La réforme du réseau de la santé telle que pensée par le ministre de la Santé et des Services sociaux, Gaétan Barrette, est à contre-courant des approches jugées efficientes de par le monde, selon des experts québécois en administration de la santé. Regard sur un projet de loi controversé qui promet pourtant de mettre le patient au centre des soins en éliminant la bureaucratie inutile.
Des réformes du réseau de la santé, le chercheur Paul Lamarche en a vu d’autres. Mais en finissant la lecture des 70 pages du projet de loi 10, l’expert en administration de la santé a été pris de vertige. « C’est énorme, énorme, énorme, s’exclame le professeur à l’Université de Montréal. Je crains la catastrophe », lance-t-il.
La vraie réforme du projet de loi 10, contrairement à ce que laisse entendre son titre, ce n’est pas l’abolition des agences. Devenant des centres intégrés de santé et de services sociaux (CISSS), celles-ci ne changent que de nom tout en voyant certaines de leurs responsabilités remonter au ministre de la Santé. Cet arbre cache la forêt. Ce que le projet de loi dicte vraiment, c’est l’abolition du niveau de gestion local du réseau avec la tranformation des 92 CSSS de la province en simples points de service. C’est aussi l’octroi de pouvoirs inédits au ministre de la Santé et des Services sociaux.
Si la plus grosse réforme du réseau jamais entreprise aboutit à un « désastre total », dit le chercheur Denis Bourque, « c’est tout le système public qui perdra sa légitimité. Le risque est grand », affirme le titulaire de la Chaire de recherche du Canada en organisation communautaire. Aussi, même si la réforme n’est « pas inspirante », il croit qu’il faudra se retrousser les manches. « Je ne peux pas m’en faire un défenseur, mais il faut être capable de passer au travers et composer avec ça. Les enjeux sont trop importants. »
Gaétan Barrette a vilipendé l’ancien ministre de la Santé et chercheur Réjean Hébert cette semaine pour avoir dit quela réforme est rétrograde et n’est soutenue par aucune donnée scientifique. M. Barrette l’a traité de « démagogue » avant de présenter des demi-excuses, poussé par le premier ministre qui n’apprécie guère les excès de langage. Or de nombreux autres experts de l’organisation des systèmes de santé partagent l’avis de M. Hébert.
La gouvernance d’un seul homme
Le mot « ministre » apparaît 107 fois dans ce projet de loi de 165 articles. Celui d’« usagers » (oubliez le mot « patient », il y a belle lurette qu’il a été rayé du vocabulaire bureaucratique) : 12 fois.
On pourrait l’appeler le projet de loi Gaétan Barrette. Le Devoir a confirmé auprès de sources bien au fait du dossier que le projet de loi a été élaboré par un cercle très restreint de personnes, comprenant le ministre, son cabinet et un ou deux hauts fonctionnaires du ministère.
Des p.-d.g. d’agences et des directeurs généraux d’établissement se sont sentis insultés d’avoir été tenus à l’écart. Comme le rapportait Le Devoir vendredi, la colère gronde dans le réseau, et les hauts fonctionnaires s’estiment bâillonnés par Québec.
L’ancien ministre de la Santé Réjean Hébert confirme qu’aucune analyse du MSSS ne pointait dans le sens d’une telle réforme avant l’arrivée au pouvoir des libéraux. « On a envisagé la possibilité de passer de 16 à 8 agences de la santé, mais on aurait économisé à peine 25 millions ! Le branle-bas de combat n’en valait pas la peine », relate le Dr Hébert.
Quels pouvoirs le ministre veut-il récupérer ? Les plus importants sont ceux qui ont trait à la mainmise qu’il souhaite acquérir sur la gouvernance du réseau. Il nommera tous les nouveaux dirigeants : p.-d.g., présidents-directeurs adjoints des CISSS et membres des conseils d’administration, même les sept membres indépendants.
Le ministre se donne aussi le pouvoir de faire enquête sur les pratiques des établissements, d’établir des corridors de service, de coordonner des services, dont l’hébergement aux aînés, de forcer l’adhésion à des groupes d’approvisionnement, de décider de la structure organisationnelle des établissements… Et ce ne sont là que quelques exemples.
« Imaginez qu’on ait un mauvais ministre, illustre Paul Lamarche en se gardant de viser M. Barrette. Il n’y a aucune instance pour le ramener à l’ordre, sauf peut-être le premier ministre ! Le postulat, c’est que le ministre a raison, que le réseau doit écouter. Toute critique est perçue comme de la mauvaise foi ou de la résistance au changement. Surtout pas comme une tentative de débattre des idées ! »
Voir grand à défaut de penser «local»
Les fusions envisagées créent des superstructures. On pourrait qualifier le CISSS de la Montérégie de « mammouth » du réseau : une population de 1,5 million de personnes, plus de 11 000 km2 de territoire, des centaines de points de service, dont 10 hôpitaux et 45 CLSC, des dizaines de milliers d’employés. Comparaison : pour une population semblable, à Montréal, on envisage la création de cinq CISSS.
Cette centralisation sans précédent suscite l’inquiétude de Denis Bourque. « Il y a là une forme de dépossession des communautés », dit-il. Il abonde dans le sens d’autres experts que Le Devoir a interviewés, comme Réjean Hébert, Paul Lamarche ou Damien Contandriopoulos, qui affirment que les données scientifiques n’appuient pas un tel exercice de centralisation. « Nous allons accroître la bureaucratie et non pas la réduire », tranche Paul Lamarche.
La réforme absorbe aussi les centres jeunesse et les centres de réadaptation en déficience intellectuelle et physique et en dépendance. L’absence dans le projet de loi de protection de leurs budgets ainsi que de ceux des CLSC ou de la prévention fait craindre aux experts consultés une accentuation marquée de l’hospitalocentrisme au détriment des services sociaux.
« C’est le retour de la mainmise du pouvoir médical », dit Réjean Hébert, qui a repris son poste de professeur à l’Université de Sherbrooke. Qui de l’hôpital spécialisé ou du CLSC aura la voix la plus puissante au sein du nouveau CISSS ? Poser la question, c’est y répondre, avance Denis Bourque. « Je crains fort que la capacité des communautés à agir sur elles-mêmes et à définir leurs priorités soit sérieusement compromise, dit-il. Nous allons avoir besoin de pare-feu pour éviter que toutes les ressources soient absorbées par le curatif et les services spécialisés. »
Économies fictives?
Et les économies tant recherchées, dans tout ça ? Paul Lamarche n’y croit pas. « Les coûts administratifs du système de santé canadien sont parmi les plus faibles au monde. C’est comme si on essayait de couper dans l’épicerie pour équilibrer notre budget sans toucher à la voiture neuve ou à la grosse hypothèque ! », illustre-t-il. Si le ministre tient à sa vision, il croit que celui-ci devrait d’abord l’expérimenter dans une région de taille moyenne, comme Lanaudière. « Je dis toujours à mes étudiants qu’il vaut mieux un petit succès qu’un gros échec », lance-t-il, philosophe.
« On ne fait pas une réforme de cette ampleur pour économiser 220 millions », dit Lise Denis. L’ancienne directrice générale de l’Association québécoise d’établissements de santé et de services sociaux (AQESSS), aujourd’hui consultante, croit que certains redressements dans l’administration du réseau auraient très bien pu être faits sans le virer sens dessus dessous. « Pendant des années, les cadres vont être occupés à jouer à la chaise musicale et personne ne va être disponible pour les vraies affaires, comme le renforcement de la première ligne », se désole pour sa part le chercheur à l’Université de Montréal Damien Contandriopoulos.
Lise Denis voit toutefois certains aspects du projet de loi d’un bon oeil. Elle croit notamment que l’information médicale des patients pourra circuler plus librement entre les points de service et que les corridors de services pourraient être plus faciles à établir.
La plupart des systèmes de santé occidentaux tentent plutôt une décentralisation. À l’exception du système de santé le plus centralisé au Canada, qui se trouve en Alberta. La création il y a quelques années d’Alberta Health a institué deux niveaux hiérarchiques dans le réseau de la santé : le ministre et le p.-d.g. de cette agence unique. Avec quels résultats ? Les p.-d.g. se sont succédé à la tête de cette bête difficile à gérer. Dans un bilan dressé en 2013, l’actuelle p.-d.g., Janet Davidson, conseille au gouvernement de rétablir de nouveaux niveaux hiérarchiques. « L’Alberta dépense plus en soins de santé par habitant que les autres provinces, et même que les autres pays développés. Malgré des investissements que d’autres pourraient envier, la performance n’est pas impressionnante. Des juridictions qui dépensent moins ont de meilleurs résultats en ce qui a trait au temps d’attente, à la satisfaction des patients et à d’autres mesures de la qualité.C’est ingérable, et Alberta Health ne gère même pas les services sociaux », résume Paul Lamarche.
Les oiseaux de malheur qui prédisent l’apocalypse ont tort, martèle le ministre Gaétan Barrette depuis le dépôt de son projet de loi. Il promet des économies de 220 millions par année, moins de bureaucratie et plus de soins. Une promesse à suivre.
RÉFORME DE LA SANTÉ
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