Dans sa [chronique du 7 décembre, Christian Rioux->10710] découvre -- et nous fait découvrir -- une nouvelle expression apparue, dit-il, dans les lettres d'opinion des journaux, mais surtout dans les premières pages du document de consultation de la commission Bouchard-Taylor, où on la dénombrerait une dizaine de fois.
Pour M. Rioux, l'expression permet d'éviter de parler de ce qui permet justement de vivre ensemble, c'est-à-dire une langue et une culture communes. «Aurait-on peur, écrit-il, de choquer en affirmant que les Québécois, les Irlandais ou les Français se sont toujours définis par leur langue et leur culture communes et non par un hypothétique vivre-ensemble?»
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Que l'expression «vivre-ensemble» soit utilisée à toutes les sauces est indéniable->http://archives.lautjournal.info/autjourarchives.asp?article=392&noj=196]. Mais attardons-nous, comme nous y invite Christian Rioux, à sa fonction de substitut à la langue et à la culture.
Depuis le célèbre discours de Jacques Parizeau sur les «votes ethniques» le soir du référendum de 1995, une frange importante -- et dominante jusqu'à tout récemment -- du mouvement nationaliste québécois a cherché à dissocier le concept de nation de toute référence à la langue, à la culture et à l'histoire.
[Les promoteurs de ce nationalisme dit «civique» ont publié un Manifeste (Le Devoir, 9 janvier 2001)->10817] dans lequel ils proposaient une approche basée «avant tout sur la Charte des droits et libertés de la personne» et un nationalisme axé sur «la volonté des individus de la collectivité plutôt que sur les déterminants ethniques». En d'autres mots, sur le «vouloir-vivre-ensemble»!
Un emprunt à Ernest Renan
Le fait de vouloir substituer le «vivre-ensemble» à la langue dans la définition de la nation n'est pas un phénomène nouveau. C'était la position développée par Ernest Renan dans son célèbre texte «Qu'est-ce qu'une nation?» paru en 1882.
«Une nation, écrivait Renan, est une âme» constituée de deux choses: «L'une est la possession en commun d'un riche legs de souvenirs; l'autre est le consentement actuel, le désir de vivre ensemble.»
Aujourd'hui, nos partisans du «vivre-ensemble» n'ont que faire de l'héritage commun, mais ils aiment bien citer cette phrase de Renan selon laquelle «l'existence d'une nation est un plébiscite de tous les jours».
Il est compréhensible que Renan n'ait pas retenu la langue comme critère de la nation. Son texte a été écrit pour réclamer le rattachement de l'Alsace-Lorraine à la France plutôt qu'à l'Allemagne malgré la présence d'une population en majorité germanophone de naissance. «Il y a dans l'homme, écrivait Renan, quelque chose de supérieur à la langue: c'est la volonté.» Dans le cas précis qui l'intéressait, c'était la volonté présumée des habitants de l'Alsace-Lorraine de faire partie de la France plutôt que de l'Allemagne.
On se rappellera que l'Alsace-Lorraine a été annexée par l'Allemagne en 1871 et qu'elle subira trois autres transferts de souveraineté, en 1919, 1940 et 1945, sans jamais la moindre consultation de sa population.
La langue d'usage public
Contrairement à Renan, nos partisans du «vivre-ensemble» ne peuvent totalement faire abstraction de tout référent linguistique. Ils se sont donc rabattus sur le concept de langue d'usage public et ils ont écarté les données lourdes de langue maternelle et de langue d'usage sur lesquelles se basent depuis toujours les démographes pour mesurer la vitalité d'un groupe linguistique.
La langue d'usage public est un concept fumeux d'une langue sans racines, dont nous devrions pourtant être les premiers, nous Québécois, à connaître la grande fragilité. Les plus âgés se rappelleront de cette époque pas si lointaine où la langue d'usage public était l'anglais pas seulement dans les grands magasins de Montréal, mais dans tous les domaines de la vie publique, malgré une population très majoritairement francophone. Une situation qui est toujours la norme dans la plus grande partie du West-Island.
La plupart d'entre nous ont également expérimenté des situations où la présence de quelques unilingues anglophones -- parfois même un seul -- amène un groupe composé majoritairement de francophones à passer à l'anglais comme «langue d'usage public».
Aussi, avec le recul démographique des francophones sous la barre des 50 % sur l'île de Montréal, il n'est pas exagéré de craindre que la langue d'usage public bascule en quelques années du français à l'anglais, étant donné la pression extraordinaire qu'exercent le marché du travail, les médias de masse et l'environnement nord-américain en faveur de l'anglais.
L'autre côté de la médaille
Il y a deux côtés à la médaille du «vivre-ensemble». Il y a ceux qui répudient toute référence (ou presque) à la langue. Mais le «vivre-ensemble» se présente aussi sous la forme du cosmopolitisme, comme nous en avons un exemple dans la libre opinion de l'écrivain Marco Micone parue dans Le Devoir du 28 novembre sous le titre «[Nous, les Québécois->10527]».
Marco Micone écrit que «dans la région de Montréal surtout, on assiste à une cohabitation cosmopolite à la fois harmonieuse et diversifiée reflétant à la fois le "vouloir-vivre-ensemble" et l'hétérogénéité autant de la communauté d'accueil que de la population immigrante».
Dans ce contexte cosmopolite, «l'identité, individuelle ou collective, peut difficilement», selon lui, «être traduite par une seule langue». Aussi, en conclut-il que «nous, les Québécois, n'avons pas que le français comme langue identitaire».
Étant écrivain, Marco Micone donne tout naturellement l'exemple de la littérature pour illustrer son point de vue. «Par littérature québécoise, il faut entendre la somme des oeuvres littéraires produites par ces communautés, qu'elles soient écrites en français, en anglais ou dans l'une ou l'autre des langues autochtones», affirme-t-il.
«Par conséquent, enchaîne-t-il, l'utilisation du français comme seul critère équivaudrait à plus ou moins ethniciser la notion de littérature québécoise et à faire fi de notre identité fondée sur des valeurs civiques et sur l'appartenance à un territoire.» Et de conclure que «nous, les Québécois, sommes désormais aussi diversifiés que notre littérature».
On ne voit pas trop pourquoi il faudrait opposer la langue aux valeurs civiques et à l'appartenance à un territoire. À moins d'adhérer à la vieille conception du nationalisme ethnique des Canadiens français coast to coast à la Jean Chrétien. Nous nous sommes démarqués de cette conception lors de la Révolution tranquille. Désormais, avons-nous alors proclamé, la nation québécoise a une langue, une culture, une histoire, une vie économique et un territoire qui lui sont propres. Conséquemment, notre littérature nationale a non seulement une langue -- le français -- mais également un territoire -- le Québec. Et elle comprend des auteurs comme Dany Laferrière ou Sergio Kokis qui écrivent en français et publient au Québec.
Mais elle n'inclut pas Mordecai Richler. Cela n'enlève rien aux qualités littéraires de ses oeuvres, mais elles appartiennent à la littérature canadienne-anglaise. Tout comme les oeuvres des écrivains autochtones s'inscrivent dans la littérature des nations autochtones.
Dire ce qu'on refuse de nommer
Que Marco Micone ait choisi d'emballer son «vivre-ensemble» dans le cosmopolitisme n'est pas anodin. Il faudrait en mesurer les ramifications politiques.
Par exemple, au moment où de plus en plus de défenseurs du fait français remettent en question l'augmentation de la fréquentation des cégeps anglophones par des allophones ayant fait leurs études primaires et secondaires en français et se demandent s'il ne serait pas pertinent d'étendre au réseau collégial les dispositions de la loi 101 sur la langue d'enseignement, on peut se demander si la position avancée par Marco Micone ne pourrait pas être invoquée par les défenseurs du statu quo. Le cégep anglophone n'est-il pas le lieu par excellence du cosmopolitisme?
Comme l'écrivait Christian Rioux, «ce fameux vivre-ensemble ne se caractérise pas tant par ce qu'il veut dire que par ce qu'il semble refuser de nommer».
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Pierre Dubuc, Directeur de L'aut'journal
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