdahl et Scott Bell.
Sur les questions économiques et le degré d’intervention de l’État dans le fonctionnement de la société, l’écart idéologique entre les résidants des banlieues et ceux des centres urbains est toutefois moins prononcé que sur les questions morales et sociales, selon l’étude. Ce qui explique probablement que libéraux et conservateurs soient en mesure de se disputer âprement ces terrains électoraux indécis que sont les banlieues. Ailleurs, en ville et à la campagne, une grande partie des jeux sont déjà faits.
Avec la collaboration de Philippe J. Fournier