Mathieu Bock-Côté 15 janvier 2011 Le Devoir de philoPortrait non daté de Raymond Aron (1905-1983). Philosophe de formation, sociologue de profession, auteur d’une œuvre considérable dans le domaine des études stratégiques, Aron s’est pourtant fait connaître davantage à la manière d’un intellectuel libéral dans une époque qui faisait du marxisme son horizon indépassable. Pendant une quarantaine d’années, il examinera patiemment le marxisme et ses variantes. On ne le lui pardonnera pas. Il fut longtemps conspué et plusieurs ont réduit son travail à celui d’un polémiste.
Photo : Agence France-Presse
Une fois par mois, Le Devoir propose à des professeurs de philosophie et d'histoire, mais aussi à d'autres passionnés d'idées, d'histoire des idées, de relever le défi de décrypter une question d'actualité à partir des thèses d'un penseur marquant. Cette semaine, Mathieu Bock-Côté, en se référant à Raymond Aron, fait ressortir des angles morts de cette «nouvelle droite» québécoise, incarnée entre autres par le Réseau Liberté-Québec.
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Depuis quelques mois, la question de la «droite» traverse l'actualité. À gauche, on s'inquiète de sa montée, de sa progression, de son «arrogance». Mais plusieurs semblent confus devant la référence à la droite et à la gauche, surtout dans une société qui ne s'est pas traditionnellement constituée autour de ces pôles idéologiques. À nos yeux, ces notions apparaissent moins confuses une fois que nous les passons au crible de la pensée d'un des plus éminents intellectuels du XXe siècle, Raymond Aron (1905-1983). Près de 30 ans après sa mort, il demeure une figure incontournable.
Philosophe de formation, sociologue de profession, auteur d'une oeuvre considérable dans le domaine des études stratégiques, Aron s'est pourtant fait connaître davantage à la manière d'un intellectuel libéral dans une époque qui faisait du marxisme son horizon indépassable. Pendant une quarantaine d'années, il examinera patiemment le marxisme et ses variantes. Il les démontera l'une après l'autre. On ne le lui pardonnera pas. Il fut longtemps conspué et plusieurs ont réduit son travail à celui d'un polémiste. Au terme de sa vie, il gagnera pourtant l'estime de ceux qui l'avaient diabolisé. Aujourd'hui, qui préférerait vraiment «avoir tort avec Sartre que raison avec Aron», selon une formule consacrée?
Mais si Aron est devenu la bête noire de la gauche, il ne s'associait pas spontanément à la droite. Comme l'a déjà noté Denis Tillinac, «quoi de commun entre un libéral disciple de Hayek, un monarchiste, un conservateur anticlérical, un intégriste catho, un fasciste? Rien. C'est le regard de la gauche qui les jette dans le même sac. Elle discrimine les droitiers respectables et d'autres qui ne le seraient pas. C'est la gauche qui définit les droites et les somme de se positionner sur son échelle de valeurs.»
Cette réflexion éclaire le parcours d'Aron. Libéral, il se campera moins à droite qu'il n'y sera repoussé, surtout parce qu'il se sera rendu coupable d'anticommunisme à un moment où la Révolution était l'opium des intellectuels. Il était moins de droite qu'à droite. Sa sensibilité conservatrice ne s'explicitera véritablement qu'après les événements de Mai 68.
On peut s'inspirer de l'expérience d'Aron pour interroger la nouvelle droite québécoise en se demandant contre quelle gauche elle prend forme. Cela présuppose toutefois que nous examinions la genèse de la «droite» depuis la Révolution tranquille pour comprendre ce qu'il y a de particulier dans sa renaissance actuelle.
Mathieu Bock-Côté: «À la lumière de la philosophie politique aronienne, on constate que la nouvelle droite, parce qu’elle reconduit la censure du conservatisme, entretient pour l’instant une conception appauvrie du lien social.»
Genèse d'une droite moderniste
On le sait, la Révolution tranquille, dont il ne s'agit évidemment pas ici de contester la portée fondatrice, s'est malheureusement constituée sur le mythe de la Grande Noirceur qui disqualifiait fondamentalement l'expérience historique canadienne-française. Le régime Duplessis sera présenté comme l'expression politique d'une culture pathologique qu'il fallait moins réformer que liquider. On s'imaginera le Québec comme une page blanche, l'utopie succédant à l'expérience historique comme principe fondateur de la communauté politique.
De ce point de vue, le Québec moderne s'est constitué sur la censure du conservatisme. Dès la fin des années 1960, à la suite de la mort de Daniel Johnson, il sera définitivement disqualifié. On présentera ses restants comme l'expression du ressentiment des couches populaires les moins éclairées contre la modernité, quelquefois comme une idéologie d'importation.
À quelques exceptions près, comme la revue L'Analyste, qui cherchera dans les années 1980 à définir un aronisme à la québécoise, le conservatisme ne disposera pas d'expression intellectuelle significative. Cela ne veut pas dire qu'il avait disparu, mais qu'on ne parvenait pas à le reconnaître autrement qu'à la manière d'une pathologie. Un consensus progressiste recouvrira l'espace public québécois, à l'intérieur duquel s'opposeront les grandes options constitutionnelles.
Ce n'est qu'après le référendum de 1995, la question nationale entrant à ce moment dans une phase de dépolarisation, qu'une nouvelle droite parviendra à s'installer dans le paysage politique.
De nouveaux clivages idéologiques se laissent alors deviner. Le cycle historique de la Révolution tranquille semble s'achever et la question du modèle québécois en vient à recomposer les paramètres du débat public, dans la mesure où on le présente comme son principal héritage socioéconomique, ce qui amène les acteurs sociaux à se positionner à partir de lui, dans la perspective de son maintien, de sa rénovation ou de sa révocation.
Comme de fait, c'est d'abord à travers le procès du modèle québécois que s'est exprimée cette nouvelle droite en s'essayant à un bilan de la Révolution tranquille. Elle allait toutefois en formuler une critique particulière.
Car loin de plaider pour la réparation de la fracture radicale de 1960 en réhabilitant un certain sens de la continuité historique, la nouvelle droite a plutôt reconduit et radicalisé la censure du conservatisme en accusant la Révolution tranquille d'avoir perpétué une forme de Grande Noirceur «clérico-nationaliste» sous les traits du modèle québécois. Elle reproche ainsi à la Révolution tranquille de ne pas avoir mené assez loin la modernisation du Québec et accuse ses adversaires de «conservatisme», terme relevant désormais de l'injure politique.
La nouvelle droite a pleinement intériorisé le mythe de la Grande Noirceur. En un sens, elle est moins conservatrice que moderniste — «hypermoderniste» même. Elle ne conteste pas le progressisme de la Révolution tranquille, elle s'en réclame, mais privilégie le marché plutôt que l'État pour faire avancer ses idéaux.
D'ailleurs, s'il faut distinguer clairement le «centre droit» gestionnaire à la François Legault et la «nouvelle droite» qui émerge à Québec, on notera que les deux partagent un même refus du conservatisme. Le premier parle exclusivement le langage de l'efficacité technocratique, la deuxième, celui de la liberté. Aucun des deux ne se dérobe à l'idéal d'une pleine rationalisation de l'ordre social. On le reconnaît notamment dans leur commune centration sur les questions économiques.
C'est évidemment cette intériorisation de l'imaginaire de la Grande Noirceur qui complique profondément la réconciliation éventuelle de la nouvelle droite avec un certain conservatisme culturel (à distinguer bien évidemment du conservatisme moral à l'anglo-saxonne), qui demeure la perspective manquante dans le débat politique québécois, malgré le fait qu'elle permettrait le mieux d'éclairer l'angle mort de notre hypermodernité et d'en formuler la critique la plus féconde.
Un libéralisme... conservateur ?
C'est ici que le libéralisme conservateur subtilement équilibré d'Aron est susceptible de révéler les limites de la nouvelle droite. Car l'hypermodernité est contradictoire avec la société libérale. Pour Aron, un certain conservatisme culturel attaché aux valeurs de fond de la civilisation occidentale n'était pas la propriété exclusive des «réactionnaires».
Il développera les aspects conservateurs de sa pensée dans la suite de Mai 68, qui avait suscité chez lui une «indignation» «dépass[ant] toutes les indignations éprouvées dans [son] existence». Aron craignait, avec raison, que la dynamique idéologique anarchisante et libertaire déclenchée par Mai 68 n'entraîne une érosion du substrat éthique et culturel indispensable à la démocratie libérale.
Dans ce contexte, Aron développera une réflexion sur les conditions culturelles nécessaires au maintien d'une société libérale ordonnée. Ainsi, il écrivait que «l'ordre libéral, on l'oublie trop souvent, repose sur le respect de la loi et des autorités respectables». Aron avouait sa crainte d'une «décomposition diffuse de l'ordre libéral» ainsi que de la compromission «de certaines valeurs précaires et précieuses, plus faciles à détruire qu'à reconstituer». Surtout, il se demandait si «l'effondrement de l'autorité n'[était] pas la vraie et seule "crise de civilisation"».
La liberté politique ne tient pas dans un vide moral et culturel, à moins de consentir à l'avachissement civique dont les sociétés occidentales donnent aujourd'hui le désolant spectacle.
De ce point de vue, la nouvelle droite révèle ses limites en se situant presque exclusivement dans le créneau de la «liberté» tout en délestant celui de la culture et de l'autorité. Au nom d'un individualisme exacerbé à tendance libertaire, elle tend même à flirter avec une forme de relativisme moral et semble avoir pleinement intériorisé l'expression la plus radicale de l'idéologie de l'émancipation formulée par la new left des années 1970.
Parce qu'elle fait de l'émancipation de l'individu avec son «droit de choisir» le seul horizon de son action politique, la nouvelle droite croit concurrencer la gauche dans le registre du progressisme.
La chose n'est pas sans conséquence. Ainsi, si la nouvelle droite fait le procès du syndicalisme enseignant, on l'entend moins critiquer l'enraiement de la transmission de la culture entraînée par un pédagogisme qui discrédite l'autorité du savoir et de l'institution scolaire.
De la même manière, la nouvelle droite fustige souvent la loi 101 et souhaite délivrer l'individu des contraintes du «collectivisme linguistique» tout en rêvant à son émancipation par l'anglais dans le grand marché nord-américain; comme si l'appartenance à la culture québécoise était un fardeau. C'est la figure même de la collectivité qui s'efface, comme si le bien commun était réductible à la seule agrégation des préférences individuelles.
On peut reconnaître dans ces positions autant d'indices de l'adhésion de la nouvelle droite à l'hypermodernité. Mais cela vient peut-être aussi du fait qu'elle semble en lutte contre une vision caricaturale de la gauche, réduite à la figure d'une bureaucratie appuyée sur de puissantes alliances syndicales. Il ne s'agit évidemment pas de dédaigner l'indispensable réflexion sur les conditions de la prospérité, mais de voir que la politique ne saurait s'y limiter.
Si la bureaucratisation de la société ne fait aucun doute, il faudrait reconnaître qu'elle ne pose pas seulement le problème d'une croissance économique contrariée, mais aussi celui d'un dévoiement de la démocratie, désubstantialisée par la technocratisation et la judiciarisation du politique.
Si Raymond Aron analysait le discours de la nouvelle droite, il l'inviterait probablement à raffiner son interprétation de la gauche en lisant ses intellectuels pour savoir quelle société elle nous prépare et pas seulement les comptes publics qu'elle nous laisse.
Car ce n'est plus seulement la social-démocratie dans sa forme classique qui pose problème, mais surtout sa mutation thérapeutique, libertaire et multiculturelle. D'ailleurs, la question de la «diversité» sera probablement au XXIe siècle pour le clivage gauche-droite ce qu'a été la question de l'égalité socioéconomique dans la plus grande partie du XXe.
La question nationale
Sans surprise, le libéralisme conservateur d'Aron s'accompagnait d'une vision exigeante du politique, dont il ne sous-estimait pas la charge existentielle. La chose a souvent été mentionnée, Aron n'était pas étranger au patriotisme, qu'il considérait comme un devoir civique, même moral. À la lumière de la philosophie politique aronienne, on peut se questionner sur le rapport entretenu par la nouvelle droite avec la question nationale.
Aron inviterait probablement la nouvelle droite à ne pas se laisser illusionner par le discours comptable des «vraies affaires». La question nationale, qui ne s'épuise pas, comme elle semble le croire, dans le décompte fictif des OUI et des NON, exprime politiquement la condition historique québécoise et son rapport à la liberté politique.
Quoi qu'elle en pense actuellement, la nouvelle droite devra finir par reconnaître la nature fondamentalement problématique de la relation Canada-Québec. Elle devrait même respecter, à défaut de la partager, l'idée d'indépendance, qui ne saurait être réduite à la caricature qu'en propose trop souvent le souverainisme officiel.
Dans cette même perspective, la nouvelle droite pourrait contribuer à redéfinir partiellement le nationalisme québécois à la manière d'un patriotisme occidental, pour répondre à ce qu'on appelle de plus en plus souvent la question identitaire. Elle formulerait ainsi sa propre critique du multiculturalisme en plaidant pour le réinvestissement de son substrat occidental dans l'identité québécoise. Évidemment, cela présuppose encore une fois qu'elle se déprenne de la mystique de la Grande Noirceur.
Perspectives
À la lumière de la philosophie politique aronienne, on constate que la nouvelle droite, parce qu'elle reconduit la censure du conservatisme, entretient pour l'instant une conception appauvrie du lien social. Ce n'est qu'en révoquant cette censure qu'elle pourrait véritablement contribuer au renouvellement du débat public en posant un regard critique sur l'hypermodernité québécoise.
Surtout, la nouvelle droite aurait avantage à ne pas se laisser séduire par un individualisme déculturé et dépolitisé. La figure de l'individu ne doit pas déchoir dans celle du consommateur mais se compléter par celle d'un citoyen assumant sa participation à une communauté historico-politique. C'est peut-être moins d'une «droite décomplexée» qu'a besoin le Québec que d'un conservatisme de refondation.
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Mathieu Bock-Côté - Candidat au doctorat en sociologie à l'UQAM, l'auteur vient de signer un chapitre intitulé «La mémoire du duplessisme et la question du conservatisme» dans le collectif Duplessis, son milieu, son époque (Septentrion, 2010).
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Suggestions, commentaires? Écrivez à Antoine Robitaille: arobitaille@ledevoir.com. Pour lire ou relire les anciens textes du Devoir de philo ou du Devoir d'histoire: www.ledevoir.com/societe/le-devoir-de-philo.i
Le devoir de philo
Aron critiquerait la «nouvelle droite» québécoise
On peut s'inspirer du philosophe, sociologue et auteur pour se demander contre quelle gauche elle prend forme
La Dépossession tranquille
Mathieu Bock-Côté1347 articles
candidat au doctorat en sociologie, UQAM [http://www.bock-cote.net->http://www.bock-cote.net]
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