Féru d’histoire, matière qu’il enseigna à l’école militaire de Saint-Cyr, Charles de Gaulle porte dans son cœur le Québec, celui de Jacques Cartier, le Malouin, et de Samuel de Champlain, l’homme de Brouage. Il en veut à la France d’avoir lâchement abandonné en 1763 cette terre de culture française, après la défaite de Montcalm face à Wolfe.
Le général de Gaulle connaît le Canada. Il y a séjourné en 1944, 1945 et en avril 1960. En octobre 64, il note que la Reine Elisabeth, en visite au Québec, a été accueillie par un silence impressionnant. Il aimerait bien retourner saluer « les cousins de la belle province » et leur dire deux ou trois choses dont il a le secret.
L’occasion va lui être fournie par Daniel Johnson[1] qui vient d’être nommé à la tête du gouvernement québécois. Johnson a un problème à résoudre, celui de l’égalité des francophones que la commission royale sur le bilinguisme et le biculturalisme a reconnue.
Mais le gouvernement fédéral traîne des pieds. Voilà pourquoi Johnson espère : « …un petit coup de pouce de l’extérieur qui ne peut que nous être profitable, à nous Canadiens français ». À deux reprises il rencontre le général de Gaulle. Il trouve les mots justes : « Le Québec a besoin de vous »…
Comment résister à une telle demande ? Le général comprend les défauts du fédéralisme. Au Canada, les Français sont des citoyens de seconde zone, les vassaux de la reine d’Angleterre. Cela lui est insupportable. Il lui faut un prétexte pour aborder le Québec. C’est la foire internationale de Montréal qui le lui donne. Il hésite, car une foire n’est guère un lieu propice à une action politique digne de la France. Et, d’autre part, à Ottawa, le gouvernement fédéral tique sur le voyage et reçoit avec peu d’amabilité le représentant du général.
« On va m’entendre… »
Ottawa tousse sur ce voyage. Tant mieux. De Gaulle décide d’être encore plus grand que d’habitude.
C’est à bord du Colbert, navire-amiral de notre flotte de l’Atlantique, qu’il embarque à Brest le 15 juillet 1967, avec l’intention de « faire des vagues ».
« La visite du Chef de l’État français, sous le prétexte de l’Expo 67, était minutieusement planifiée, à commencer par son arrivée » nous précise Brian Myles du journal Le Devoir[[2]]. « Pour éviter de passer au préalable par la capitale fédérale, de Gaulle avait refusé de prendre l’avion ». Il était venu en bateau pour être contraint d’arriver par la ville de Québec le 23 juillet.
Après une escale à Saint-Pierre-et-Miquelon, il confie au colonel Desgrées du Lou, un de ses aides de camps : « On va m’entendre là-bas. Je vais en surprendre plus d’un… » Quand le colonel tente de savoir ce qu’il compte dire, le général se contente de sourire et reste silencieux.
Le 23 juillet, le Colbert mouille au pied de la citadelle de Québec. De Gaulle a revêtu sa tenue de général. Daniel Johnson et le Gouverneur général du Canada, Roland Michener, l’accueillent. La foule siffle le « God save the Queen » et chante « La Marseillaise ». Le ton du séjour est donné.
Une marche triomphale.
Le 24 juillet, suivant le chemin du Roy[[3]], la marche triomphale se poursuit vers Montréal dans une ambiance de kermesse populaire[[4]].
Chaque maire prononce quelques mots. À Dannacona, de Gaulle déclare « Je vois le présent du Canada français, c’est-à-dire un pays vivant au possible, un pays qui prend en main sa destinée. Vous êtes un nouveau morceau du peuple français. Votre peuple canadien-français, français-canadien, ne doit dépendre que de lui-même ».
À Trois Rivières, il récidive : « Quoi qu’il ait pu arriver, nous sommes maintenant à l’époque où le Québec, le Canada français, devient maître de lui-même.
Il le devient pour le bien des communautés voisines du Canada tout entier. »
La foule est de plus en plus dense.
Quand de Gaulle arriva finalement à l'Hôtel de ville de Montréal, au début de la soirée du 24 juillet, de 15 000 à 20 000 personnes (selon Le Devoir du 25 juillet 1967) agitaient devant lui le fleurdelisée et le tricolore. Elles brandissaient aussi des pancartes revendicatrices (« Appuyez la lutte pour la libération » ; « France libre,
Québec libre ») qui sont sûrement tombées
dans l'œil du général. C'était l'époque où les Québécois, comme les Premières Nations d'aujourd'hui, aspiraient à l'autonomie et à la reconnaissance de leur caractère distinct.[[5]]
Inlassablement, le Général répète : « La France a le devoir de vous aider. Il y a longtemps qu’elle vous doit quelque chose ». Il parle même de son ami Johnson. Le Général est debout dans la voiture. Enfin Montréal où l’attendent cinq cent mille personnes et des centaines de pancartes. Le peuple crie sa joie et ses ambitions : « Le Québec aux Québécois » et « Notre État français, nous l’aurons ». Le Général est ému. Cet accueil le bouleverse. Le Maire de Montréal, M. Drapeau, est un homme prudent, un fédéraliste convaincu. Il ne veut pas d’esclandre. Le Général lui demande la permission de parler au peuple du Balcon de l’Hôtel de Ville. « Les invités sont sur la terrasse et vont vous écouter » lui répond-il. De Gaulle s’entête. La foule, rien que la foule. « Il n’y a pas de micro sur le balcon » lui fait savoir Jean Drapeau. Stupéfaction du Général qui est vite rassuré par son garde du corps, Paul Comiti, qui le mène devant … un micro.[[6]]
Marcel Masse, ministre de l’Éducation et ministre délégué auprès des Chefs d’États, accompagne le Président français. « J’étais dans la voiture qui suivait celle du Général. Il y avait des milliers de personnes sur la rue Sherbrook et je sentais une certaine libération psychologique. C’était leur fierté de pouvoir s’afficher comme franco- phones ». Tout le long du parcours et le lendemain de l’évènement, de Gaulle répétait aussi que la France avait aussi besoin du Québec. De son côté,
M. Beaulieu[[7]], affirme que de Gaulle est venu au Québec « pour appuyer le mouvement nationaliste et indépendantiste ». Et il ajoute :
« ça été le début d’une relation plus étroite avec la France. C’est un héritage que le général de Gaulle a laissé au Québec et à la francophonie »[[8]].
Vive le Québec Libre !
Devant son micro, sur le balcon, Charles de Gaulle improvise. « Ce soir, ici, et tout le long de ma route, je me trouvais dans une atmosphère du même genre que celle de la Libération… » Et il annonce que la France « a conclu avec le gouvernement du Québec… des accords pour que les Français, de part et d’autre de l’Atlantique, travaillent ensemble à une même œuvre française ». Encore quelques phrases, puis le traditionnel remerciement et enfin… « Vive Montréal ! Vive le Québec ! Vive le Québec… libre ! Vive le Canada français et vive la France ».
La foule hurle sa joie pendant de longues minutes. Maurice Couve de Murville, son ministre des Affaires étrangères, est abattu. Les indépendan- tistes dansent. Ils n’en attendaient pas tant du Général. Celui-ci avait promis qu’on allait l’en- tendre… On l’a entendu. Le gouvernement cana- dien n’apprécie pas. Mais pas du tout. La presse anglaise se déchaîne. De Gaulle y est traité comme « un éléphant en furie », voire une « bête puante avec laquelle il est inutile d’engager un concours de crachats ».
Le Général jubile pendant l’inauguration du pavillon français de la Foire internationale. Il a payé la dette que Louis XV devait aux Canadiens français… mais « les choses ne sont pas réglées. Elles commencent seulement » dira le Général, lors du Conseil des ministre qui suivra sa visite à la Belle Province.
Ottawa en colère
Lors de la visite du Général, Claude Morin[[9]] se trouvait derrière le chef de l’État français lorsque De Gaulle s’exprima. « Ma première réaction, ça été de penser à la tête qu’ils feraient à Ottawa et ça m’a bien amusé » se souvient-il.
« Ce n’est pas un accident que cette déclaration » a toujours rappelé Claude Morin. En avril 1967, il s'était rendu à Paris pour préparer la visite du président français, et se souvient très bien d'une longue conversation avec le conseiller diploma- tique du général, René de Saint-Légier, relatée dans son ouvrage Mes premiers ministres.
« Soyez sûr que le général ne se contentera pas, au Québec, d'inaugurer des chrysanthèmes », avait dit Saint-Légier. Claude Morin s'en souvient d'autant mieux qu'il n'avait jamais entendu pareille expression auparavant. « De Gaulle voulait dire des choses significatives. »
Cette version est totalement accréditée par Alain Peyrefitte ministre de Charles de Gaulle. La phrase fatidique n’a pas été le fait d’une improvisation, pas plus, ajoute-t-il, que l’Appel du 18 juin 1940 incitant les Français à résister à l’occupation allemande. Il est venu, affirme-t-il, à Montréal en 1967 afin d’exhorter les Canadiens français à préserver leur identité française.
« L'appel à la liberté, lancé le 24 juillet, n'eut rien de fortuit », avance-t-il.
« En réalité, le Général, tout au long du chemin du Roy, puis à Montréal, use d’une technique éprouvée ; il dit, il décrit le monde, non point tel qu’il est, mais tel qu’il aurait dû être, tel qu’il aurait souhaité qu’il fût, et c’est sur les bases ainsi décrites - ou rétablies - qu’il va falloir construire l’avenir » nous rappellera Philippe Seguin[[10]].
450 télégrammes émanant de groupes politiques canadiens demandent au 1er ministre, Lester Pearson, d’annuler la visite de Charles de Gaulle à Ottawa. Le Général ira juste rencontrer des étudiants.
Le 31 juillet, lors du Conseil des ministres qui se tient à l’Élysée, le Président déclare laconi- quement : « La France ne pouvait se désinté- resser des populations québécoises ».10 ans plus tard, le leader indépendantiste québécois René Levesque[[11]] dira que ce 24 juillet 67 « la conscience québécoise a été revivifiée ».
Le discours du Général
« C'est une immense émotion qui remplit mon cœur en voyant devant moi la ville française de Montréal. Au nom du vieux pays, au nom de la France, je vous salue de tout mon cœur. Je vais vous confier un secret que vous ne répéterez pas. Ce soir ici, et tout le long de ma route, je me trouvais dans une atmosphère du même genre que celle de la Libération. Outre cela, j'ai constaté quel immense effort de progrès, de développement, et par conséquent d'affranchissement vous accomplissez ici et c'est à Montréal qu'il faut que je le dise, parce que, s'il y a au monde une ville exemplaire par ses réussites modernes, c'est la vôtre. Je dis c'est la vôtre et je me permets d'ajouter c'est la nôtre.
Si vous saviez quelle confiance la France, réveillée après d'immenses épreuves, porte vers vous, si vous saviez quelle affection elle recommence à ressentir pour les Français du Canada et si vous saviez à quel point elle se sent obligée à concourir à votre marche en avant, à votre progrès ! C'est pourquoi elle a conclu avec le Gouvernement du Québec, avec celui de mon ami Johnson, des accords, pour que les Français de part et d'autre de l'Atlantique travaillent ensemble à une même œuvre française. Et, d'ailleurs, le concours que la France va, tous les jours un peu plus, prêter ici, elle sait bien que vous le lui rendrez, parce que vous êtes en train de vous constituer des élites, des usines, des entreprises, des laboratoires, qui feront l'étonnement de tous et qui, un jour, j'en suis sûr, vous permettront d'aider la France.
Voilà ce que je suis venu vous dire ce soir en ajoutant que j'emporte de cette réunion inouïe de Montréal un souvenir inoubliable. La France entière sait, voit, entend, ce qui se passe ici et je puis vous dire qu'elle en vaudra mieux.
Vive Montréal ! Vive le Québec !
Vive le Québec libre !
Vive le Canada français ! Et vive la France ! »
La France au quotidien en 1967
11 janvier : Les « giscardiens » prennent de plus en plus leurs distances avec leurs alliés gaullistes. Le Général s’énerve et lance : « on ne gouverne pas avec des mais… »
24 janvier : le haut comité de la population et de la famille souhaite la libération de la contraception… (Voir Lucien Neuwirth ICI et dans « Une révolution en héritage »)
16 février : Le public se précipite à l’exposition « Trésor de Toutankhamon » qui montre les trésor d’un jeune Pharaon égyptien.
A la fermeture le 4 septembre 67, 1,25 millions de
visiteurs s’y sont rendus.
2 mars : les métallurgistes de Saint-Nazaire se mettent en grève. Le conflit durera jusqu’à la signature d’un accord, le 1er mai.
8 mars : Après Les parapluies de Cherbourg, le cinéaste Jacques Demy surprend son monde et enchante son public avec Les demoiselles de Rochefort qui révèle le tandem des deux sœurs, Catherine Deneuve et Françoise Dorléac.
12 mars : élections législatives. Les gaullistes gardent la majorité, mais le second tour est difficile. Faible majorité.
18 mars : au large de la Cornouaille britannique, le pétrolier « Torrey-Canyon » fait naufrage et déclenche une marée-noire qui atteint les côtes du nord de la Bretagne et l’est du Cotentin. Le plan Orsec est déclenché le 10 avril, lequel mobilise 6000 soldats.
29 mars : à l’arsenal de Cherbourg, en présence de Charles de Gaulle, la Marine lance le Redoutable, premier sous-marin atomique français. Le submersible peut envoyer 16 missiles à 2000 kms. La force de frappe française dispose désormais de son bras armé.
2 mai : la Grande-Bretagne réitère sa candidature à
l’entrée dans le marché commun.
2 juin : Il condamne en Conseil des ministres tout pays coupable d’agression au Proche-Orient. La France suspend les livraisons d’armes à sept pays arabes et à Israël.
4 juin : Françoise Durr remporte le tournoi de tennis de Roland Garros.
29 juin : Michel Rocard devient secrétaire national du PSU.
14 juillet : Tour de France. Le britannique Tom Simpson succombe à une crise cardiaque lors de la montée du col du Ventoux. Le dopage a tué un champion.
23 juillet : Roger Pingeon remporte le Tour de France.
24 juillet : à Montréal, Charles de Gaulle lance son « Vive le Québec libre ! »
13 août : Tremblement de terre dans les Pyrénées. Les villages d’Arette, Lanne, Larrau et Montory sont partiellement détruits.
18 août : Les ordonnances rendent obligatoire la participation des salariés aux bénéfices de l’entreprise.
6 septembre : en voyage en Pologne, Charles de Gaulle évoque une Europe « de l’Atlantique à l’Oural ».
1er octobre : La TV couleur entre en service.
22 décembre : à Paris, la voie expresse rive droite est inaugurée.
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1 Daniel Johnson (1915-1968). Homme politique québécois. Il est Premier ministre du Québec de 1966 à 1968. Sous le slogan ' Québec d’abord ! ', Johnson mène l'Union nationale à la victoire à l'élection générale québécoise de 1966.
2 Le Devoir est un quotidien d'information publié à Montréal, au Québec.
3 Le Chemin du Roy relie la ville de Québec à celle de
Montréal.
4 Daniel Johnson accompagne le Général à bord d’une limou- sine Lincoln Continental
5 « De Gaulle et sa célèbre déclaration » de Brian Myles
6 Selon les principaux collaborateurs du Général, mais
également son fils l’amiral Philippe de Gaulle, il n’a jamais été prévu que le l’homme du 18 juin 1940 s’adressât à la foule. Le Maire avait envisagé une très conventionnelle adresse aux notables.
7 Mario Beaulieu (1930-1998) homme politique et sénateur
du Canada.
8 Eve Lévesque, agence de presse QMI
9 Claude Morin, professeur, essayiste et homme politique québécois, né le 16 mai 1929 à Montmorency, près de Québec.
En 1964 toujours, Morin est nommé secrétaire du Comité parlementaire de la Constitution, créé par l’Assemblée nationale pour se pencher sur la réforme du fédéralisme canadien. En juillet 1965, il devient aussi président de la commission interministérielle des relations extérieures, instituée en août 1965 par décret gouvernemental et dont la fonction est de susciter et de coordonner les initiatives internationales du Québec. C’est à partir de la réflexion de ce Comité et à la suite d’une décision du premier ministre Daniel Johnson, père, que ce domaine d’action s’ajoutera, en 1967, à la mission initiale du ministère, qui sera désormais connu sous le nom de ministère des Affaires intergouvernementales. Sauf pour quelques périodes, ce ministère relèvera du premier ministre lui-même.
10 « Le Québec de Monsieur Séguin » de Louis Cornellier
11 René Lévesque (1922 – 1987). Journaliste, animateur de radio et de télévision et homme politique québécois (indépendantiste).
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