Introduction : Derrière la haine
« Les femmes sont juste des salopes et des manipulatrices. »
Je savais que le discours de ces hommes serait brutal.
« Une autre féminazie avec du sable dans le vagin. »
Je pensais être prêt à la haine présente dans ces communautés en ligne.
« Marc Lépine est un héros. »
J’avais tort.
La haine qui a déferlé devant mes yeux après de simples recherches sur Google est inouïe. La haine des commentaires, laissés dans des forums sous le couvert de l’anonymat. La haine des mèmes « humoristiques », aimés, partagés et repartagés. La haine des vidéos, regardées des centaines de milliers de fois. La haine avec, toujours, les femmes pour cible.
Cet univers numérique a un nom : manosphère. Inutile d’en chercher l’adresse Internet ; ce terme désigne une constellation diffuse de forums, de pages Facebook, de chaînes YouTube, de comptes Twitter et d’autres sites Web — essentiellement en anglais, mais aussi en français — où des hommes se retrouvent pour parler de leurs problèmes avec le féminisme, avec les femmes ou encore avec « la » femme, le concept.
Le choc de la déferlante haineuse passé, j’ai remarqué la souffrance. J’ai vu des hommes qui se sentent oubliés par la société. Des hommes qui ne savent pas comment aborder des femmes. Des hommes traumatisés par des ruptures amoureuses. Des hommes convaincus d’être laids au point de ne jamais pouvoir trouver l’amour.
Pour eux, la manosphère est un espace d’expression, un lieu où ils peuvent crier leur détresse ou leur colère sans craindre de se faire juger, sans craindre qu’on leur ferme le micro. Plusieurs le font même sans haine ; ils mettent, comme me l’a dit l’un d’eux, « des mots sur des maux ».
Les discours modérés sont toutefois étouffés par les hommes les plus extrêmes de la manosphère. Pour eux, la femme est tantôt une proie sexuelle juste bonne pour une baise d’un soir, tantôt une manipulatrice responsable de leurs malheurs, tantôt une oppresseure qui brime leurs droits. Et parfois, hélas, comme on l’a vu dans des tragédies, une cible à abattre.
Le 23 avril 2018, l’Ontarien Alek Minassian, 25 ans, a pris le volant d’une camionnette blanche et roulé à tombeau ouvert sur le trottoir d’une rue passante de Toronto, tuant 10 personnes, dont huit femmes. Quelques instants avant, il avait publié un message sur Facebook appelant les plus radicaux de la manosphère à la révolution.
Cette attaque a suscité une onde de choc dans la manosphère. Quelques voix s’y sont élevées pour célébrer le geste d’Alek Minassian. Beaucoup l’ont pourfendu, soulignant que la violence physique ne mène à rien et ne fait que les discréditer. La plupart y ont vu le geste d’un dérangé n’ayant aucun lien avec eux. Des réactions qui témoignent que cette constellation numérique est loin d’être un milieu uni.
La manosphère se subdivise en fait en quatre grands groupes. Il y a les MGTOW, contraction de Men Going Their Own Way, des hétéros qui tentent de mener leur vie sans les femmes. Il y a les masculinistes, qui se portent à la défense des droits et des intérêts des hommes. Les pickup artists, eux, sont des artistes autoproclamés de la drague, qui échangent des conseils pour trouver l’amour ou de la compagnie pour un soir. Puis viennent les incels, des célibataires qui souhaiteraient avoir des relations amoureuses ou sexuelles, mais qui ne parviennent pas à trouver de partenaires.
Le terme « groupe » n’est pas tout à fait approprié pour parler des MGTOW, des masculinistes, des pickup artists et des incels. Il s’agit plutôt de communautés n’ayant ni membres ni leader. Quiconque le désire peut se rendre sur un forum, lire et publier des commentaires, puis repartir ni vu ni connu. Certains participants y sont certes plus écoutés que d’autres, mais aucun ne pourrait prétendre parler au nom de tous.
Cette absence de structure complexifie l’étude de la manosphère, même lorsqu’on se pose la plus élémentaire des questions : combien d’hommes la fréquentent ? « C’est difficile de répondre », soupire la chercheuse indépendante Mary Lilly, qui a fait de la manosphère son sujet de maîtrise à l’Université d’Ottawa. Les forums les plus populaires comptent plus de 100 000 inscrits, certaines chaînes YouTube recensent des dizaines de millions de visionnements, et des pages Facebook québécoises attirent des milliers de personnes, « mais déterminer le nombre précis d’hommes qui fréquentent ces sites est complexe ». Même chose pour ce qui est de leur provenance ou de leur âge.
Quel que soit leur nombre, les voix dans certains coins de la manosphère se font de plus en plus violentes. En analysant le langage utilisé dans plus de six millions de commentaires publiés dans des communautés MGTOW (prononcer « meg-tow ») et incels entre 2011 et 2018, des chercheurs de l’Open University, au Royaume-Uni, ont mesuré une croissance des propos misogynes et haineux. Les femmes sont désormais régulièrement qualifiées de « salopes », « femelles » ou « vagins » qu’il faut « frapper », « violer » ou « tuer ».
Le discours s’est aussi adapté aux revendications féministes, souligne l’étude. Au lieu de nier les critiques adressées aux hommes, des participants de la manosphère les reprennent à l’inverse. Le mouvement #moiaussi ? Des hommes également se font agresser sexuellement. La masculinité toxique que dénoncent les femmes ? Ce sont elles qui sont toxiques en reprochant aux hommes de se comporter comme des hommes.
La manosphère à la télé
Cette enquête a aussi alimenté la création d’un documentaire, Bitch ! Une incursion dans la manosphère, réalisé par Charles Gervais et produit par L’actualité et les Productions Bazzo, en collaboration avec Télé-Québec. Le documentaire sera diffusé le 16 octobre à 20 h et le 20 octobre à 20 h 30. Il sera ensuite disponible sur telequebec.tv.
« Bien des participants de la manosphère considèrent que l’homme est opprimé dans la société occidentale, comme le sont les personnes de couleur, explique Mary Lilly. Ils sont des victimes, et les responsables de leur oppression sont les femmes et le féminisme. »
Cette idée est véhiculée par un mème omniprésent dans cet univers masculin : la pilule rouge. Une référence au film La matrice, où le personnage principal doit choisir entre la pilule bleue, qui lui permettra de rester dans la douce ignorance, et la pilule rouge, qui lui fera découvrir la vérité, celle qui n’est pas toujours belle à voir.
Comme à peu près tout dans la manosphère, la pilule rouge se décline dans plusieurs teintes. La vérité qu’elle révèle ne sera pas exactement la même pour un MGTOW, un masculiniste, un pickup artist ou un incel. Ultimement, l’important n’est pas tant de connaître la signification de la pilule rouge, mais de faire partie de ceux qui savent la « vérité » sur les femmes.
Cela peut sembler simpliste, mais la force de la manosphère tient à l’accessibilité de ses idées, souvent basées sur des stéréotypes largement répandus. Il est facile de se les approprier et de les diffuser, celles-ci touchant alors toujours plus d’hommes. Pour ceux qui y sont réceptifs, « découvrir une communauté de personnes qui pensent comme eux est très séduisant », note Mary Lilly.
J’ai passé près de cinq mois à explorer la manosphère, ses recoins modérés aussi bien que ses recoins radicaux, dans l’espoir de comprendre ce qui peut conduire un homme à avaler la pilule rouge. Au fil des semaines, des pistes de réponses sont apparues.
J’ai découvert de véritables groupes de soutien, où des hommes se retrouvent pour se confier, exprimer des réflexions ou tout simplement rire un coup après une dure journée.
J’ai lu des commentaires nuancés, des opinions réfléchies et des questions pertinentes qui mériteraient d’être débattues sur la place publique plutôt que dans une chambre d’écho numérique.
J’ai vu de la détresse et des hommes à la recherche d’une solution, d’une explication ou d’un coupable à blâmer.
Il ne s’agit pas que de mes observations. Au cours de mon immersion dans la manosphère, j’ai rencontré six hommes, dont cinq au Québec, qui m’ont confié leur histoire sans aucun filtre. Pour certains lecteurs, leurs propos seront inquiétants, dérangeants, voire inacceptables. Ces témoignages rendent cependant compte d’une réalité impossible à ignorer, dont il faut discuter.
Voici leur pilule rouge.
Chapitre 1 : Conversation avec un MGTOW
«Les femmes ont toujours été priorisées d’une manière ou d’une autre.»
Les minuscules vagues qui dansent sur l’écran du téléphone intelligent de Segniorito témoignent du silence qui règne dans la pièce. Enregistrer notre conversation afin que ses propos ne soient pas déformés est l’une des deux conditions imposées pour m’accorder une entrevue. La seconde : je dois préciser que ce Montréalais parle en son nom seulement, et non en celui de tous les MGTOW.
« Qu’est-ce que c’est, un MGTOW ? »
Dès que je brise le silence, les vagues sur l’écran se transforment en un pic, puis redescendent en attendant la réponse de Segniorito. Le trentenaire est moins intimidant en personne que son profil Facebook ne me l’avait laissé croire. C’est peut-être en raison des yeux pétillants et rieurs qui apparaissent entre ses rastas. Ou simplement parce qu’une chemise recouvre le torse musclé et tatoué qu’il montre sur le réseau social.
« La réponse est dans le nom : Men Going Their Own Way, commence Segniorito. C’est un homme qui choisit de faire son propre chemin dans la vie, de prendre ses propres décisions, de ne pas laisser l’influence des autres le diriger. »
Sa définition me surprend. En ligne, les MGTOW parlent surtout de la gent féminine, de leur désir de mener leur vie sans elle. « Ce n’est pas juste ça », précise Segniorito. Mais comme je le comprendrai sous peu, « l’influence des autres » dont il parle, c’est en bonne partie celle des femmes.
« Concrètement, au jour le jour, qu’est-ce que ça veut dire, être un MGTOW ?
— C’est de rester au-dessus du programme de tout le monde, du petit train-train quotidien. C’est de voir que les choses ne sont pas comme on nous le dit.
— Et c’est quoi la place d’une femme dans la vie d’un MGTOW ?
— C’est un autre être humain libre. Elle fait le choix d’accompagner cette personne-là et, si elle n’est pas contente, elle sait qu’elle peut aller ailleurs trouver quelqu’un d’autre. »
Les réponses de Segniorito sont vagues et, surtout, tranchent avec les mèmes antiféministes et les publications MGTOW qu’il partage presque quotidiennement sur Facebook. Sur la table, le téléphone enregistre un bref moment de silence pendant que je cherche une autre approche.
« Quand tu étais jeune, c’était quoi ta relation avec les filles ?
— Une relation de Roméo et Juliette. Je croyais à l’amour romantique et l’eau de rose et tout ça. Jusqu’à ce que je me cogne le nez à plusieurs reprises et que je me rende compte de c’est quoi la vraie game en dessous.
— Qu’est-ce que tu veux dire ?
— Depuis le début des temps, les femmes manipulent pour avoir des ressources et de la protection. Elles manipulent avec le charme, elles manipulent avec la malice. C’est la force de la femme. Moi, j’ai cru naïvement que, pour avoir le respect et l’amour d’une femme, il fallait tout faire pour elle. Mauvaise idée. Avec le temps, la femme perd son respect pour cet homme-là. Elle trouve ça trop facile d’avoir les ressources, alors elle va voir ailleurs pour avoir plus de challenge. Ce n’est pas juste parce que j’étais avec la mauvaise personne. J’ai vu ces comportements se répéter dans d’autres couples. C’est commun. »
Cette fois, l’homme que j’ai devant moi correspond à celui que j’ai rencontré sur le Web.
Calmement, sans jamais s’emporter, Segniorito me raconte comment ses recherches en ligne sur la psychologie des femmes l’ont mené aux communautés MGTOW, où de nombreux hommes, comme lui, arrivent après un échec amoureux ou un divorce acrimonieux. Il souligne que ce n’est ni « une gang », ni « un mouvement », ni « des tapettes », juste des gars qui ont vu « la vraie nature » de la femme et décidé de ne pas jouer son jeu. Ils ont pris la « pilule rouge ».
« Le monde des endormis, m’explique Segniorito, c’est la pilule bleue. C’est du monde qui veut rester dans le rêve, parce que le rêve est beau. La pilule rouge, c’est la vérité, ceux qui voient la manipulation, le mensonge.
— Donc, si je pense à la place des femmes dans la société, avec la pilule bleue, je vais voir les problèmes d’équité salariale, je vais voir qu’elles sont victi… »
Segniorito m’interrompt en riant. « Ah ! Toi, tu vas être le féministe mâle, là pour faire tout ce que la femme veut. Tu vas la défendre même si c’est elle qui est dans le tort. Tu es la pilule bleue, celle qui ne voit pas la vérité, mais qui voit juste la femme.
— Et la pilule rouge, ce serait de dire : les femmes essaient de me manipuler ? Est-ce que tu crois que les femmes contrôlent la société ?
— C’est exactement ce qui se passe. Nous, les hommes, on a bâti la société avec notre sang et notre sueur, et aujourd’hui, la femme la contrôle avec la législation. C’est comme ça. On n’a plus grand-chose à dire. »
Segniorito a beau parler en son nom, il est loin d’être seul à penser ainsi. Les 127 000 participants du forum Reddit r/MGTOW rappellent régulièrement que, tout au long de l’histoire, l’homme s’est sacrifié pour la femme. Dans les guerres. Dans la construction des villes. Même dans la catastrophe du Titanic — les femmes et les enfants d’abord !
Si bien qu’aujourd’hui, disent les MGTOW, nous vivons dans une société « gynocentrique », c’est-à-dire où tout est pensé en fonction des besoins de la femme.
« Nous, les hommes, on a bâti la société avec notre sang et notre sueur, et aujourd’hui, la femme la contrôle avec la législation. C’est comme ça. On n’a plus grand-chose à dire. »
« Maintenant qu’on a installé le confort et la sécurité, celle qui en bénéficie le plus — la femme — se tourne de bord avec le féminisme pour dire que les hommes sont de trop, affirme Segniorito sans perdre son calme. Qu’on n’est utiles à rien. Qu’on est “masculins toxiques”. Qu’on n’est que des pervers et des cochons. Qu’on mériterait tous d’être castrés. »
Lorsque je lui demande pourquoi il n’essaie pas de changer la situation si les choses sont si injustes, le MGTOW se met à rire : « Tu crois vraiment que quelqu’un comme moi pourrait changer le système ? »
Plutôt que de se battre contre la société, Segniorito préfère, comme bien des MGTOW, mettre « un pied en dehors du cercle » : il ne lit pas les journaux, il n’écoute pas la télévision, il ne veut pas d’enfants et il n’a pas de patron. Il paie les factures en réparant tout et n’importe quoi ; il sait aussi bien remplacer la courroie de distribution d’un moteur que boucher des trous dans un escalier en fer forgé.
Pour ce qui est des femmes, certains MGTOW les excluent complètement de leur vie, y compris de leur lit. Pas Segniorito. Il habite avec une femme depuis huit ans, une relation qu’il qualifie de purement « transactionnelle ». « C’est comme acheter un fruit dans un commerce ; je lui donne ce qu’elle veut, et elle me donne ce que je veux. On ne se minouche pas, on ne se tient pas la main, il n’y a pas de “chérie” ou de petits noms. Moi, c’est la vie straight.
— Et le partage des tâches, comment ça fonctionne ?
— C’est une collaboration mutuelle.
— C’est elle qui fait le ménage ?
— Non, je fais autant le ménage qu’elle. »
Bien qu’il voie la « vraie nature » des femmes, Segniorito assure les traiter comme n’importe quel autre être humain. Il se dit même dégoûté par le contenu haineux publié dans certaines communautés de la manosphère.
« Donc, tu n’en veux pas aux femmes ?
— Non, je les comprends.
— Tu ferais la même chose à leur place ?
— Probablement. »
Sur la petite table, le téléphone enregistre depuis plus d’une heure. Je demande à Segniorito s’il y a quelque chose qu’il aimerait dire aux lecteurs de L’actualité. Il n’hésite pas une seconde : « Si tu te reconnais là-dedans, tu vas réaliser que tu t’es fait mentir la plus grande partie de ta vie et qu’aujourd’hui, c’est le temps que tu te réveilles. »
Les vagues retombent sur l’écran. Segniorito ramasse son téléphone, puis arrête l’enregistrement.
Chapitre 2 : À la défense des hommes
«Va falloir qu’on me démontre quels droits les hommes ont que les femmes n’ont pas.»
Les doigts d’Olivier Kaestlé glissent sur le clavier en s’arrêtant ici et là pour écraser une touche dans un claquement satisfaisant. Son crâne dégarni laisse deviner ses 60 ans, tandis que l’imposante bibliothèque derrière lui témoigne de ses préoccupations. Elle renferme ce qui est peut-être la collection la plus complète du Québec sur le thème du masculinisme, avec des livres tels Hommes en souffrance, The End of Men : Voici venu le temps des femmes et Coupable d’être un homme. Des ouvrages qui alimentent les commentaires et réflexions qu’il publie presque quotidiennement sur Anti-féminisme, la page Facebook affichée sur son écran d’ordinateur devant nous.
De tous les groupes de la manosphère, les masculinistes, qui militent pour les droits des hommes, sont probablement les mieux connus du public. Bien des Québécois ont découvert leur existence en 2005, lorsque des membres de Fathers4Justice ont gravi la croix du mont Royal et le pont Jacques-Cartier, à Montréal, pour revendiquer la garde partagée automatique des enfants en cas de séparation.
Contrairement à ce que laissent croire de tels coups d’éclat, les masculinistes ne forment pas une organisation. « Ce sont des individus isolés, assure Olivier Kaestlé. On ne peut pas parler de mouvement masculiniste au Québec, même si une certaine propagande [féministe] nous présente comme une milice. » Sans structure et sans financement, ces hommes se retrouvent en ligne.
Près de 3 000 personnes, principalement du Québec et de la France, sont abonnées à la page Facebook Anti-féminisme, qui est animée par une poignée d’administrateurs, dont Olivier Kaestlé. Les membres échangent des articles relatant des viols commis par des femmes, partagent des données de Statistique Canada sur la violence conjugale envers les hommes et s’inquiètent du peu d’attention accordée aux problématiques masculines. Mais la plupart du temps, ils s’insurgent contre les féministes.
« Elles sont malades, câlisse !!! » s’indignait un abonné de la page récemment. « Ces femmes sont de vraies misandres, des profiteuses qui font toujours passer les hommes pour des salauds. Il va falloir que les hommes se réveillent et entrent en guerre contre ces folles. »
Olivier Kaestlé n’est pas à l’aise avec de tels propos, qui nuisent à l’image des masculinistes. « Comme le disait Voltaire : Seigneur, protégez-moi de mes amis ; mes ennemis, je m’en charge. » Ses publications, bien qu’incisives, sont plus modérées, mieux tournées. Mais pas question pour lui de censurer ces hommes, sauf en cas d’appel direct à la violence. « Des menaces à la gent féminine, ça ne passe pas. Mais que des gens s’expriment de façon crue sur le féminisme, ça fait partie de la game. »
L’un de ses objectifs avec Anti-féminisme est d’ailleurs d’offrir un espace d’expression moins extrême que d’autres communautés de la manosphère. « Y a des gars dont le discours serait peut-être plus radical s’ils ne trouvaient pas sur notre page des points de vue plus nuancés, mais qui vont pourtant dans le même sens. » Ainsi, lorsqu’un membre a écrit au printemps que « le féminazisme a tout simplement rendu les femmes complètement tarées », un autre a ajouté cette nuance : « certaines femmes… ».
« Y a des gars dont le discours serait peut-être plus radical s’ils ne trouvaient pas sur notre page des points de vue plus nuancés, mais qui vont pourtant dans le même sens. »
Malgré ce que pourrait laisser croire le nom de la page Facebook, choisie par un autre administrateur, Olivier Kaestlé ne se voit pas comme un antiféministe. Il a longtemps milité dans des groupes de gauche et affirme, contrairement à certains masculinistes, que le féminisme « a eu sa raison d’être » dans les années 1960, alors que « les femmes étaient considérablement infantilisées », et qu’il l’a encore dans les pays « où les femmes ont moins de droits que les chameaux ».
Sauf qu’Olivier Kaestlé estime que le féminisme actuel au Québec, le féminisme « de troisième vague », « a perdu ses repères » en s’indignant désormais de « faux problèmes », comme « l’air climatisé sexiste » et « les changements climatiques patriarcaux ». Pendant que ceux-ci font la manchette des médias grand public, dit-il, les vrais problèmes qui affectent les hommes, dont le suicide, le décrochage scolaire et la toxicomanie, restent dans l’ombre.
C’est de ces enjeux qu’Olivier Kaestlé dit vouloir discuter. Mais que ce soit sur la page Anti-féministe ou lors de notre entrevue, le masculiniste revient sans cesse sur les dérives du féminisme. Comme la fois où, en 2017, une chef de section du Huffington Post a souhaité « tuer tous les hommes » dans une résolution du jour de l’An sur Twitter.
Ce gazouillis — inacceptable et condamnable — a rapidement été effacé. Il n’en est pas moins régulièrement republié dans les communautés masculinistes, soulevant l’indignation chaque fois. Sinon, c’est #moiaussi, #maipoils (où on laisse pousser ses poils en mai), #occupetoidetoncul (qui consiste à publier une photo de ses fesses sur Twitter) ou l’autre campagne pro-femmes du moment qui suscite colère et commentaires. Si bien qu’à la longue, les masculinistes noient eux-mêmes leur message dans le discours féministe.
Chapitre 3 : Les rois de la drague
«Pour tout ce qui est sexuel, fais-le, et calibre ensuite. Ne demande jamais.»
Nameless s’assure une dernière fois que le masque noir cache bien son visage, puis s’adresse en anglais à la caméra braquée sur lui, dans un petit appartement du centre-ville de Montréal. « T’es-tu déjà fait dire que, pour rencontrer une fille, tu n’as qu’à être toi-même ? Je vais t’expliquer pourquoi c’est le pire conseil du monde. »
Le vlogueur dans la vingtaine m’a invité à assister au tournage d’une vidéo pour sa chaîne YouTube. Son masque et son pseudonyme ne visent pas tant à voiler son identité qu’à envoyer un message à ses 13 000 abonnés : « Derrière ce masque se trouve un gars ordinaire, comme vous. » S’il a pu devenir un pickup artist, un professionnel de la drague, n’importe qui peut le faire.
Sur YouTube, Nameless propose des conseils tels « Comment embrasser une fille en moins de 30 secondes » ou encore « 10 signes qu’elle veut que tu l’abordes ». Mais ses vidéos les plus populaires sont, et de loin, celles de ses exploits avec les femmes.
Ces scènes se déroulent généralement dans des festivals de musique ou à la plage. Nameless porte la caméra sur sa tête, ce qui lui procure le double avantage de rester anonyme à l’écran et d’offrir à ses auditeurs une vue plongeante sur le décolleté des nombreuses jeunes femmes qu’il aborde. Dans la dizaine de vidéos que j’ai visionnées, on le voit danser avec elles, leur toucher l’épaule ou les hanches et, parfois, les embrasser. Elles embarquent dans son jeu, emportées par l’atmosphère de la fête.
Il y a quelques années à peine, Nameless n’aurait même pas osé leur dire bonjour. À l’école, les gens l’appelaient « le timide » ou « le discret ». « C’est même mon surnom dans l’album de finissants », raconte-t-il pendant que sa vidéo se téléverse sur YouTube. Les rares filles de son entourage le considéraient comme un ami. « Je n’avais aucune idée de quoi faire pour transformer ça en quelque chose de romantique. »
Le jeune homme a donc tapé « comment me faire une blonde » sur Google. En allant de site en site, il a fini par tomber sur la pilule rouge des pickup artists.
Prendre la pilule rouge, chez les PUA, c’est s’apercevoir que la répartition des partenaires sexuels est inégale. Selon eux, 20 % des hommes coucheraient avec 80 % des femmes. Les mâles qui ne font pas partie de ce club sélect n’ont qu’eux-mêmes à blâmer, car avoir du succès avec la gent féminine n’est pas une question de beauté ou d’argent, mais d’attitude. Et l’attitude, ça s’apprend.
Cela se fait essentiellement en ligne, sur des chaînes YouTube comme celle de Nameless ou sur des sites comme celui de Real Social Dynamics Nation, dont les articles du type « Comment arrêter d’être un loser » ont des échos en Amérique, en Europe et en Asie. Au fil des ans, ces communautés d’hommes ont mis au point des techniques qui empruntent à la psychologie, au marketing et même à la théorie de l’évolution pour transformer la drague en une véritable discipline baptisée « game ».
« La game, c’est le processus de A à Z pour séduire une femme, de l’approche jusqu’à ce que tu couches avec »
« La game, c’est le processus de A à Z pour séduire une femme, de l’approche jusqu’à ce que tu couches avec », explique Nameless. Tout est codifié, du ton de voix à utiliser jusqu’au langage non verbal à employer. Il y a des méthodes pour aborder une fille, mener une conversation, obtenir son numéro de téléphone, l’embrasser et, bien entendu, la ramener chez soi. Et les techniques seront différentes selon qu’on drague de jour ou de soir.
« Qu’est-ce que tu manges pour être belle de même ? » et les autres clichés du genre ne figurent pas au registre des pickup artists. La game est une question de nuances, d’entraînement, de discipline et de persévérance. Sa maîtrise est complexe, et les hommes qui ont de la difficulté à parvenir à leurs fins peuvent compter sur toute une industrie qui est là pour les aider avec des livres, des cours en ligne, des séminaires et même un accompagnement personnalisé.
« Ce soir, on est là pour régler vos problèmes avec le game. » Max n’a pas l’allure d’un tombeur, mais dégage une confiance que seule apporte l’expérience. À côté de lui, Limo affiche un sourire charmeur qui a convaincu plus de 100 femmes de le suivre dans son lit, selon ses dires. Tous deux n’ont que 21 ans, ce qui n’empêche pas la quinzaine d’hommes de 20 et 30 ans assis devant eux de boire leurs paroles dans un café de la Place des Arts, à Montréal.
Chacun a allongé 20 dollars pour assister à cette rencontre annoncée sur un groupe Facebook de pickup artists montréalais. Quelques-uns sont ici pour affiner des techniques déjà bien affûtées. C’est le cas de Nick, qui n’a aucune difficulté à charmer « une 7 ou une 8 », mais qui perd ses moyens devant « une 10 ». Même chose pour Yannick, que Limo et Max ont complimenté en début de soirée pour ses bras musclés — un attrait apprécié des femmes, selon les PUA.
Une grande partie des gars semblent toutefois appartenir à l’autre catégorie, celle des 80 %. Certains sont timides, d’autres négligent leurs vêtements ou leur hygiène personnelle. Ils veulent savoir quels souliers porter, dans quels bars sortir, de quoi parler avec les filles.
« Beaucoup de gens ne se posent pas les bonnes questions », souligne diplomatiquement Max à la salle. Pour avoir « un bon game », un homme doit d’abord prendre soin de lui. Cela implique de faire du sport, de manger sainement, de soigner son style. Plus tard, il me dira même éviter la masturbation. « Sinon, il me manque une énergie sexuelle et je suis moins bon avec les filles. »
Si on met de côté le jargon de la game, plusieurs conseils de Limo et de Max relèvent du gros bon sens. Il faut en premier lieu aborder les femmes — ce que trop n’osent pas faire —, puis les amener à rire, « leur faire vivre des émotions », bref, passer un agréable moment avec elles. Par la suite, lorsque l’occasion se présente, il faut prendre l’initiative, embrasser la femme et, si elle le souhaite, aller plus loin.
« Pour tout ce qui est sexuel, fais-le, et calibre ensuite, conseille Limo aux hommes réunis devant lui. Si tu as envie de lui lécher la chatte, lèche-la. Si elle aime ça, continue. Sinon, fais autre chose. Mais ne demande jamais. »
« Ne demande jamais. »
Personne ne sourcille dans la salle en entendant ces mots. C’est pourtant le genre de phrase qui vaut régulièrement aux pickup artists d’être accusés de ne pas respecter les notions de consentement. Des vidéos montrant des PUA conseiller de forcer les femmes, ou encore de cibler celles qui sont sous l’effet de l’alcool ou de la drogue, circulent d’ailleurs sur le Web.
Limo m’assurera plus tard que je l’ai mal compris. « Ce que je voulais dire, c’est qu’il ne faut pas gâcher le moment en demandant tout le temps si elle veut ci ou si elle veut ça. Il faut être à l’écoute de la femme, de son corps, et si c’est non, c’est non. »
De toute la rencontre, c’est le seul instant qui me fait réellement tiquer. Certes, le langage est cru, comme il l’est parfois entre gars, et certaines astuces me paraissent tirées par les cheveux. Mais le discours des deux PUA et de leur auditoire demeure respectueux dans son ensemble.
À la fin de la soirée, je regarde les hommes partir en riant. Même les plus timides semblent un peu plus confiants, et certains font des plans pour aller draguer dans des bars du boulevard Saint-Laurent. Est-ce que les conseils des pickup artists changeront leur vie, comme ils l’ont fait pour Nameless ? S’ils sont prêts à encaisser les refus et à travailler sur eux-mêmes, peut-être. Sinon, d’autres communautés de la manosphère seront heureuses de les accueillir.
Chapitre 4 : Trop laid pour être aimé
«La seule chose qui compte, c’est l’apparence physique.»
«Si tu pouvais changer un élément de ton visage, ce serait quoi ? » La question, lancée sur le forum incels.co le printemps dernier, a généré plus de 100 commentaires. La forme de la mâchoire revient souvent, tout comme la distance entre les yeux et la taille du nez. Puis il y a la réponse succincte de Master : « Tout. »
Je ne peux attester de la laideur de Master. Sur le forum, l’image de son profil est un cube. Et lorsque nous nous sommes parlé par vidéoconférence, une épaisse cagoule noire couvrait son visage afin de préserver son identité. Deux trous laissaient entrevoir ses yeux bruns, un troisième exposait sa bouche et ses palettes espacées.
Master habite aux États-Unis. Il n’a jamais eu d’amoureuse. Il n’a jamais eu de relation sexuelle. Il n’a même jamais embrassé une femme. Il en a abordé plusieurs, mais toutes ont repoussé ses avances. Il a essayé les sites de rencontres, mais tous ses messages sont restés sans réponse. Master est un célibataire involontaire — incel, pour faire plus court. Et il est l’un des huit modérateurs du forum anglophone incels.co, fréquenté par 20 000 membres.
Comme les pickup artists, les incels croient que 80 % des femmes couchent avec 20 % des hommes. Ils recrachent cependant la pilule rouge des PUA, qui n’est pour eux qu’un mensonge de plus, afin d’avaler la « pilule noire », celle qui montre la « vraie » vérité : « La seule chose qui compte dans notre société, dit Master, c’est l’apparence physique. »
Selon la théorie de la pilule noire, un homme beau est avantagé tout au long de sa vie, que ce soit sur le plan du salaire, de la santé ou des relations sociales. Les hommes moyens, eux, parviennent tant bien que mal à se débrouiller. Mais pour les hommes laids, c’est l’enfer : ils vivent une discrimination quotidienne et, surtout, sont privés d’amour et de sexe. Et à moins de recourir à la chirurgie plastique, rien ne va changer.
Des études sérieuses ont démontré que la beauté constitue effectivement un avantage social, autant pour les hommes que pour les femmes. Mais Master ne croit pas que la tyrannie de l’apparence s’applique à ces dernières, sinon à peine. « C’est vrai qu’elles doivent porter du maquillage et tout, dit-il. Sauf qu’elles n’ont qu’à chialer pour obtenir tout ce qu’elles veulent sur un plateau d’argent. » Y compris du sexe. Car à moins d’être « gravement déformée », même la plus moche des femmes trouvera toujours un homme prêt à coucher avec elle. « Ce n’est pas juste. »
« Elles savent que ce sont les apparences qui comptent, mais elles prétendent que le plus important, c’est la personnalité. Elles mentent, et c’est pour ça qu’on les déteste. »
Cette injustice est d’autant plus insupportable pour les incels qu’ils sont persuadés que les femmes en sont conscientes. « Elles savent que ce sont les apparences qui comptent, mais elles prétendent que le plus important, c’est la personnalité, explique Master. Elles mentent, et c’est pour ça qu’on les déteste. »
« Détester » est un euphémisme. Dans certaines communautés incels, le Québécois Marc Lépine, auteur de la tuerie à l’École polytechnique de Montréal en 1989, est parfois qualifié de « héros ». L’Américain Elliot Rodger, qui a abattu six personnes en 2014 en Californie pour « punir » les femmes de ne pas l’aimer, est considéré par certains comme un « saint ». Et qu’en est-il de l’Ontarien Alek Minassian, l’auteur de l’attaque au camion-bélier à Toronto? « Ils le glorifient », laisse tomber Master.
Si Master se distancie ainsi de ses pairs en utilisant le « ils », c’est parce qu’il ne partage pas leur point de vue et « condamne » la violence. « Tuer des innocents ne mène à rien. Ça ne fait que rendre la vie plus misérable pour les incels », que bien des médias dépeignent comme des hommes dangereux.
En tant que l’un des huit modérateurs du forum incels.co, Master a le pouvoir de supprimer les publications qui encensent les tueurs. Mais pas question pour lui ou ses collègues de le faire. Sur leur forum, la liberté d’expression règne en maître ; à l’exception des commentaires qui incitent explicitement à commettre un crime, tout, mais vraiment tout passe.
Comme ce commentaire, publié par un certain Sadness en mars dernier : « Un mâle alpha frappe sa blonde ? Secrètement, elle aime ça. Pourquoi resterait-elle [avec lui] sinon ? Se faire réduire en bouillie par un mâle alpha est le rêve érotique d’une femme. Une femme est battue à mort par un mâle alpha ? Elle est morte heureuse. »
Ce sont des publications semblables qui ont valu à des communautés incels d’être bannies de Reddit et de 4chan, deux plateformes Web pourtant reconnues pour leur permissivité. C’est d’ailleurs en réaction à cette vague de censure qu’incels.co a vu le jour, en 2017. Un espace créé par des incels, pour des incels, qu’il serait difficile de fermer contre leur gré.
Incels.co sert notamment de soupape aux incels qui n’en peuvent plus. « Ils laissent sortir leurs pensées les plus sombres, se défoulent, puis retournent à leur vie normale », explique Master. Il souligne toutefois que le forum propose bien plus que de la haine, les commentaires comme celui de Sadness ne représentant qu’une « minorité » des quelque deux millions de messages publiés depuis sa création.
Avant d’arriver à la publication extrême de Sadness, j’ai parcouru des pages et des pages de discussions. Il y avait notamment une démonstration « scientifique » de la validité de la pilule noire, une question sur le pourcentage de gras idéal pour un homme, un débat sur la masturbation, et un incel qui racontait son samedi soir. Plus que tout, il y avait des messages d’hommes qui pleuraient sur leur sort.
« Je ne saurai jamais ce que c’est d’être aimé, écrivait ainsi Uglyme. Je suis laid, je suis de la merde. Dieu me déteste. » Dans les 27 commentaires qui ont suivi, personne ne l’a contredit, personne ne l’a encouragé, mais un membre, ihaveno1, a écrit : « Il n’y a pas d’espoir, seulement la corde. »
J’aurais bien aimé laisser un petit mot à Uglyme, lui dire d’aller chercher de l’aide, que tout irait bien, sauf que je ne pouvais pas. Quiconque le désire peut lire le forum, mais pour y publier des messages, il faut d’abord soumettre son histoire personnelle afin de prouver son statut d’incel. « On rejette beaucoup de gens », dit Master.
« Il n’y a pas d’espoir, seulement la corde. »
Si un incel parvient à vivre une relation amoureuse ou sexuelle — sans payer —, impossible pour lui de raconter son expérience sur le forum pour ranimer l’espoir. Cela démontrerait qu’il n’était pas un incel en premier lieu, et il serait banni sur-le-champ.
Ces règlements ne créent-ils pas une bulle d’écho où le désespoir alimente le désespoir ? Master ne voit pas les choses ainsi. Cela donne seulement aux incels un espace où échanger sans se faire attaquer, critiquer ou humilier.
N’empêche, le modérateur reconnaît l’importance de se faire entendre au-delà de sa communauté. S’il a accepté de répondre à mes questions, c’est parce qu’il souhaite que les médias comprennent que les incels « ne sont pas des terroristes » ni « un mouvement qui essaie d’accomplir quoi que ce soit ». Il aimerait que le public ouvre les yeux sur la valeur accordée au physique, « un problème qui s’accentue ». Surtout, il voudrait que la société cesse de regarder les incels comme des « poubelles ».
Master témoigne, mais il a perdu tout espoir. La société ne va probablement pas s’améliorer. Son visage ne va certainement pas s’améliorer. Pour ce qui est des filles, il ne se donne même plus la peine d’essayer de les aborder. Et lorsque je lui demande comment il perçoit l’avenir, il répond sans hésiter : « Je ne vois pas d’avenir. »
Master a 25 ans.
Prologue : Écouter les hommes
«Il ne faut pas abandonner.»
La première communauté incel a été créée en 1997, par une femme.
Alana’s Involuntary Celibacy Project était un groupe d’échange qui fonctionnait par courriel, où des hommes et des femmes discutaient ouvertement de leur absence de vie amoureuse. « C’est un sujet tabou ; bien des gens n’osent même pas l’aborder avec leurs proches », m’explique Alana par vidéoconférence depuis Toronto, où elle habite.
Sa communauté a rassemblé des centaines de personnes avant de se dissoudre, au cours des années 2000. Alana, qui tait son nom de famille pour des raisons professionnelles, est passée à autre chose, et ce n’est qu’en 2014, après la tuerie de masse commise par Elliot Rodger en Californie, qu’elle a redécouvert les incels.
Bien qu’elle soit horrifiée par la misogynie et la haine qui règnent aujourd’hui dans certaines communautés incels, Alana considère toujours son ancien groupe comme une « réussite ». « C’était un environnement sain où bien des gens ont trouvé l’aide dont ils avaient besoin. »
Ce réflexe de se rassembler entre personnes qui vivent le même problème est tout à fait légitime, croit Margaux Bennardi, responsable de l’accompagnement au Centre de prévention de la radicalisation menant à la violence, à Montréal. « Ça peut devenir un groupe de soutien qui se serre les coudes, qui se donne des astuces. » Même s’il n’y a que des hommes au bout du clavier.
Car oui, des groupes d’hommes peuvent s’entraider en ligne pour surmonter leur maladresse avec les femmes, pour cicatriser leurs blessures d’amour, pour faire entendre leurs droits et même pour endurer l’absence de vie amoureuse et sexuelle.
Le danger survient lorsqu’un groupe, au lieu de hisser les participants vers le haut, les enlise davantage dans leurs problèmes, « comme des alcooliques qui se mettent à boire ensemble », illustre Margaux Bennardi. Hélas ! c’est la voie que prennent bien des communautés de la manosphère en identifiant les féministes, les femmes ou « la » femme comme sources de leurs malheurs.
Que faire des communautés les plus extrêmes ? YouTube, Facebook, Reddit et 4chan, entre autres, optent parfois pour la censure. « Le problème, c’est que les gens se déplacent ensuite sur des plateformes plus marginales », souligne Jean-Philippe Décarie-Mathieu, chef de la cybersécurité pour la société de sécurité Commissionnaires du Québec, qui suit l’évolution de la manosphère depuis quelques années.
Dans le pire des cas, bannir une communauté peut pousser un individu à commettre l’irréparable, affirme Margaux Bennardi. Dans le processus de radicalisation, la violence contre autrui survient généralement lorsqu’une personne n’a plus d’outils pour atteindre son but — qu’il soit politique ou personnel. Si elle perd le dernier espace où elle pouvait s’exprimer, elle peut avoir l’impression que tout ce qui lui reste, c’est de s’attaquer à autrui ou à elle-même.
« Il faut parler de la manosphère, regarder ce qui s’y passe, se questionner et faire de la prévention. »
Bien que la manosphère puisse faire peur, il ne faut pas conclure que tous ceux qui la fréquentent représentent une menace potentielle, note la spécialiste. La violence physique demeure le fait d’une infime minorité. « À la base, la manosphère est un endroit où les hommes s’expriment, et il n’y a pas de problème avec ça. »
Cela ne signifie pas qu’il faille opter pour le laisser-aller, dit Margaux Bennardi. « Il faut parler de la manosphère, regarder ce qui s’y passe, se questionner et faire de la prévention. » Et la meilleure façon d’entrer en contact avec les hommes qui y évoluent, c’est de commencer par les écouter.
Écouter, c’est aussi ce que fait Alana avec le site Love, Not Anger, créé dans la foulée de l’attaque au camion-bélier à Toronto. Il ne s’agit pas d’un nouveau groupe de discussion, mais d’un projet de recherche ouvert aux universitaires et aux professionnels de la santé afin d’offrir de l’information et de l’aide aux personnes seules. Car, selon elle, ce n’est pas à la violence qu’on doit s’intéresser, mais à la solitude. « C’est ça, la source du problème. »
La manosphère à la télé
Cette enquête a aussi alimenté la création d’un documentaire en collaboration avec Télé-Québec, Bitch ! Une incursion dans la manosphère, réalisé par Charles Gervais et produit par L’actualité et les Productions Bazzo sera diffusé le 16 octobre à 20 h et le 20 octobre à 20 h 30, puis rendu disponible sur telequebec.tv.