À propos d'un faux procès et d'autres procédés douteux

Comme partout ailleurs, nous avons une difficile conciliation à faire entre l'identitaire et le droit. À cet égard, toute proposition claire et raisonnable est évidemment la bienvenue.

Interculturalisme - subversion furtive, déniée (le progressisme a ses contraintes...)

Depuis quelques années, je suis régulièrement pris à partie à cause d'un article paru dans Le Devoir du 24 mars 1999. Le texte original s'intitulait: «Diversité et identité québécoises: jeter les souches au feu de la Saint-Jean-Baptiste?» Sur cette base, on me fait un curieux procès. Moi qui suis souvent accusé d'être un historien trop nationaliste, je proposerais d'abolir la mémoire nationale.
Dans l'esprit d'un multiculturalisme radical, je voudrais sacrifier l'héritage de nos luttes et tout un passé douloureux marqué d'oppression et d'humiliation. Il faudrait donc, par esprit d'accommodement, en finir avec «nos racines» et opter pour une sorte de table rase. C'est très gênant. Car ces idées, est-il besoin de le rappeler, sont aux antipodes de ce que j'ai toujours défendu.
Le fond de l'affaire
Si l'on se rapporte au contenu de l'article, que trouve-t-on au juste? Le texte voulait attirer l'attention sur les nouvelles conditions d'intégration de la nation québécoise dans un contexte de diversité croissante. Je soulignais la nécessité de respecter cette diversité, mais en la conjuguant avec une appartenance, une solidarité et des symboles communs. Je m'élevais contre une conception monolithique, trop homogène de l'identité nationale. J'avais soin de préciser qu'en tout cela, «il ne s'agit nullement de nier le poids historique et sociologique de la composante canadienne-française, mais de briser des solitudes». J'affirmais aussi que, pour fonder une identité québécoise, une langue commune et des règles universelles abstraites ne suffisent pas.
Dans la direction opposée, je rejetais les «cloisonnements ethniques», sources de durcissements et de tensions. Je critiquais «une philosophie trop exclusive des identités, des fidélités et des racines», au nom de l'ouverture et des nécessaires interactions. En conclusion, et c'est le coeur de l'affaire, je dénonçais «l'esprit de la souche», que je caractérisais dans ces termes: «l'insécurité chronique et la méfiance qui poussent au repli et à la crainte de l'autre, qui entretiennent une mémoire exacerbée des vexations anciennes, qui durcissent les solitudes actuelles, compromettent les partenariats, empêchent toute possibilité de greffe». J'invitais les Québécois de toutes cultures à se départir de cet esprit. C'est en ce sens, et en ce sens seulement, que je suggérais de «jeter les souches au feu de la Saint-Jean». J'insiste: le message s'adressait autant aux minorités culturelles tentées de faire bande à part qu'à la majorité francophone.
Semer la confusion
J'adhère toujours à ces énoncés. Face à la diversité, qui donc voudrait plaider pour le repli et l'exclusion? Ou s'opposer aux interactions, à la solidarité, aux rapprochements? Ou recommander la méfiance et la crainte de l'autre comme recettes en matière de relations interculturelles? L'interprétation que l'on a tirée de mon texte et que l'on se plaît à répandre à mes dépens a de quoi surprendre. Le titre de l'article lui-même y est certes pour quelque chose, le point d'interrogation qui l'accompagnait ayant disparu dans la publication. Mais, de toute évidence, il y a beaucoup plus.
Dans le débat sur l'identité nationale, certains intervenants (très actifs dans la revue L'Action nationale, notamment) s'emploient à semer la confusion plutôt que de s'efforcer à clarifier les questions complexes que nous devons résoudre. L'un de leurs procédés consiste à assimiler cavalièrement des notions fondamentales pourtant fort distinctes. Ainsi, on présente systématiquement comme synonymes et irrecevables a) le pluralisme, qui est une orientation générale prônant une gestion démocratique de la diversité, b) le multiculturalisme, qui en est l'application canadienne-anglaise et que les Québécois, avec raison, s'accordent massivement à rejeter, et c) l'interculturalisme, qui est une conception québécoise originale, extrêmement prometteuse en ce qu'elle propose une voie mitoyenne entre la fragmentation et l'assimilation pure et simple (parmi diverses références, voir la mise au point que j'ai faite sur ce sujet dans Le Devoir du 20 mai 2009). Mais ces trois notions sont délibérément confondues. Par ignorance?
Un deuxième procédé, facile et peu coûteux, consiste à associer gratuitement la pensée d'un interlocuteur au fantôme de Pierre Elliott Trudeau, ce qui dispense d'argumentation ou d'analyse. D'autres procédés (dont M. Mathieu Bock-Côté, en particulier, semble se faire une spécialité) mêlent sans scrupule la pratique de la citation tronquée, de l'omission, de l'interprétation à contresens, de la généralisation à l'emporte-pièce, de l'hyperbole, de l'amalgame, du catastrophisme, etc. Ainsi, et pour m'en tenir à ce seul exemple, on fait dire tant de choses au rapport de la commission Bouchard-Taylor (sans l'appui de références) que, par moments, je ne m'y reconnais plus moi-même.
Les conditions d'un débat
Il y a pire. Ces tentatives de discréditation des thèses adverses servent en réalité d'alibi. S'il faut rejeter l'interculturalisme, comme ces intervenants le pensent, par quoi le remplacer? Voilà ce qu'ils ne nous disent pas. À travers leurs attaques virulentes, on croit deviner des sympathies pour un modèle d'assimilation/exclusion, mais sans affirmation explicite ni définition élaborée. Ce que l'on souhaiterait de la part de ces objecteurs, c'est qu'ils présentent au grand jour une véritable proposition qui montrerait clairement une autre façon d'aborder la diversité ethnoculturelle québécoise.
Mais une façon qui serait a) conforme aux exigences de la démocratie et du droit, b) adaptée aux défis et contraintes de notre temps, c) capable d'articuler efficacement la double obligation d'assurer l'avenir de la francophonie québécoise et de respecter la diversité. Alors seulement, il sera possible d'ouvrir une discussion utile.
Comme partout ailleurs, nous avons une difficile conciliation à faire entre l'identitaire et le droit. À cet égard, toute proposition claire et raisonnable est évidemment la bienvenue.
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Gérard Bouchard - Historien, sociologue et professeur à l'Université du Québec à Chicoutimi

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Professeur, département des sciences humaines,
Université du Québec à Chicoutimi

Coprésident de la Commission de consultation sur les pratiques d'accommodements liées aux différences culturelles





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