Vincent Michelot - L'auteur enseigne l'histoire politique des États-Unis à Sciences Po Lyon, en France. Il a publié plusieurs ouvrages sur la question, dont Président des États-Unis, un pouvoir impérial? (Gallimard, 2008).
La sortie en librairie la semaine dernière des mémoires de l'ancien vice-président des États-Unis, Dick Cheney, un des principaux architectes de la «guerre contre le terrorisme», a relancé la controverse sur l'utilisation de la torture au nom de la protection de la sécurité nationale. Il en avait été de même avec la localisation puis l'élimination de Oussama ben Laden en mai qui avait été l'occasion pour certains de justifier à nouveau le recours à des méthodes d'interrogation dites «dures».
Au delà de la casuistique autour de la définition de ce qui constituerait exactement un acte de torture, la profonde transformation du corps politique américain induite par les attentats du 11 septembre 2001 se trouve simplement dans le fait qu'une république constitutionnellement fondée sur la Déclaration des droits puisse trouver normal ou ordinaire un débat d'autant plus dégradant pour la démocratie qu'il implique les plus hautes personnalités de l'État et, dans un goutte-à-goutte corrosif, se décline aussi sur le constat réaliste de l'administration Obama de l'impossibilité de fermer le camp de Guantanamo.
Les institutions américaines portent aujourd'hui les stigmates du 11-Septembre: la présidence est presque tout entière centrée sur la fonction de chef des armées alors que ce produit institutionnel dérivé de la Guerre froide avait disparu avec l'URSS; le Congrès, aujourd'hui à l'étiage absolu à la fois de sa popularité aux yeux des Américains mais aussi de sa capacité à fonctionner au delà des clivages partisans, est prisonnier d'une relation malsaine avec l'exécutif et d'une polarisation idéologique dont l'origine est à trouver en large partie dans l'instrumentalisation de la terreur pour la réalisation du grand projet conservateur de déconstruction de l'État Providence à l'américaine. La Cour suprême, elle, bien qu'elle ait rappelé avec force la règle de droit sur Guantanamo, est confrontée aux traditionnelles étroites limites de son pouvoir sur les prérogatives de l'exécutif en matière de sécurité nationale.
La société civile est elle aussi marquée par le 11-Septembre, en particulier sur les questions de tolérance religieuse. Alors qu'à la fin du XXe siècle, les Américains stigmatisaient souvent l'inaptitude de la France à intégrer l'islam dans la république, les manifestations contre la construction d'un centre culturel islamique à New York, les enquêtes sur la communauté arabe et sur les musulmans aux États-Unis renvoient à une triste réalité dans laquelle «Américain musulman» est presque devenu un oxymore. C'est là le terreau d'abord du mouvement des «birthers», puis de la campagne à l'investiture républicaine de personnalités comme Michele Bachmann ou Rick Perry. Ce christianisme en bandoulière comme viatique d'américanité n'est pas la manifestation d'un nouveau grand réveil mais bien plutôt le retour de bâton du 11 septembre autour d'une reconstruction simpliste des «valeurs américaines».
Enfin, le paradigme structurant du débat politique américain entre conservateurs et progressistes sur la place et la taille de l'État et les formes de la puissance publique s'est trouvé profondément altéré par les attentats contre les tours jumelles. Les républicains, depuis Goldwater jusqu'à George W. Bush en passant par Ronald Reagan contestaient la légitimité et l'efficacité de l'État, en particulier à l'échelon fédéral. Pourtant, paradoxe, le 11 septembre, ce sont ces deux symboles de la puissance régalienne de l'État, la police et les pompiers, qui montent dans les tours; c'est l'État qui est impuissant et mal organisé lors de la tragédie de Katrina; c'est l'État qui est sollicité pour atténuer les effets de la crise économique de 2008. Et, dans un superbe retournement ironique, c'est George W. Bush, un président conservateur, qui, avec la création du département de la sécurité intérieure, inaugure la plus importante bureaucratie fédérale depuis la mise en place du département de la défense en 1947 et fait entrer le terme de «conservatisme du tout État» (big government conservatism) dans le lexique politique américain. Il n'y aurait pas aujourd'hui de mouvement du Tea Party aux États-Unis si le 11 septembre n'avait pas mis en évidence les profondes contradictions et fractures à l'intérieur d'une idéologie, le conservatisme, qui a structuré le débat politique depuis l'élection de Richard Nixon.
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