La protestation Erevan électrique nous fournit une excellente occasion de revoir certains des mécanismes de base sous-jacents et la psychologie de la tactique des Révolutions de couleur. Il est important de les partager publiquement, car il est en effet probable que cette tactique sera de plus en plus employée dans le monde comme un hybride de soft/hard power.
Un principe moral soutenu par Gene Sharp, l’un des principaux développeurs de la tactique, était que la violence n’est pas nécessaire pour la révolution. Ce qui est étrange, contradictoire, et même malhonnête ici, c’est que, avec ce principe, la violence est réduite à la seule violence physique des forces de sécurité de l’État contre les civils. Mais nous savons que la violence prend de nombreuses formes.
Nous vivons dans une époque de grande violence ; psychologique, juridique, physique, spirituelle, économique. Non seulement la tactique des Révolutions de couleur a généré les violence précitées, mais sa mutation dans la tactique des Printemps arabes fleuris recourt aussi à une violence physique odieuse. Nous pouvons voir aujourd’hui des dizaines de milliers de morts en Libye, des centaines de milliers en Syrie, et des chiffres en Ukraine qui menacent de dépasser les précédents.
Les novices dans la science et l’activisme politiques peuvent être attirés par le spectre et le spectacle de la méthode des Révolutions de couleur qui a caractérisé les mouvements visant un changement social radical dans la dernière génération. Les symboles sont devenus des emblèmes et des clichés : la ville de tentes, les faux morts allongés, la fille qui dépose des fleurs dans les fûts des armes à feu de la police, des canons à eau et des gaz lacrymogènes, le poing sur le drapeau.
Ce qui manque, bien sûr, de ce point de vue, est une compréhension des forces sociales réelles dans une société, les classes et les forces économiques. Pendant quarante ans, le véritable militantisme, le syndicalisme militant ont été marginalisés. En lieu et place de l’action directe contre la classe dirigeante sur les lieux mêmes qui font leur richesse, on nous a montré en boucle, comme la bobine d’un film sans fin, une simulation étrange de l’activisme étudiant de la fin des années 1960.
D’autres ont pris sur le fait les États-Unis qui ont financé ces mouvements de protestation, et que ces mouvements spontanés de la base sur le terrain sont en fait des exercices sur une pelouse artificielle. Et encore maintenant, on comprend mal comment les États-Unis voyaient ces gouvernements avant d’essayer de les déstabiliser.
Une chose souvent méconnue du public, à propos de la tactique des Révolutions de couleur, par ceux qui savent que les États-Unis sont derrière elles, est que les gouvernements ciblés par les États-Unis pour un changement de régime ne sont pas seulement ceux qui ont apparemment de mauvaises relations avec eux, mais, aussi bien, les gouvernements qui ont avec eux des relations généralement amicales. En gros, ce dernier cas est le plus fréquent. Nous allons explorer cet aspect en ce qui concerne l’Arménie.
Nous allons aussi examiner quelques-unes des méthodes utilisées dans l’application de cette tactique en Arménie et le cadre psychologique et technique général des méthodes d’organisation.
Pourquoi les USA veulent-ils changer les régimes ?
Dans la tactique des Révolutions de couleur, les États-Unis peuvent cibler pour un changement de régime des pays avec lesquels ils ont eu des relations généralement constructives, mais dont les liens sont devenus de plus en plus problématiques. Cela peut être aussi des pays généralement amicaux qui refusent d’engager les ressources exigées pour remodeler l’équilibre des forces régionales, comme avec Moubarak en Égypte, qui était réticent à intervenir en Syrie. Une autre raison peut être que le pays visé entretient une relation naturelle avec d’autres pays de sa région, qui, indépendamment de la position officielle du gouvernement, favorise certaines relations et des évolutions qui sont contraires aux intérêts économiques et méta-politiques américains. Dans ce dernier cas, il peut être souhaitable d’appliquer une politique de la terre brûlée, connue sous le nom d’État failli, afin de détruire les fondements matériels de la cohérence économique et politique de ce pays.
Compte tenu de l’échec de la Révolution orange pour déjouer les relations avec la Russie, la situation en Ukraine peut être un exemple de cette stratégie de la terre brûlée contre un État failli. En conclusion, la tactique Révolution de couleur est compatible avec toutes sortes de stratégies, et peut participer à la recherche d’un certain nombre de résultats souhaités. En tant que telle, c’est une arme très utile pour celui qui sait la manier.
Comment mettre en œuvre un changement de régime ?
Dans cette tactique, les USA peuvent effectivement rester cachés. Ils travaillent à créer ou au moins à catalyser une situation, qui est exploitée ensuite. A partir des études de l’un des pionniers de la tactique des Révolutions de couleur à Dartmouth et à Harvard, Gene Sharp, dont le travail suit celui de Saul Alinsky et d’autres, nous pouvons réfléchir sur les vérités suivantes :
1. Les gens pensent souvent pouvoir redresser des griefs politiques par des protestations de citoyens ; dans un cadre juridique constitutionnel, les protestations des citoyens sont légitimes.
2. Les malversations des marchands et des intérêts privés, entreprises, multinationales, consortiums d’investissement, etc., sont souvent la source du mécontentement de la population.
3. Alors, c’est l’approbation par le gouvernement de ces intérêts privés (ou l’incapacité à travailler contre) qui, en gros, devient l’objet de la protestation des citoyens.
4. Les gens comprennent généralement que l’un des acteurs (tels que les États-Unis) peut tirer profit d’être d’un côté dans un conflit donné. Mais l’idée qu’un seul acteur peut simultanément créer le problème, provoquer une réaction du public, puis présenter une solution programmée à son goût étonne beaucoup de gens, car soit c’est difficile à comprendre, soit c’est conspirationniste par définition.
5. Ainsi, les États-Unis peuvent, avec un niveau relatif de transparence publique, être les promoteurs et les principaux bénéficiaires, à court terme, des intérêts privés décrits ci-dessus, tout en utilisant simultanément le mécontentement du public, que ces intérêts privés produisent logiquement, comme un moyen pour tirer parti à long terme des pressions sur ce même gouvernement, jusqu’à y provoquer un changement de régime.
Le cadre de base des protestations de la Révolution de couleur en Arménie, Erevan électrique, est un excellent exemple de cette dynamique. Les raisons pour lesquelles les Arméniens moyens participent et soutiennent ces manifestations sont naturelles, et même du point de vue de l’intérêt public, dignes d’être soutenues, au départ. Les États-Unis, au travers de leurs réseaux actifs d’ONG et de sociétés de bienfaisance sponsorisées par les multinationales, cherchent à orienter ces protestations dans un sens anti-russe.
Pourquoi les USA veulent un changement de régime en Arménie
Lorsque l’Arménie a rejoint l’Union économique eurasienne le 2 janvier 2015, elle a fait l’histoire. C’est une décision civilisationnelle qui définirait sa relation avec le monde pour la période à venir. Les États-Unis l’ont vu venir, en partie à cause des élections précédentes. Les États-Unis avaient été un partenaire de longue date dans divers projets économiques et politiques arméniens depuis l’effondrement de l’URSS il y a près de vingt-cinq ans.
L’Arménie n’a jamais perdu ses liens étroits avec la Russie, et dans la période précédente – qui, dans la politique étrangère des États-Unis, s’est terminée avec la crise économique de 2007, pourrions-nous dire – il était acceptable pour les États-Unis, dans le cadre de leur relation tiède avec la Russie, que l’Arménie entretienne de bonnes relations avec cette dernière.
Néanmoins, les États-Unis n’ont jamais perdu de vue l’importance de l’Arménie pour la Russie, et vice-versa. Ils ont continué à jouer la politique d’une puissance régionale, en encourageant et en promouvant les conflits pré-existants et les récits historiques problématiques entre l’Arménie, l’Azerbaïdjan et la Géorgie.
Dans la mesure où les États-Unis ne pouvaient pas améliorer de façon décisive leur base de pouvoir en Arménie, ils y ont promu simultanément une politique d’affaiblissement (similaire à leur politique en Serbie), qui a favorisé considérablement la Géorgie et d’autres. À la fin de 2014, les États-Unis ont pris une décision importante.
En effet, lorsque les vents du changement ont commencé à souffler il y a quelques années en Arménie, les États-Unis ont changé de politique. Ils ont nommé un nouvel ambassadeur en décembre 2014 et ont déclaré qu’ils allaient sensiblement réduire leur financement et leur assistance à l’Arménie, et mettre fin à plusieurs projets en cours. Les élections présidentielles du 13 février 2013, ainsi que les élections législatives du 6 mai 2013, ont été critiques. L’adhésion de l’Arménie à l’Union eurasienne était discutée depuis quelques années, et les efforts des États-Unis pour changer cette orientation ont finalement échoué.
Pour comprendre le contexte général, il faut remonter à 1994. L’Arménie a alors rejoint l’importante Organisation du traité de sécurité collective (OTSC). Celle-ci, comme on sait, a été construite par la Fédération de Russie avec les anciennes républiques soviétiques en remplacement de la structure de commandement unifiée de l’armée soviétique.
Malgré la volonté de l’Arménie de diversifier ses partenariats à l’échelle mondiale (y compris dans les marchés de l’énergie qui sont critiqués dans le contexte de la Révolution de couleur Electric Erevan), la période post 2007 a été caractérisée par un changement dans la tolérance des États-Unis à l’égard des politique étrangères équilibrées ou multipolaires des autres pays. Les États-Unis n’ont jamais été un parangon des libertés du marché libre, mais au contraire, en tant qu’acteurs réalistes sur la scène mondiale, ils ont toujours utilisé, dans leur vaste répertoire, les protections tarifaires, les accords d’exclusivité et la diplomatie de la canonnière à la poursuite de leurs propres intérêts. A savoir les intérêts de l’élite oligarchique dirigeante. Mais la surenchère vis-à-vis des nations du BRICS et de leurs amis a considérablement changé le climat et les règles du jeu.
Malgré la volonté de l’Arménie de permettre à des entreprises américaines et à leurs ONG d’opérer dans le pays, elle est membre de l’Union eurasienne et de l’OTSC, ce qui demeure la principale raison des USA pour la cibler avec un changement de régime.
Pourquoi les États-Unis pensent-ils qu’il peuvent obtenir un changement de régime en Arménie ?
Comme nous l’avons expliqué, l’utilisation par les États-Unis de la tactique des Révolutions de couleur ne nie pas le fait que le gouvernement arménien a fait face à un mécontentement massif du public sur plusieurs questions en cours. Parce que l’économie publique et le budget de l’Arménie sont très liés à l’économie mondiale, les initiatives du gouvernement d’augmenter les prix ou les taxes liées aux services du secteur public sont essentiellement une reconnaissance publique du fait économique ; la reconnaissance d’une réalité dont l’origine est bien au-delà des frontières de l’Arménie ou de la portée de son gouvernement.
Un certain nombre de manifestations ont précédé celle-ci, et alors qu’elles étaient populaires pour des raisons valables, elles étaient aussi un terrain d’entraînement pour les organisateurs de Electric Erevan.
Les protestations ont eu lieu il y a deux ans, lorsque le gouvernement a indiqué son besoin d’augmenter le tarif des transports de 50%. Dans ce cas, le public a protesté pendant une semaine et le gouvernement a écouté ses demandes.
Ce type de protestation s’est également produit l’année dernière en opposition à un nouveau système de fonds de pension, et la lutte pour l’abolir a duré six mois.
Mais ce qui a été promu par la direction des ONG au sujet des manifestants dans ces deux mouvements politiques contestataires est que les gens font cela sans aucune direction ou organisation.
Parce qu’il y a une histoire de l’organisation des manifestations, avec les organisateurs prenant des notes et perfectionnant diverses méthodes et stratagèmes sur le terrain, les organisateurs financés par les US peuvent maintenant croire qu’ils sont dans la position d’intensifier l’actuelle protestation vers un scénario de changement de régime.
Ils pourraient le croire, car elles se sont intensifiées. Dans le travail et l’action d’organisations syndicales et communautaires, la planification fonctionne par la méthode de l’escalade. Chaque étape qui dégénère est plus difficile à calmer, mais il est aussi plus difficile pour la cible de résister. Si vous avez évalué avec précision les résultats de votre organisation jusqu’ici, et si les escalades antérieures ont réussi, alors la prochaine étape signifie une meilleure chance de succès.
Maintenant, cette protestation surnommée Electric Erevan, organisée sous le nom de projet Non au pillage, contre l’augmentation du coût de l’électricité, est promue comme une protestation interne auto-organisée qui n’a pas de leader ni d’affiliation politique, y compris avec l’opposition.
Les militants affirment, et beaucoup le croient, qu’il n’y a pas de dimension politique, pas de slogans politiques, et aucun appel à la démission. Ils affirment qu’ils ne sont contre aucun pays (Russie), ni en faveur d’autres pays ou organismes internationaux (États-Unis ou l’Otan), et qu’ils n’appellent pas à la révolution ni n’exigent un changement de politique du gouvernement.
A ce stade, nous pouvons voir qu’ils ont tenté de présenter les protestations comme étant neutres politiquement, et demandant uniquement une enquête sur le fonctionnement des réseaux électriques de l’Arménie.
La demande des protestataires révèle la véritable cible
La raison pour laquelle cette demande est en effet politique, géopolitique, géostratégique, est que le distributeur d’énergie Réseaux électriques d’Arménie est contrôlé par l’un des successeurs du géant russe de l’électricité, Unified Energy System of Russia (RAO UES). En vertu d’un plan de réorganisation de 2008, RAO UES a techniquement cessé d’exister, avec 51% des parts de l’État largement privatisées, mais le réseau successeur continue communément d’être appelé par ce nom par habitude, et parce que les différentes entités sont essentiellement gérées de la même manière centralisée.
Ce qui en fait un narratif parfait pour diriger ce mécontentement dans le sens anti-russe, et jeter le blâme sur la relation du gouvernement avec des entreprises russes. Le but de cet appel à une enquête sur les réseaux électriques de l’Arménie est plus clair quand nous comprenons qui les organisateurs de la manifestation ignorent : la société américaine ContourGlobal.
ContourGlobal a acheté le Vorotan Hydro Cascade, un complexe composé de trois centrales hydroélectriques, le 6 juin 2015. ContourGlobal a ensuite augmenté ses coûts d’exploitation prévus, forçant la main du gouvernement pour qu’il répercute l’augmentation sur les consommateurs par le biais du distributeur, Réseaux électriques d’Arménie.
En d’autres termes, les exigences des organisateurs des manifestations excluent à la fois les faits et l’histoire récente de la question, en se concentrant plutôt sur un élément en aval, le distributeur.
Plutôt que d’exiger la socialisation de Vorotan Hydro Cascade, les organisateurs de la protestation – non sans raison – orientent hystériquement le public dans une direction anti-russe. Cette hystérie se concentre seulement sur les réseaux électriques de l’Arménie et son contrôle par RAO UES. Cette relation est renforcée par l’Union eurasienne.
Les économies d’échelle ont tendance à fournir des biens et services à un coût inférieur à celui d’opérations de moindre envergure. L’Arménie a une population d’environ 3 millions de personnes. RAO UES, dans le sillage de l’effondrement de l’URSS, était bien placée pour gérer les affaires de Réseaux électriques d’Arménie. RAO UES a essentiellement hérité du système utilisé par l’URSS, qui avait été conçu pour maximiser la production sur une base non lucrative, en utilisant un système de gestion centralisée. Cependant, RAO UES et ses successeurs ne sont plus à but non lucratif, et l’indignation du public porte sur le fait qu’un utilitaire de base comme l’énergie soit géré dans un but lucratif.
Néanmoins, on peut croire au premier abord que la demande limitée de se concentrer seulement sur la RAO UES pourrait être assez bénigne : tenir compte des exigences des manifestants, mener l’enquête et gérer les postes budgétaires concernés, ou s’endetter davantage afin de subventionner le coût des hausses de tarif.
Organiser et manipuler: la course à l’escalade
En fin de compte, la tactique des Révolutions de couleur – en empruntant à la riche histoire des protestation sociales par les mouvements de gauche, étudiés par Saul Alinsky dans Règles pour les radicaux – commence avec des exigences minimales avant de passer à des maximales. Cela déplace le mouvement de protestation au départ relativement bénin, basé sur un cadre populaire de manifestation pacifique et des exigences apparemment réalistes et nécessaires, vers une scène de chaos et de désordre qui oblige les forces de l’ordre à agir, ce qui finalement délégitime le gouvernement déjà chancelant.
Les exigences changent au fur et à mesure que les choses changent ; la nature de la tactique Révolution de couleur implique toujours une liste de demandes qui évoluent et changent selon les étapes d’une planification stratégique. Chaque réforme que le gouvernement accepte à titre de compromis, pour répondre aux exigences des organisateurs de la manifestation, n’est pas considérée par ces derniers comme un signe de bonne volonté de la part du gouvernement.
Les concessions sont plutôt utilisées comme une preuve que le gouvernement a eu tort dès le départ, la preuve aussi que tous les excès présumés dans l’application des lois étaient en effet des actes criminels, et la preuve enfin que le peuple est de plus en plus fort, que le gouvernement a peur, qu’il est faible et divisé, et que le moment est venu d’aller de l’avant avec de plus en plus de demandes.
Alinsky fait une distinction intéressante entre l’organisation et la manipulation. Il y a organisation lorsque le deus ex machina agit dans l’intérêt de ceux qui sont dirigés. La manipulation, c’est l’inverse : le leader agit contre les intérêts de ceux qu’il dirige. Compte tenu des résultats de la tactique Révolution de couleur dans les dernières décennies, l’adoption par les États-Unis de l’œuvre de Alinsky correspond probablement à la dernière description; et par les propres idées qu’ils professent, les employés et les bénévoles de ces ONG US adossées à Electric Erevan devraient être appelés manipulateurs et non organisateurs.
De la révolte à la révolution : la psychologie de la dynamique de groupe
La psychologie de groupe des protestataires qui campent à Erevan change de jour en jour. Plus les manifestants passent de temps ensemble, plus ils ont des souvenirs communs et plus ils pensent et agissent comme une seule entité. Le ton du mouvement de protestation devient plus sévère, plus fataliste : il devient l’ultime position finale. Les manifestants sont manipulés par les organisateurs et perdent tout sens de l’histoire ou de la proportion. Ceux qui parlent le plus, qui appellent à des réunions régulières, semblent des personnages charismatiques honnêtes et naturels. Ils projettent et communiquent symboliquement la bonté. En réalité, ils sont très entraînés, et leur première tâche est de minimiser ou de dissimuler l’organisation qui les a embauchés et formés, et le caractère organisé de la procédure. Le témoignage sous serment des participants réguliers du campement affirmant qu’il n’y a pas de leadership est un témoignage honnête ; la simulation a été très bien exécutée.
Une autre raison pour laquelle les manifestants réguliers en Arménie ne croient pas qu’ils sont menés, est que le leadership est souvent conçu comme une seule personne, attirant les gens à elle.
Le leadership est conçu comme étant assuré par des gens qui parlent bien, professionnels, comme les gens que nous voyons à la télévision, comme ceux qui remportent les élections.
Alinsky enseigne dans les Règles pour les radicaux que le leadership ne s’exerce pas en tirant les gens à soi, ou en se tenant debout à l’avant, mais plutôt en poussant par derrière. La plupart des gens ne veulent pas diriger les autres, et ils craignent de parler en public. Les tactiques des syndicats et des organisations communautaires enseignent que les leaders efficaces agissent comme s’ils ne voulaient pas diriger, ils peuvent même feindre un peu d’inconfort et d’humilité à parler publiquement. La masse commence alors à s’identifier très intimement avec cette personne qui conduit en poussant.
Comment le 1% prétend être les 99%
Une méthode de la tactique utilisée en Yougoslavie, en Syrie, en Ukraine, en Macédoine, et en Arménie, fonctionne de cette manière, elle est identique à la méthode d’incitation à l’émeute : dans une foule d’un millier de personnes, dix ou quinze individus crient dans la foule. Leurs paroles sont émouvantes, leurs sentiments semblent honnêtes ; mais leur calendrier et son contenu sont programmés. Ils peuvent sembler en désaccord les uns avec les autres sur des questions mineures, mais ils sont d’accord sur l’essentiel – les choses doivent dégénérer et «nous ne partirons pas, jusqu’à la victoire». L’État va riposter «et nous devons être prêts à rester ici pour supporter leur violence. Ils utilisent la violence parce qu’ils ont peur de nous, cela prouve que nous allons gagner et ils le savent».
Bien que représentant au départ seulement 1% des manifestants, leur monopole sur le temps et le message crée un sentiment d’unanimité, de consentement mutuel, et un consensus au sein de la foule. Chaque individu croit, à tort, que ce que ce que disent ces organisateurs infiltrés reflète l’opinion de la majorité ; mais à travers ce processus, la simulation du consensus est réifiée et, dans la réalité, devient le point de vue majoritaire.
La science des organisations montre que les manifestations de masse sans organisation ni leadership ne se produisent pas de manière efficace, voire pas du tout. Quand elles sont efficaces et apparaissent comme spontanées et sans chef, c’est intentionnel de la part des organisateurs de la manifestation.
Freud et l’anarchisme
Cette attraction de masse pour la résistance spontanée s’inscrit dans une variante simplifiée émotionnelle de l’anarchisme / idéalisme radical-libéral : des conceptions abstraites de la liberté qui sont irrationnellement connectées à la vie matérielle physique.
Ces concepts sont souvent compris et même verbalisés comme des préoccupations sociales sur les conditions de travail, les attentes sociétales sur le sexe ou sur les actes répréhensibles du gouvernement ou des multinationales. Cependant au niveau subconscient, ces aspirations à la liberté sont enracinées dans les conflits concernant des questions existentielles innées à l’expérience humaine, et subsistent au niveau de la psyché comme une force motrice. Ce qui est écrit, fort à propos, avec une clarté remarquable par les théoriciens de la Révolution de couleur, et emprunte énormément à l’œuvre de Sigmund Freud Malaise dans la civilisation.
Pour Freud, les êtres humains ont évolué sur des millions d’années dans des conditions de pré-civilisation, où l’expérience humaine s’est forgée dans une lutte pour la survie marquée par l’adversité.
Ainsi chaque concession par le gouvernement tend à résoudre des problèmes réels, mais excite simultanément la nature illimitée de l’imagination en ce qui concerne le domaine des possibilités ouvertes. Ainsi, les demandes initiales relativement simples des manifestants ne sont, ou n’étaient pas, aussi importantes que ce qu’en disent les organisateurs à un moment donné. Ce qui importe est le jeu des forces et la création de nouveaux faits accomplis sur le terrain, qui génèrent à leur tour des changements dans la conscience collective. Dans le contexte de nombreux acteurs mondiaux avec plusieurs hégémonies concurrentes, il est irrationnel de penser que ces hégémonies ne se font pas concurrence pour le contrôle du mouvement de protestation. Dans de nombreux cas, ils l’ont financé.
Ce que nous pourrions attendre des manifestants
A un stade ultérieur de la manifestation, les médias occidentaux se concentrent uniquement sur certaines personnes qui ont déjà été sélectionnées par les organisateurs pour être interrogées. Cette situation est commune à la fois dans les syndicats et les organisations communautaires aux États-Unis. Les délégués du personnel seront les seuls à parler aux médias quand ils se présentent comme des manifestants ; ils sont presque impossibles à distinguer visuellement, ils semblent seulement un peu plus cultivés ou intelligents que la moyenne. Il est souhaitable de préparer des éléments de langage à destination des manifestants sélectionnés qui pensent déjà ce que vous voulez qu’ils disent avant de les présenter aux médias.
Cela nécessite aussi un encadrement qualifié pour les liaisons et les communications aux médias travaillant pour l’ONG, mais surtout une participation volontaire de ces derniers. La BBC, CNN, et d’autres relais similaires de la propagande de l’Otan , sont toujours prêts à coopérer.
A ce stade, plus tard, la personne interrogée pourra exagérer, inventer, ou fausser le récit sur la nature de l’intervention de la police qui sera livré à l’audience du public occidental, avec les références culturelles occidentales appropriées et les récits qui justifient des changements dans l’action de leurs propre gouvernements contre le régime ciblé.
D’autres fois, la BBC, CNN et les autres vont purement et simplement inventer ou lire un script qui explique la présence des manifestants. Ils diront seulement :
«Après la répression brutale par les forces de sécurité du régime, ce qui a commencé comme une protestation sur les tarifs de l’électricité s’est transformé en une manifestation demandant la démission du gouvernement.»
Le spectateur voit, en direct ou sur des images d’archives tournées quelques semaines auparavant, des dizaines de milliers de manifestants qui sont là tout simplement pour protester contre les tarifs d’électricité. Mais il entend en même temps le récit de la BBC. Dans cette présentation des faits, le langage et les images se combinent pour créer une perception basée sur le fait que les images sont la preuve du commentaire. Ainsi, la combinaison de sons et d’images des médias crée une vérité distincte de ce qui s’est effectivement produit.
Cela va créer la justification dont l’Ouest a besoin pour sanctionner et engager d’autres formes de guerre du genre Printemps arabe contre le régime cible. Il faut maintenant comprendre comment une Révolution de couleur se transforme en Printemps arabe.
Comment contrer la Couleur avant le Printemps
Ce que le gouvernement arménien peut faire est d’utiliser la même science de l’organisation, et travailler les protestations dans le sens inverse. Il ne devrait pas, dans la plupart des cas, engager les forces de l’ordre pour expulser les campements. Au contraire, il doit couper la tête et prendre le contrôle du corps.
Les gouvernements ciblés par cette tactique ont besoin de leur propre équipe d’organisateurs communautaires et de travailleurs contestataires pour infiltrer et contre-agiter, en utilisant les mêmes méthodes de direction en coulisse pour discréditer les leaders établis sur le terrain. Dans certains cas, des bagarres à mains nues peuvent être provoquées avec les organisateurs identifiés afin de justifier leur éloignement individuel du site. C’est pourquoi ces gouvernements devraient déjà avoir une opération miroir en place ; nous avons vu celle utilisée avec une grande efficacité à la fois par la Russie et par la Macédoine.
Ensuite, ils doivent agir à l’extérieur pour arrêter les organisateurs au prétexte de diverses charges, hors caméra. Les tribunaux doivent être prêts à commander des saisies d’actifs des ONG, des fermetures de bureaux, même temporaires, et même si les fonds sont finalement restitués.
Le campement des manifestants sur le terrain est considéré comme une forteresse. Une intervention directe des services de sécurité du gouvernement contre les manifestants sera perçue comme un crime contre l’humanité.
La méthode correcte contre cette situation est de mener une contre-siège. Le campement fonctionne sur un réseau d’approvisionnement par des lignes à la fois réelles et virtuelles. Ces lignes doivent être coupées, tout en facilitant leur accès aux agents du gouvernement qui font le contre-travail. Finalement, la ligne normale prévaudra comme le modèle prédominant parmi les manifestants, les anciens dirigeants seront marginalisés, et de nouveaux leaders sains pourront émerger.
Alors seulement le gouvernement pourra annoncer des concessions, dans le cas de l’Arménie, l’abrogation de la hausse des taux ou une sorte de subvention. Une concession du gouvernement avant que le leadership de protestation adéquat soit mis en place ne conduira qu’à amplifier les crises, comme décrit précédemment.
Pour les prévenir, en premier lieu, et en visant à long terme, les sociétés doivent travailler à créer une vie culturelle riche, basée sur des amis et des familles, et sur des associations fondées sur des buts collectifs. Ceux-ci peuvent être construits et consolidés quelle que soit la façon dont la tradition les fournit. Cela peut être renforcé en opposition à la vie relativement futile proposée par le libéralisme commercial occidental dans le modèle du consommateur individualiste. Le modèle occidental engendre l’aliénation, la dépression, l’introversion, la répression et l’angoisse. Ce sont des conditions préalables pour que ces problèmes psychologiques négligés soient redirigés et se manifestent dans des mouvements de protestation qui perdent le sens des proportions et de la réalité.
Enfin, une bonne culture ne peut pas résoudre ou masquer la corruption réelle émanant des aventuriers du capitalisme. Les problèmes économiques existants sont souvent d’ordre politique, comme dans le cas des marchés de l’énergie en Arménie. Les gens doivent apprendre à créer des mouvements sociaux réels qui ne soient pas une partie de la tactique des Révolutions de couleur. La différence est que ces dernières fonctionnent uniquement avec un soutien étranger massif, et principalement aussi par la façon dont le public occidental interprète les récits des médias, qui justifient l’action des gouvernements occidentaux contre les gouvernements cibles. La tactique reproduit aussi la méfiance et la division dans les sociétés, comme une règle et comme un objectif.
Si le gouvernement arménien n’avait pas permis la vente de l’une de ses ressources les plus précieuses aux États-Unis, il aurait eu plus de contrôle sur les coûts du distributeur d’électricité, et il n’y aurait pas eu une augmentation de prix.
Remédier à ce problème nécessite un changement dans les engagements et la réflexion en matière de gouvernance arménienne. Les infrastructures de base sont un élément essentiel de la vie économique et sociale, mais aussi une grande partie de la souveraineté. Les procureurs arméniens peuvent chercher à savoir à quoi les manifestants sont intéressés, et constater que les États-Unis se sont entendus pour créer ce problème afin de dynamiser l’instabilité en Arménie. Cela pourrait être utilisé comme un prétexte légal pour dénoncer l’accord avec ContourGlobal. Ensuite, l’État serait dans une bonne position pour nationaliser cette ressource précieuse d’électricité hydraulique.
Le mouvement de protestation redirigé pourrait ajouter la demande d’un comité de supervision publique indépendant, composé de dirigeants de confiance, d’universitaires et de lanceurs d’alertes. Ils auraient un droit de veto sur certaines décisions du conseil d’administration de l’entreprise hydro-électrique nationalisée.
Conclusion
Le mouvement de protestation à Erevan sur le projet d’augmentation du prix de l’électricité présente beaucoup de signes clairs de la tactique des Révolutions de couleur.
Les États-Unis eux-mêmes s’impliquent dans une grande partie du financement des mouvements de protestation, et ce dans le but de travailler contre les intérêts des manifestants eux-mêmes. Mais cela ne signifie pas que les exigences à Erevan et ailleurs ne sont pas légitimes, ou ne reflètent pas les intérêts réels du peuple. Ce n’est pas incompatible et il est difficile de le comprendre avec les seules lunettes de la dichotomie.
Les États-Unis créent des problèmes économiques concrets, exportent leur chaos. Ils interviennent ensuite de l’autre côté et gèrent l’orientation des efforts dans la lutte contre les problèmes qu’ils ont créés. Mais les solutions que celle-ci propose créent en fait davantage de problèmes.
Les organisateurs des protestations et les participants ont tendance à souligner que leurs objectifs sont limités, simples, définis et réalisables. C’est vrai dans les premiers stades, mais le discours peut changer rapidement lorsque les conditions sont remplies. Finalement, les organisateurs travaillent en étroite collaboration avec les médias occidentaux à façonner la perception des événements, restituant une réalité très différente de ce qui se passe effectivement. Ce formatage est d’abord destiné aux citoyens du pays cible, dans les médias locaux, dont les propriétaires font partie du réseau de l’Ouest.
Les gens dans la modernité ont tendance à partager des aspirations vagues et frustrées pour la liberté et l’individualisme, des sentiments que beaucoup de gens éprouvent, suite à l’impression d’avoir été incompris dans leur enfance. Les difficultés à grandir spécifiques à l’occidentalisation sont politisées d’une manière manipulatrice dans les schémas d’organisation politique post-modernes. Le sexe et la sexualité ne sont également pas hors du champ en termes de manipulation. Les problèmes abstraits ou innés, liés à l’expérience humaine, se concrétisent et prennent forme dans l’organisation des Révolutions de couleur.
Ils sont combinés avec de vrais problèmes concrets, souvent économiques et politiques, mais ils le sont de manière à ce que toutes les solutions réalisables et les concessions des autorités soient rejetés pour des raisons irrationnelles, basées dans le psychisme comme force motrice.
La tactique de la Révolution de couleur peut être renversée avant qu’elle n’arrive jusqu’au Printemps arabe si le régime ciblé a lui-même également accès à la technologie de l’organisation des communautés. Le siège occupé peut être infiltré, et les lignes d’approvisionnement peuvent être coupées.
La tactique de la Révolution de couleur exige certains pré-requis, y compris l’accès des États-Unis aux sociétés sous le couvert du pluralisme et de la société civile. Cet accès peut passer par des organismes de bienfaisance non lucratifs, dont les gestionnaires peuvent être forcés, pour commencer, à s’enregistrer comme organisation étrangère. Le problème est que certaines de ces organisations passent par l’ONU, donc un mouvement mondial de sensibilisation doit être entrepris contre l’abus des institutions des Nations Unies, complices des malversations de l’empire.
Les révolutions de couleur peuvent être évités si :
1. Il y a une monoculture multi-générationnelle forte qui donne aux gens un sentiment robuste des principes et de l’histoire de la communauté, ce que le modèle du citoyen ne fait pas. En effet, ce dernier modèle est atomisé dans des projets sociaux occidentaux et modernistes dans le moule de la société américaine.
2. Les actifs économiques et infrastructurels critiques sont des propriétés d’État gérées par l’État, et toutes les coupes nécessaires dans la santé, le logement, l’éducation et le bien-être général sont un dernier recours et non les premières mesures à prendre en cas de crise.
Joaquin Flores est un expatrié mexicain-américain basé à Belgrade. Il est analyste à temps plein et directeur du Centre d’études syncrétiques, un groupe public de réflexion géostratégique et de conseil, ainsi que le co-rédacteur en chef du service de nouvelles Fort Russ. Son expertise englobe la main-d’œuvre, la politique et l’organisation des communautés ainsi que la géopolitique de l’Europe de l’Est, de l’Eurasie, avec une forte compétence dans les affaires du Moyen-Orient. Flores est particulièrement habile à analyser l’idéologie et le rôle de la psychologie de masse, ainsi que les méthodes de la guerre de l’information dans le contexte de la G4G et des nouveaux médias. Il est politologue et a été formé à l’Université d’État de Californie. Aux États-Unis, il a travaillé pendant quelques années comme organisateur syndical, négociateur en chef et stratège pour une importante fédération syndicale.
Laissez un commentaire Votre adresse courriel ne sera pas publiée.
Veuillez vous connecter afin de laisser un commentaire.
Aucun commentaire trouvé