A Québec, la francophonie conquérante

« Avancez vers l’arrière », ou les vicissitudes de la loi 101

Forum mondial de la langue française du 2 au 6 juillet 2012 à Québec


Dans un autobus bondé de la capitale, comme de la plupart des villes de province, il n’est pas rare d’entendre le chauffeur inviter les passagers à « avancer vers l’arrière ». Cet oxymore traduit bien la situation linguistique au Québec. Au Canada, le français et l’anglais sont les deux langues officielles du gouvernement fédéral, mais la langue commune reste l’anglais. Sauf exceptions, l’utilisation du français hors du Québec se limite à la sphère privée ; sa survivance soulève l’indifférence et, parfois, l’hostilité. Au Québec même, son statut et son avenir font débat.
Le français est devenu la langue officielle de la Belle Province en 1974. Un statut renforcé en 1977 avec l’adoption de la Charte de la langue française ou loi 101, dont le préambule impose cette langue à l’Etat dans l’enseignement, les communications, le commerce, et ce dans le respect des droits des Québécois anglophones et des communautés autochtones. On voulait donc faire du français la langue commune du Québec, à l’image de l’anglais dans les autres provinces canadiennes.
A la veille de l’adoption de la loi 101, l’anglais était, au Québec, la langue des affaires, et le français celle des petits emplois. Une inégalité économique criante existait entre les locuteurs, mais celle-ci et c’est là l’un des succès les plus éclatants de cette politique linguistique a pratiquement disparu. Alors que les immigrants choisissaient massivement d’envoyer leurs enfants à l’école anglaise, ce n’est plus le cas aujourd’hui. La loi aurait donc créé une « paix linguistique » et garanti une fois pour toutes le statut du français au Québec. Et pourtant, le malaise persiste.
Le territoire du Québec se caractérise par une certaine diversité linguistique. En premier lieu, il existe les langues autochtones, toutes en péril, sauf peut-être le cri et l’inuit. Puis vient le français, parlé par près de 80 % de la population. On retrouve ensuite l’anglais, langue maternelle de 8 % des Québécois. Enfin, les langues de l’immigration (celles de ceux qu’on appelle les allophones) se développent et concernent désormais plus de 12 % des habitants. Ce pluralisme conduit inévitablement à l’utilisation d’un idiome commun, et c’est l’anglais qui est le plus souvent choisi pour communiquer. Ainsi, le Québec d’aujourd’hui est tout au plus une société bilingue où le français demeure la langue d’une majorité incapable de l’imposer sur son propre territoire.
Ecole anglaise ou française ?
Soutenue par le plus grand nombre au Québec, la loi 101 est probablement la mesure la plus détestée au Canada anglais, où l’affirmation nationale des francophones est considérée comme un repli sur soi ou comme une réaction à caractère ethnique. Aussi entretient-on un sentiment de culpabilité : alors qu’au Canada celui qui réclame le respect de ses droits constitutionnels et le droit de parler français est souvent perçu comme un « chialeux », puisque de toute façon on le sait bilingue, celui qui réclame de parler français au Québec est un « séparatiste ».
La loi 101 est quotidiennement bafouée. L’Office québécois de la langue française (OQLF), pourtant chargé de son application, évite les mesures coercitives et pénales à l’encontre des contrevenants et insiste plutôt sur la persuasion… trente-cinq ans après l’adoption de la loi. En outre, celle-ci ne s’applique que dans les domaines de juridiction provinciale. Ses dispositions ne concernent donc pas les quelque deux cent soixante-dix-huit mille employés qui travaillent dans les entreprises sous juridiction fédérale situées au Québec, comme les banques, les entreprises de communication, etc. L’administration fédérale sise au Québec est quant à elle tenue au bilinguisme. La loi fédérale sur les langues officielles a été adoptée par le Parlement canadien afin de promouvoir le français et d’assurer sa visibilité partout au Canada. En garantissant l’égalité du français et de l’anglais, son application au Québec se retrouve, non sans ironie, à s’opposer au renforcement du français dans cette province.
Selon la loi 101, la langue de l’administration québécoise est le français. Pourtant, ses services sont systématiquement assurés en français et en anglais, de même que dans les sociétés d’Etat (tel Hydro-Québec) et des municipalités comme Montréal, que la loi déclare francophone. La même pratique a cours chez des corporations professionnelles et des associations syndicales qui ont pourtant l’obligation légale de communiquer en français. On le justifie par le fait que la loi 101 n’interdit pas l’utilisation de langues autres que le français. Mais alors, pourquoi seulement l’anglais ?
La politique actuelle du gouvernement du Québec et de ses institutions est absurde, puisqu’elle met sur un pied d’égalité deux langues qui ne le sont pas du tout. Elle maintient l’existence de deux solitudes et aliène la participation de la minorité anglophone à la vie de la société québécoise. Elle favorise indûment l’utilisation de l’anglais, incite les immigrants à s’y joindre puisque c’est la langue commune du Canada et dévalorise sur son propre territoire la langue française.
L’immigration joue un rôle important dans l’évolution démographique du Québec. Historiquement, elle a toujours profité essentiellement à la minorité anglophone, sauf depuis 2006. A cette date, la majorité des nouveaux immigrants connaissaient déjà le français à leur arrivée. Cela sera-t-il toujours le cas ? Comment assurer une intégration réussie de tous les nouveaux arrivants ?
L’école est à la fois un lieu d’apprentissage et d’intégration sociale. Au Québec, l’instruction primaire et secondaire se fait normalement en français. L’accès à l’école anglaise se voit plutôt réservé aux membres de la communauté anglophone. Celle-ci peut compter sur des services éducatifs complets et de qualité, historiquement bien implantés, de la garderie à l’université. Contrairement à la situation prévalant dans le reste du Canada, ce sont les parents francophones et allophones qui, au Québec, s’adressent aux tribunaux afin d’obtenir un accès à l’école anglaise, perçue comme un élément-clé d’un bilinguisme réussi. Aux niveaux collégial et universitaire, où l’on peut choisir la langue d’instruction, plus de la moitié des enfants de l’immigration, ainsi qu’un nombre significatif d’élèves francophones, selon les chiffres de l’OQLF, choisissent de poursuivre leurs études dans les institutions d’enseignement anglophones.
Le travail joue également un rôle important dans l’intégration sociale. En vertu de la loi 101, le français doit être la langue de travail au Québec. Mais, là aussi, la confusion est entretenue et le bilinguisme très souvent exigé comme condition d’emploi. Or, si l’anglais est parfois requis parce que le poste exige que l’on communique avec l’extérieur, il peut aussi l’être parce qu’un collègue ou un supérieur ne parle pas français, ou parce qu’un commerçant veut offrir des services bilingues à sa clientèle. Si la loi 101 proclame le droit des employés de travailler en français au Québec, les employeurs posent souvent de manière abusive la connaissance de l’anglais comme critère d’embauche. Cette pratique donne l’impression qu’il est impossible de faire des affaires au Québec autrement (lire « Une capitale à l’offensive économique »). Il est cruel de constater que, d’une part, le gouvernement du Québec paie des cours de français aux nouveaux arrivants et que, d’autre part, il leur offre une formation en anglais pour, dit-il, mieux les préparer au marché du travail.
Un message ambigu
Quant à la langue du commerce, une enquête récente rendue publique par l’OQLF révélait qu’on peut aujourd’hui se faire servir en français à peu près partout au Québec, mais qu’à Montréal, si les clients francophones sont accueillis en anglais, ce qui est fréquent, plus du quart d’entre eux passent alors eux aussi à l’anglais.
Pour que la loi 101 atteigne son objectif et que le français devienne véritablement la langue commune au Québec, il faut un engagement clair et sans équivoque de son gouvernement et de sa population. La situation du Québec résulte en grande partie de l’ambiguïté du message envoyé par la population francophone elle-même, qui semble, au détriment de sa propre langue, privilégier le bilinguisme. Elle découle également de la division politique que connaît le Québec où, pour certains, la loi 101 apparaît comme une mesure indépendantiste inconciliable avec le fédéralisme canadien. Aujourd’hui, la « paix linguistique » semble rimer avec laisser-faire. Sur les plans constitutionnel et linguistique, le Québec demeure assis entre deux chaises.
André Braën Professeur de droit à l’université d’Ottawa.


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