En 1774, dans l'espoir d'apaiser ses colonies mouvementées, l'Empire britannique signe l'Acte de Québec. Il concède aux Canadiens français le droit de pratiquer la religion catholique, d'appliquer le droit civil français et celui de faire le tout en français. À l'occasion de la Saint-Jean-Baptiste, Le Devoir jette un regard sur chacun de ces trois éléments pour voir en quoi cet héritage a modelé l'esprit québécois. Aujourd'hui, bleu pour langue.
Hélène Buzzetti - Ottawa — En plein coeur de l'hiver, le débat éclate au Québec au sujet d'une étudiante d'origine égyptienne portant le niqab en classe de francisation. Québec la pourchasse d'une institution à l'autre pour le lui faire retirer tandis qu'ailleurs au pays des ministres des provinces de l'Ontario, de la Nouvelle-Écosse et du gouvernement fédéral affirment que les citoyens devraient avoir le droit de s'habiller à leur guise. Un même événement, deux réactions divergentes avec la langue comme ligne de fracture. Le fait de parler français, en soi, aurait-il une influence sur notre approche politique, sociale, économique?
Sans aucune hésitation, Chantal Bouchard répond par l'affirmative. La professeure au département de langues et de littérature française de l'Université McGill estime que «la langue est le premier système d'organisation de la pensée» et qu'en ce sens, «elle conditionne notre perception de ce qui nous entoure».
«Cela explique que, très souvent, on observe qu'un même événement ne sera pas interprété de la même manière par les Québécois que les autres Canadiens», explique-t-elle en entrevue. À son avis, la différence de points de vue s'explique souvent par les mêmes a priori. «En général, les Québécois favorisent plutôt les solutions collectives alors que les Canadiens anglophones ont tendance à être plus individualistes.
Qu'on pense à la contestation de la loi 101. Elle repose sur ce problème: doit-on privilégier la collectivité ou la liberté des individus à l'intérieur de cette collectivité?»
Pour Chantal Bouchard, il faut connaître l'histoire de la langue française pour comprendre en quoi elle est le moteur de cette vision collectiviste du monde. Le français, rappelle-t-elle, est une langue très travaillée, normalisée, codifiée. «On a érigé le français correct en modèle intouchable.» Elle en veut pour preuve l'extrême difficulté à faire accepter une réforme de l'orthographe, comme si les gens étaient attachés aux difficultés de leur langue, ou encore le jugement que portent sans cesse les francophones, et en particulier les Québécois, sur la qualité du français qu'ils parlent.
«Au XVIIe siècle, on assiste à la fondation de l'Académie française. Le cardinal de Richelieu lui confie alors le mandat de rédiger un dictionnaire et une grammaire, pour codifier et parfaire le français, le rendre pur et l'ériger en langue du roi, en langue d'État», rappelle-t-elle. Le processus de perfection de la langue se poursuit pour culminer à la Révolution française, où on l'érige au statut de langue nationale.
«Il faut savoir qu'en 1789, les deux tiers des Français ne parlaient pas français! Les gens parlent alors l'alsacien, l'occitan, le provençal, le breton et des patois, explique Mme Bouchard. Les révolutionnaires imposent le français dans les provinces pour diffuser leurs idées.»
Les locuteurs français ont aussi en partage cette idée qu'il y a une bonne façon de parler leur langue, dictée d'en haut, un rapport quasi communautaire où la langue sert à uniformiser. «On a hérité du même rapport à la langue que les Français, un rapport qui privilégie cette norme. [...] On ne voit pas ce même rapport à la langue dans les sociétés anglo-saxonnes. Qu'ils soient en Grande-Bretagne, aux États-Unis ou en Australie, ils n'ont pas l'air de souffrir du même genre de difficulté que l'on éprouve.»
Claude Poirier, professeur à l'Université Laval et spécialiste de l'histoire du français au Québec, pousse la réflexion plus loin et nuance un peu. Certes, en France, il y a ce rapport très centralisateur, voire élitiste, avec la langue, mais le concept n'a pas été totalement importé en Nouvelle-France, croit-il.
«Si les Français ont adopté les valeurs du XVIIe siècle véhiculées par la révolution, les Québécois n'ont pas du tout été soumis à ce lavage de cerveau parce qu'ils sont partis de France avant que le français ne devienne ce bijou que l'on cisèle. Les gens sont venus massivement des régions ou du petit peuple de Paris. Ces gens n'étaient pas encore touchés par le phénomène qui ne va rejoindre l'ensemble des Français qu'à la fin du XVIIIe siècle.»
Selon Claude Poirier, le français parlé au Québec véhicule surtout un égalitarisme, qui n'est par ailleurs pas incompatible avec le collectivisme à son avis. «Regardez au Québec la place que la langue populaire prend dans nos usages publics. C'est un nivellement extraordinaire! [...] C'est lié à l'égalité qui existait entre les premiers colons. Il n'y avait pas de hiérarchie. Chacun était maître de sa particule de terrain.»
Pour le professeur, cet égalitarisme véhiculé par la langue se manifeste, politiquement, par une préférence pour les solutions collectives égalitaires: le refus net d'un système de santé à deux vitesses ou de droits de scolarité différenciés pour les plus fortunés, l'implantation de places en garderie à 7 $ par jour.
Langue de résistance
Un autre aspect de l'Acte de Québec relié à la langue a façonné l'esprit québécois, estime Diane Vincent, professeure de sociolinguistique à l'Université Laval. «Par cette loi, il y a l'impression que le français a été la langue de survivance, de résistance. Pour les Québécois, cette vision, cette idée qu'on parle français parce qu'il y a eu des gens qui ont voulu qu'on parle français, est très présente.» Cela teinte le discours public, avance-t-elle, par exemple en favorisant ce que certains considèrent comme un repli identitaire collectif, tel que cela a été illustré par la saga du voile intégral.
Dans cette même veine, Marc Chevrier fait remarquer à quel point le français, de langue universelle du XVIIIe et XIXe siècles, a perdu de son lustre international. Le professeur en sciences politiques de l'UQAM cite diverses statistiques. Par exemple, en 1997, 41 % des textes traduits par la Commission européenne étaient des originaux français, contre 12 % en 2008, alors que la proportion des textes anglais originaux, de 45 % qu'elle était en 1997, est montée à 72 % en 2008. Cela aussi peut conduire au repli.
«On voit désormais la connaissance de l'anglais comme l'universel alors qu'avant, c'était le français. Être francophone, désormais, c'est appartenir au particulier, au petit espace.»
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