Venus de tous les ports de France, les aventuriers menés par Champlain se retrouvent à Honfleur, porte ouverte sur le monde. - Honfleur -- C'est sur les quais de Honfleur que Rabelais fit partir son héros, le bon géant Pantagruel, vers le pays de l'Utopie. Rabelais écrivait son chef-d'oeuvre deux ans seulement avant la découverte du Canada par Jacques Cartier, et donc 76 ans avant la fondation de Québec. Cela s'appelle avoir du flair. Comment s'étonner alors que, sur les douze voyages que Champlain fit vers le Canada, sept le furent au départ de Honfleur, sans compter un huitième au départ de Rouen dont Honfleur était en réalité le port avancé.
Ne rappelez pas aux Honfleurais que les fêtes du 400e anniversaire de Québec ont été lancées en mai dernier à La Rochelle, d'où Champlain n'est pourtant jamais parti. «C'est un hold-up!», s'exclame spontanément Philippe Grenier, un Tourangeau établi à Honfleur depuis 20 ans. Cet ancien ingénieur qui fait des visites guidées pour l'office du tourisme de la ville a découvert Champlain en 2003. Il était alors convaincu que l'on s'empresserait de fêter l'anniversaire du premier voyage du grand découvreur vers Tadoussac en 1603. Manque de chance, le gouvernement fédéral avait mis toutes ses billes dans l'anniversaire du voyage malheureux de 1604 vers l'île Sainte-Croix, en Acadie. Et comme pour faire exprès, ce satané Champlain était alors parti avec Dugua de Mons du Havre, juste en face, à quelques kilomètres seulement de l'autre côté de l'estuaire de la Seine.
Heureusement qu'est enfin venu 2008. C'est un peu à cause de Philippe Grenier si la ville normande est aujourd'hui tapissée de fleurdelysés. Le drapeau québécois flotte même sur la mairie. «À Honfleur, il n'y a pas une journée où l'on ne pense pas à Champlain», dit le maire de la ville, Michel Lamarre, dont le bureau donne sur le vieux bassin d'où est parti Champlain. À l'époque, il était deux fois plus petit et tenait au sein des remparts, détruits plus tard par l'intendant des finances Colbert. Le bassin est situé près de la porte de Caen, la seule des deux portes de la ville qui soit encore debout.
À Honfleur, Champlain, c'est un peu l'industrie locale. Dans la vieille ville, qui accueille plus de trois millions de touristes par an, des centaines de Québécois viennent chaque année scruter les vieilles pierres à la recherche de la moindre trace du fondateur de Québec. Réjean Gascon, un Québécois établi en France depuis une trentaine d'années, gagne d'ailleurs sa vie à faire de la tire et à chanter des chansons folkloriques. Aujourd'hui, justement, il prépare une soirée dans les magnifiques greniers à sel construits par Colbert en 1670 et qui pouvaient contenir jusqu'à 10 millions de kilos d'or blanc. «Entre Honfleur et Brouage, où est né Champlain, des bateaux faisaient régulièrement la navette pour aller chercher le sel nécessaire au salage de la morue», dit Philippe Grenier. Le jeune marin ne pouvait pas ne pas passer par Honfleur, où se retrouvent d'ailleurs tous ses futurs compagnons.
Une ville d'aventuriers
On sait que François Dupont-Gravé a habité ce qu'on nommait alors «l'enclos», la ville fortifiée. Ce Malouin était établi à Honfleur lorsqu'il participa comme capitaine au premier voyage de Champlain, en 1603. Celui que l'historien Denis Vaugeois qualifie de «mentor» de Champlain aurait traversé l'Atlantique une cinquantaine de fois. Il sera de presque tous les voyages de Champlain jusqu'à sa mort en 1629.
Dans le quartier Sainte-Catherine, sur la rue haute, a aussi habité le calviniste originaire de Dieppe Pierre Chauvin, qui fit aussi le voyage à Tadoussac (1603). «N'eût été son décès en 1603, Pierre Chauvin aurait peut-être fondé Québec», a dit de lui l'historien québécois Bernard Allaire.
On ne sait pas exactement où a habité Champlain à Honfleur, mais on est certain qu'il s'est recueilli dans la très belle église Sainte-Catherine, construite tout en bois et recouverte de bardeaux. Champlain a peut-être même fréquenté la chapelle Notre-Dame-de-Grâce, un peu plus loin, terminée en 1615. Philippe Grenier fait d'ailleurs remarquer que le mot «nef» désigne à la fois les navires à voile du Moyen Âge et la partie centrale des églises.
Champlain, Dugua, Chauvin et Gravé viennent de Brouage, de Royan, de Dieppe et de Saint-Malo, mais ils se retrouvent tous à Honfleur. La plupart ont acquis leur prestige en combattant dans la région contre la Ligue aux côtés du roi de Navarre. C'est ici que se trouvent aussi les armateurs et les assureurs. À l'époque, les taux d'intérêt pour les prêts dits «à la grosse aventure» sont habituellement autour de 25 % pour un simple navire de pêche qui se rend sur les bancs de Terre-Neuve. Selon l'historien Bernard Allaire, ils peuvent atteindre 50 % pour ceux qui, comme Champlain, pratiquent la traite dans des conditions dangereuses.
C'est à Rouen, à 100 kilomètres sur l'estuaire de la Seine, que se concentrent les marchands, les assureurs et les banquiers, dit Philippe Manneville. À plus de 80 ans, Manneville, qui vit dans le centre-ville du Havre où il est né, tient toujours à se qualifier d'historien du dimanche. Pendant des années, cet administrateur d'immeubles a pourtant consacré tous ses temps libres à rédiger une thèse de doctorat sur l'industrie maritime de la région. «À l'époque, Honfleur et Le Havre ne sont que les avant-ports de Rouen, dit-il. On y allège les bateaux avant qu'ils ne s'engagent sur la Seine. Champlain n'a pas le choix de passer par Rouen. Tout se décide dans la capitale de la Normandie. Rouen est alors la deuxième ville du royaume. Aux portes de Paris, elle écoule ses marchandises jusque dans l'Orléanais. Ici, la laine arrive d'Espagne, le bois, de la Baltique et les peaux, du Canada.» Témoignage de cette époque, de nombreux immeubles de Rouen sont encore décorés de têtes d'Indiens. Cavelier de La Salle, fondateur de Lachine et mort au Texas après avoir exploré le Mississippi, était d'ailleurs un fils de Rouen.
La mondialisation avant la lettre
«Si Champlain part de Honfleur, ce n'est pas un hasard, confirme l'historien français André Zysberg, de l'Université de Caen. L'axe de la Seine est central dans cette nouvelle économie-monde qui relie déjà Rouen à Anvers, Lisbonne et Séville.» Disciple de Fernand Braudel et auteur d'une thèse sur les galères dirigée par nul autre qu'Emmanuel Leroy Ladurie, Zysberg a d'abord exploré l'histoire de la Méditerranée avant de s'intéresser à celle de l'Atlantique Nord. «Des personnages comme Champlain vivent la mondialisation avant la lettre, dit-il. La France, pays terrien et catholique, est alors tirée vers le large. La Normandie fait partie de ce réseau international. À Rouen, on trouve des marchands portugais et espagnols. Rouen possède un interland prospère. Puis, il y a Paris avec ses 300 à 400 000 habitants.»
Selon l'historien québécois Bernard Allaire, la fondation d'un premier établissement français permanent en Amérique du Nord est intimement liée à l'organisation du commerce des pelleteries. Tant que la pêche régnait en maître, elle ne nécessitait pas d'installation permanente. Ce n'est pas le cas du commerce des peaux, qui exige l'établissement de relations durables avec les populations amérindiennes. Il faudra attendre la chute d'Anvers, à partir de 1580, et la mode parisienne des chapeaux de castor pour que soient réunies les conditions. «Les chapeaux de castor sont fabriqués dans la capitale et se retrouvent sur les têtes des membres de la cour», écrit Allaire.
«Mais le commerce des pelleteries sera toujours très marginal, précise Manneville. Il ne se comparera jamais avec celui du sucre des Antilles ou de la morue des bancs de Terre-Neuve. Les commerçants l'abandonnent dès que ça ne rapporte pas assez et qu'ils trouvent quelque chose de plus payant.» Voilà qui explique les nombreuses compagnies qui ne cessent de se succéder au Canada. D'ailleurs, Manneville juge les riches commerçants normands peu aventureux. «Ce ne sont pas des pionniers. Ils ne se lancent dans l'aventure que quand ils sont certains que ça rapportera. Ils n'aiment pas le risque. Avec pour résultats qu'ils arrivent souvent trop tard, quand tout est pratiquement terminé.» Faut-il y voir déjà un trait du tempérament prudent de leurs descendants québécois?
Un «savant navigateur»
Si tous les Honfleurais connaissent le nom de Champlain, il suffit de franchir le pont de Normandie pour qu'il redevienne à peu près inconnu. Le Havre et Honfleur se regardent de haut. Pour les Havrais, Honfleur est une gentille bourgade folklorique. Pour les Honfleurais, Le Havre est une cité industrielle sans âme. Champlain a donc toujours été l'affaire privée de Honfleur, la ville touristique si bien préservée, pas du premier port de France. Tellement que même le maire du Havre avait oublié que Champlain était pourtant parti de sa ville en 1604 pour l'Acadie.
«De toute façon, on ne s'intéresse guère aux anniversaires dans une ville où presque tout a été rasé en 1944, dit Claude Briot. Et puis, il y a eu la colonisation et la traite des esclaves qui ont contribué à tout effacer.» Il aura fallu que les Amitiés acadiennes et l'ambassade du Canada à Paris viennent frapper à la porte pour qu'on s'en souvienne. Les membres de la petite Société historique du Havre, dont font partie Briot et son épouse, ne se doutaient pas qu'ils se retrouveraient au centre d'une bataille politique. L'ambassade souhaitait surtout ressusciter le fondateur de l'Acadie, Dugua de Mons. «Ils ne voulaient célébrer que lui, dit Briot. Nous, on voulait évidemment fêter Champlain et le Québec. On n'en avait rien à faire de Dugua de Mons. D'abord, on ne savait même pas qui il était.»
Selon Briot, Champlain avait une bonne raison de partir de Honfleur plutôt que du Havre. «Honfleur était spécialisé dans la construction de bateaux pas très grands, d'environ 150 tonneaux, mais très manoeuvrables pour l'exploration des côtes. On les appelait les roberges.» Il est convaincu que le Don de Dieu, sur lequel Champlain partit fonder Québec, était une roberge normande.
Cet ancien marin s'est pris d'affection pour Champlain, qu'il a tranquillement appris à découvrir. «Champlain était ce que j'appelle un savant navigateur, dit Briot. Tout comme Verrazzano, parti lui aussi du Havre en 1523. Géographe royal, il est aussi hydrographe puisqu'il indique sur ses cartes les profondeurs de l'eau. En plus, il tire les leçons des voyages précédents, où l'on mourait du scorbut. Il insiste sur la nécessité de cultiver des légumes sur place. À l'île Sainte-Croix, il fera même des autopsies pour comprendre les origines de la maladie. C'est un homme des Lumières.»
Briot a récemment proposé de mettre fin aux vieilles rivalités en fusionnant les ports de Rouen, du Havre et de Honfleur afin de concurrencer Anvers, Rotterdam et Londres. Il propose évidemment de nommer ce nouveau port Champlain.
Le fondateur de Québec a dû se retourner dans sa tombe. Le Havre contre Anvers et Londres, c'est l'histoire qui se répète.
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Correspondant du Devoir à Paris
Sur les traces de Champlain
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