L’affiche d’une pochette d’album de Mise en demeure, parodiant en photomontage le tableau d’Eugène Delacroix La liberté guidant le peuple
L’art est suspect, et même un peu gibier de potence. « Poète, vos papiers ! / Poète, documenti ! », chantait Ferré. Peintre, musicien, danseur, clown, comédien, cinéaste et tapeur de casseroles, vos papiers, vous aussi !
« J’suis un gros con, j’suis dans police », entonnent ces musiciens à pleines tounes sous drapeau noir. « Les molotov sont préparés. C’est une bonne idée. On va gagner ! » La chanson qui fit bondir le premier ministre est particulièrement aiguisée : « Ah vous dirais-je scie à chaîne / M’as te présenter Courchesne / Mad’moiselle veut dég’ler l’éducation / À grands coups de répression / M’as t’la g’ler ça s’ra pas ben long / D’un coup d’masse dret à dret du front. »
Des paroles très violentes, soit, mais les groupes rock ne servent ni comptines ni sérénades dans leurs tours de chant. Faudrait faire écouter du heavy metal à nos élus. Une tolérance tacite existait au royaume du Québec. Les créateurs grogneux et exaltés, nationaleux, chialeux, voire menaçants, puants et enragés, avaient licence de montrer les dents. Or voici que ça bascule, crise aidant.
De fait, d’habitude, les excommunications d’artistes se déroulent à Ottawa, sous le règne de Harper. À Rideau Hall, l’art n’est pas là pour afficher une sédition ou même pour dégager beauté et puissance, comme dans l’oeuvre tassée du chemin de l’artiste ojibway Norval Morrisseau, mais pour glorifier la reine d’Angleterre ou la feuille d’érable. À l’heure de sabrer des programmes culturels de tournées en 2008, le message du chef torie avait été bien clair : artistes punks, anarchistes et autres révolutionnaires la couette en l’air, oubliez ça, les tournées à l’étranger ! Ça va. On avait compris. Mais ici ?
Ottawa, Québec : même combat ! Déjà que la ministre de la Culture, Christine St-Pierre, s’est excusée cette semaine du bout des lèvres, après les levées de boucliers du milieu des arts, pour avoir identifié le carré rouge à la violence et à l’intimidation. Voici que son chef, Jean Charest, martèle les mêmes mots en barrant la route aux musiciens de Mise en demeure.
Grande est la rage du premier ministre contre les étudiants et les artistes qui les appuient. Mais sa cible principale n’est-elle pas l’ennemi gauchiste de Québec solidaire, Amir Khadir, ce pelé, ce galeux, député en désobéissance civile, dont la fille sort de prison ? Une autre de ses filles lui avait offert bien avant le printemps érable l’affiche d’une pochette d’album de Mise en demeure, parodiant en photomontage le tableau d’Eugène Delacroix La liberté guidant le peuple. La tête de Khadir remplaçait celle d’un révolutionnaire armé d’un mousquet, celle de Jean Charest, un soldat mort. Au poteau !
Cette pochette de Mise en demeure, jusqu’à tout récemment un groupe marginal, circulait depuis deux ans dans l’espace public sans scandaliser personne. Quand soudain…
Le vrai scandale, c’est l’usage que firent de ce photomontage Le Journal de Montréal et Le Journal de Québec en le coiffant du titre « Khadir armé, Charest mort ! », transformant le gag privé de ce militant pacifiste en appel au meurtre sur un premier ministre. Ben quin !
Amir Khadir n’avait pas installé la chose dans son bureau à l’Assemblée nationale, à ce qu’on sache, mais dans son logis, à titre de gag. Quand la police a perquisitionné les lieux pour arrêter sa fille, l’oeuvre fut croquée par les policiers, dont la photo fut de toute évidence coulée en douce à ces quotidiens pour bon usage. Ça rappelle les livres sur le cubisme saisis durant la Crise d’octobre par des policiers ahuris qui se grattaient la tête : « Moignons ! Moignons ! Cubiste, ça doit parler des communistes de Cuba, ces livres-là ? Confisqués, les amis ! »
Rien de mieux à faire ?
Remarquez : La liberté guidant le peuple d’Eugène Delacroix, devenue allégorie de la résistance française, en a vu d’autres. L’original, déjà subversif à sa création, se laisse admirer au Musée du Louvre, tandis que copies et pastiches circulent sur la Toile, sur des affiches, en pubs, etc. Le tableau commémore la révolution de juillet 1830 contre la tyrannie de Charles X. Des émeutiers parisiens y franchissent une barricade, parmi les cadavres. Au milieu : une Marianne au drapeau tricolore harangue les troupes aux côtés d’un enfant style Gavroche, figure juvénile du courage sans peur.
Ceux qui crient au détournement de chef-d’oeuvre par le groupe Mise en demeure n’ont pas la tolérance ni l’humour des commissaires du Louvre, familiers des mille contrefaçons. Des caricatures, des détournements publicitaires, La liberté guidant le peuple en a inspiré moins que La Joconde, mais tout une déclinaison, merci, même avec Astérix et Obélix.
En 2009, sur son site Internet, le quotidien communiste L’Humanité invitait son monde à une fête maison en transformant dans le fameux tableau la blanche Marianne en Noire antillaise, drapeau rouge dans une main et guitare dans l’autre. Plus stupéfiant : au cours de la récente campagne présidentielle française du Front national, la révolutionnaire du tableau, au côté de son Gavroche sur une affiche de l’aile jeunesse du parti, surgissait flanquée du slogan : « La Résistance, c’est nous avec Marine Le Pen ! » Ça ne s’invente pas !
Mise en demeure s’est arrimé à cette tradition de pastiche de grandes oeuvres, qui se déploie ces jours-ci sur la Toile avec allégresse, sans tuer personne. Et quand Brassens, le plus pacifique des hommes, chantait : Mort aux vaches ! Vive l’anarchie !, il ne lançait pas d’appel aux armes non plus. Car les artistes sont des esprits libres, qui manient des symboles. Ça, le Québec l’avait longtemps compris. Mais aujourd’hui…
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