Cette passionnante interview de Rogozine, réalisée par Vladimir Soloviev, est passée le 21 septembre 2014 sur la chaine russe Rossia 1, dans le journal télévisé (Vesti). Le Vice-Premier ministre de la Fédération de Russie y expose sans retenue la position de la Russie face aux sanctions de l’Occident (notamment face à la France), et les investissements que mène le pays pour développer son industrie de l’armement.
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ROGOZINE INTERVIEWÉ EN VIDÉO PAR SOLOVIEV
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Transcription : Marina (Saker russe), Katya (Saker Océanie) & CG (Saker russe). Traductions et édition : Katya & Daniel (Saker français). Production : Marina, Katya & Augmented Ether. Editing & Production: Augmented Ether (Oceania Saker)
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TEXTE INTÉGRAL DE L’INTERVIEW
Vladimir Soloviev (VS) : Bonsoir et bienvenue à Une soirée avec Vladimir Soloviev. Du lundi au jeudi, après l’émission Vesti [le Journal télévisé], nous discuterons de l’actualité du jour avec ceux qui font de la politique, qui influencent la politique et qui ont un point de vue particulier sur ce qui se passe. Avec nous en studio, nous avons le Vice-Premier ministre de la Fédération de Russie, M. Dmitri Olegovitch Rogozine. Nous verrons comment le complexe militaro-industriel de la Russie répond aux sanctions, pourquoi les Français craignent de briser le contrat Mistral et ce que l’ancien représentant auprès de l’OTAN pense de ses collègues de l’Alliance de l’Atlantique Nord.
Dmitri Olegovich, permettez-moi de féliciter tous ceux qui sont associés à l’industrie.
Dmitri Olegovich Rogozine (DOR) : Le 19 septembre de chaque année, nous célébrons la Journée des armuriers russes.
VS : Nous avions coutume de juger leur situation enviable. Nous avions aussi l’impression que nos armes étaient meilleures. Puis est arrivée une sombre décennie, où même nos armes semblaient avoir disparu, que tout ce qui nous restait, c’était des Kalachnikovs rouillées. Récemment, l’OTAN a dit que l’armée russe progressait à grands pas. Est-ce à dire que nous avons de quoi combattre ? Objectivement, qu’avez-vous été en mesure de faire depuis votre nomination récente ? Quels résultats avez-vous obtenus ?
DOR : Les armes modernes sont devenues des armes intelligentes. C’est le nom qu’on leur donne. Au lieu de n’être un simple utilisateur de ces armes, le soldat en assume le contrôle. Notre principale tâche aujourd’hui, c’est d’éloigner les soldats de la zone de tir ennemie. Ils doivent donc utiliser une arme moderne pouvant être contrôlée à distance. Cette technologie du XXIe siècle est complètement différente.
Nous étions conscients que nous devions faire un énorme pas en avant dans le développement de l’ensemble du complexe militaro-industriel. Tous savent quelles sont les conditions qui prévalaient : 20 ans sans financement, le pays n’avait pas les moyens d’investir dans la science militaire, ni d’embaucher le nouveau personnel requis par les bureaux d’études et les usines. Le vieillissement du personnel et de la technologie des armes a créé un énorme fossé entre la Russie et les principaux pays occidentaux au chapitre de l’armement et de l’équipement militaire.
VS : En fait, nous étions en train de perdre une guerre sans même y être entrés.
DOR : Nous avons été confrontés à l’étendue du problème pendant les deux opérations au Nord-Caucase, en subissant d’énormes pertes de personnel militaire. Le système en soi a changé énormément en ce qui concerne l’utilisation des armes, mais nous étions restés dans la mentalité d’après-guerre du milieu du XXe siècle.
Il y a eu ensuite la guerre de 2008, l’opération visant à imposer la paix avec Saakachvili, l’agresseur géorgien de l’époque, une guerre que nous avons gagnée grâce à la force et à la détermination des soldats russes. Sauf que nous trainions de la patte en matière d’armement, de reconnaissance, de communications, de commande et de contrôle. Nos véhicules blindés ne nous donnaient même plus l’avantage de la dissimulation et de l’efficacité des tirs, entre autres choses.
À la suite de cela, des décisions radicales ont été prises et réalisées dans le cadre du programme d’armement de 2011-2012. En cette 3e année du programme, l’objectif est le suivant : 30 % des armes des forces terrestres et navales doivent être ultra modernes d’ici 2015 et 70 % d’ici 2020. En fait, nos forces terrestres et navales seront les mieux armées et équipées du monde.
VS : Plus que les USA et l’OTAN ?
DOR : En termes d’efficacité, de qualité et de prix, je crois que nous pourrons atteindre cet objectif. Nous devons fabriquer des armes plus simples et moins onéreuses que celles des USA. L’efficacité de leur utilisation doit être égale ou supérieure à celle des USA.
VS : Cela repose sur une base scientifique ?
DOR : Bien sûr. Les USA dépendent non seulement de leur grande puissance militaire, mais ils s’en servent pratiquement comme solution à tous leurs problèmes économiques. Pourquoi ont-ils des corps expéditionnaires ? Pourquoi ont-ils des porte-avions capables de se déployer très loin des États-Unis ?
VS : Parce que c’est leur manière de régler leurs problèmes économiques.
DOR : C’est une vieille recette éprouvée par la mafia jadis : laisser un fusil traîner sur la table rend les négociations plus efficaces. Ce qui revient à dire qu’on peut régler bien des choses avec de belles paroles, mais beaucoup plus en les disant avec un fusil dans les mains.
C’est exactement ce que font les Américains. Ils disposent aussi d’un énorme réseau d’États satellitaires, composé principalement de ses alliés européens membres de l’OTAN, dont ceux qui ont signé le Pacte de Varsovie. Ils ont aussi leurs propres armées, leurs propres forces nationales. Il n’y a pas d’armée de l’OTAN proprement dit. L’OTAN est le cumul des forces armées nationales de tous les pays formant cette alliance.
Après avoir évalué la menace militaire, nous devons comprendre que nos armes doivent pouvoir riposter, non seulement à l’attaque d’un agresseur, mais aussi de pays regroupés à la fine pointe de la technologie, qui pourraient utiliser leur force contre nous.
Il n’est pas nécessaire de fabriquer des tonnes d’armes, comme l’Union soviétique, et ne pas savoir quoi en faire. Nous devons créer une armée compacte, mobile et pouvant être transférée partout où la guerre menace.
VS : Comme les exercices militaires le démontrent, pour nous, il n’y a pas de frontières.
DOR : Notre territoire est immense, le plus grand du monde, et notre population est petite, 145 millions d’habitants, l’équivalent de la population allemande et française combinée. Pour protéger un si grand pays, notre population devrait s’établir à 600 millions de personnes. Notre tâche consiste donc à créer une arme qui permettra à chaque soldat et officier de remplacer cinq personnes. Nous devons donc disposer de beaucoup d’armes, chaque officier et membre du personnel militaire devrait être formé pour devenir un soldat universel, capable de manœuvrer des machines complexes.
Comme notre population est clairsemée, nous devons chérir la vie de chaque soldat, le positionner le plus loin possible des zones de tir.
VS : Ce qui veut dire qu’il faut financer les percées dans le domaine scientifique de pointe. Nous devons avoir une longueur d’avance sur le monde, car si nous traînons derrière, nous perdrons. Allons-nous dans la bonne direction ? Aurons-nous les types d’armes qui vont, comme disait M. Poutine, surprendre nos collègues occidentaux ?
DOR : Nous devons décider si nous voulons vraiment surprendre nos collègues et il n’est pas nécessaire pour cela d’étaler toutes sortes d’armes. Certaines choses doivent être gardées secrètes et utilisées pour surprendre à un moment crucial, question de donner une douche froide à un adversaire trop bouillonnant.
Si je peux me permettre, l’acquisition de la base technique requise pour les forces nucléaires stratégiques avance à grands pas. En fait, ces forces seront modernisées non pas à 70 %, mais à 100 %.
Il y a un mois, le président a examiné notre rapport sur l’ajout de 3 nouveaux sous-marins stratégiques. Nous sommes en train de mettre en place une flotte de sous-marins nucléaires. La flotte comprend des vaisseaux porteurs d’armes nucléaires stratégiques capables d’atteindre un pays de n’importe quel continent qui déciderait soudainement de nous attaquer et menacer nos intérêts nationaux vitaux.
Elle comprend aussi des vaisseaux multifonctionnels ayant la capacité de navigation autonome qu’il faut pour contrer tout obstacle et s’engager dans une confrontation armée avec toute la flotte ennemie. Voilà pour ce qui est de la force nucléaire navale.
Passons maintenant aux Forces de missiles stratégiques. Le président a déjà adopté les stratégies et leur mise en œuvre a commencé. En premier lieu, nous avons maintenant modernisé pratiquement toute notre flotte de bombardiers stratégiques. Nous avons restauré la puissance de nos moteurs uniques en soi, que nous avions perdue. À l’usine Kouznetsov de Samara, nous avons repris la production des moteurs HK-12, HK-25 et HK-32, qui ont une énorme réserve dont peuvent profiter les bombardiers stratégiques.
Nous avons déjà établi un cadre de travail en vue de la création d’un complexe d’aviation perfectionné pour les avions de longue portée. Des travaux de conception sont en cours afin de créer un bombardier lourd, un appareil performant qui remplacera les appareils stratégiques hérités de l’ère soviétique.
En ce qui a trait aux Forces de missiles stratégiques, les missiles lourds actuellement en service remontent à l’époque soviétique et ont été fabriqués à l’usine Ouzmach, en Ukraine. Il s’agit de missiles lourds Voevoda, que les Américains ont surnommé Satan. Leur vie utile tire à sa fin, mais nous avons déjà entrepris la construction d’un nouveau complexe de missile, qui remplacera le complexe existant.
VS : Nous n’avons plus à compter sur la coopération de l’Ukraine.
DOR : Les pièces électroniques, les moteurs, les ogives nucléaires, les pièces particulières et les systèmes de gestion de dispositif, tout est fabriqué en Russie.
VS : Dmitri Olegovitch, la rupture avec les fournisseurs ukrainiens a-t-elle été pénible ? Les spécialistes ukrainiens se sont-ils tournés vers nous ? Nous ont-ils demandé de travailler avec nous ? Se pourrait-il que des équipes au complet aient jugé qu’il n’y avait pas d’avenir en Ukraine et qu’ils devraient être en Russie à la place ?
DOR : Nous ne devons pas oublier que les spécialistes ukrainiens sont arrivés en Russie non seulement après les événements récents, mais aussi bien avant. La désintégration de l’industrie ukrainienne s’est amorcée avec l’effondrement de l’URSS. Les gens ne se souciaient plus de rien même à cette époque. Différents clans se disputaient la mainmise du pays et étaient à couteaux tirés. L’industrie, tous s’en balançaient.
Toutes les usines ukrainiennes sont vieilles et leur technologie date de l’époque soviétique. Quand nous parlons aujourd’hui de substitution aux importations, cela ne veut pas dire que nous copions les produits ukrainiens pour les fabriquer dans nos usines. Dans le cadre de notre politique de substitution aux importations, nous montons des installations complètement neuves – des systèmes d’alimentation ou de contrôle pour nos armes qui font partie d’une nouvelle génération à plus-value.
La coupure est bien sûr douloureuse à certains égards, mais pas du point de vue technologique. Les sommes dépensées ne sont pas faramineuses, tout est comptabilisé. Dans deux ans et demi au plus tard, nous aurons remplacé tout ce que l’Ukraine nous fournissait jusqu’au dernier moment. Le problème se trouve ailleurs.
Pour l’Ukraine, les jeux sont faits. L’Ukraine a complètement cessé d’être un pays industriel. Les pays occidentaux ne veulent pas de ses produits dépassés, d’autant plus qu’ils ont leurs propres fabricants. Ce que les Ukrainiens font maintenant, c’est du suicide. Les autorités ukrainiennes bloquent à la frontière des produits fabriqués dans les usines ukrainiennes, comme des turbines à gaz pour la flotte de surface de la Russie (usine Zorya-Mashproekt à Nikolaiev), des moteurs (usine Motor Sich à Zaporijia) et des missiles Zenit (usine Uzmash à Dnipropetrovsk), pour lesquels nous avons déjà payé.
Quel paradoxe. Tout va finir par pourrir, y compris la compétence ukrainienne dans les domaines scientifique et industriel. Je dis cela avec beaucoup de regret. Je vais vous dire une chose. Nous pensions encore, à la fin de l’année dernière, que nous pourrions remédier à la situation. À ce moment-là, le président Poutine a déployé tous les efforts possibles pour sauver l’Ukraine du gouffre dans lequel elle est tombée. Au début décembre, M. Poutine m’a dépêché en Ukraine.
En une journée j’ai visité les chantiers navals de Nikolaïev, Zaporijia et Dnipropetrovsk, le soir j’étais à Kiev et le matin suivant j’étais de retour à Moscou. J’ai eu des réunions avec plusieurs scientifiques et ingénieurs éminents, qui étaient inflexibles dans leur position en faveur d’une coopération avec la Russie. Nous avons convenu de créer des centres d’ingénierie conjoints. Tout pouvait encore être rectifié.
Le 21 février, quand le coup d’État a été fomenté, je devais prendre un vol vers Kiev à la demande du président. J’ai stoppé la voiture à l’entrée de l’aéroport, parce qu’il était clair que c’en était fini de l’Ukraine.
C’est une tragédie personnelle pour bien des gens qui vivent en Ukraine, des gens qui ont fréquenté les mêmes écoles scientifiques que nous, qui croyaient que la coopération entre la Russie et l’Ukraine était incontestable. Aujourd’hui, ils n’ont d’autre choix que de se tourner vers le commerce de détail. Mais je crois qu’un autre choix s’offre à eux : déménager en Russie, revenir vers nous.
Et croyez-moi, ce processus est déjà enclenché. Il y a quelques mois, en été, j’étais au chantier naval de Komsomolsk-sur-l’Amour. Des centaines de spécialistes ukrainiens y travaillent. Ils sont arrivés il y a 10 ans. Ils ne sont pas prêts à retourner en Ukraine, ils ont maintenant de la famille en Russie. Ils ont obtenu la citoyenneté russe à la suite de l’adoption d’une loi qui leur donnait la préférence en tant que compatriotes. Ils se réjouissent de pouvoir poursuivre leur carrière de scientifiques, spécialistes et ingénieurs dorénavant en tant que Russes vivant en Russie. Ils vont tout faire pour s’assurer que notre complexe militaro-industriel vienne à bout de tous ces problèmes.
VS : Dmitri Olegovitch, qu’en est-il des constructeurs de navire français, allons-nous aussi les embaucher ou obtenir les Mistral d’une façon ou d’une autre ?
DOR : En fait, je serais très heureux d’embaucher aussi les constructeurs de navire français.
VS : Quelle histoire étrange à propos des Mistral…
DOR : Et je ne blague même pas. À partir de maintenant, nous allons réunir les meilleurs spécialistes au monde. Les Américains avaient l’habitude d’aller chercher les plus grands cerveaux du monde et un nombre élevé de nos spécialistes ont déménagé aux USA et dans d’autres pays occidentaux après l’effondrement de l’Union soviétique. Aujourd’hui, nous sommes en train d’inverser ce processus.
VS : Nous ne sommes pas les seuls à avoir vécu cela. Peu de gens savent que l’industrie des moteurs de fusées aux USA, on la doit à Werner von Braun et à ses collègues allemands, qui ont été forcés de s’établir en Alabama contre leur gré après la Seconde Guerre mondiale. Bon nombre des réalisations des USA ne leur appartiennent même pas.
DOR : Même aujourd’hui, les fusées américaines Atlas et Antares sont propulsées par des moteurs russes. Il s’agit d’un moteur russe MK-33, créé en Union soviétique en 1970. Les USA nous en achètent encore et s’en servent pour transporter leurs charges dans l’espace. Ce moteur a été spécifiquement conçu pour le programme lunaire de l’Union soviétique. Le programme n’a pas été déployé, mais il nous reste encore plus d’une centaine de moteurs.
VS : Mais vous leur avez proposé une alternative : Vous voulez un rideau de fer ? Alors, utilisez un trampoline pour vous rendre à votre station. Vous ne voulez pas de nos moteurs ? Utilisez un trampoline.
DOR : Bien, les Américains – leur comportement est amusant, plutôt sélectif… Ils disent : nous voulons causer des problèmes à l’industrie spatiale russe, à l’industrie des moteurs de fusées russes. Ils essaient de nous évincer du marché qui a donné la possibilité à des entreprises russes de lancer des satellites d’autres pays.
L’argent ainsi amassé, nous l’investissons dans le développement de notre industrie. Les Américains tentent de nuire autant que possible au développement de l’industrie spatiale russe.
Mais par rapport à la Station spatiale internationale, ils disent : « Nous ne devrions pas y toucher, c’est un projet conjoint formidable, qui se soucie de l’ensemble de l’humanité ». Nous leur répondons : « Écoutez les gars. Vos navettes ne sont plus en service ». Jusqu’à 2018, les USA n’auront aucun moyen de mettre leurs astronautes en orbite pour atteindre la Station spatiale internationale. Jusqu’en 2018, ils dépendent entièrement de notre bonne volonté à les transporter dans notre fusée Soyouz-2-1B, en compagnie de notre équipage.
C’est ainsi que fonctionnent leurs sanctions : s’ils tirent profit de quelque chose, ils n’y touchent pas. S’ils n’en tirent pas profit ou qu’ils acceptent de prendre un risque, ils imposent des sanctions.
VS : Et les Mistral ? Il est clair que les Américains ont fait pression sur la France pour qu’elle prenne une décision aussi étrange. En avons-nous besoin ?
DOR : Bien, d’abord, le paiement a été fait, en réponse à un besoin criant. Soit ils nous remboursent, soit ils livrent les navires. Le navire en soi, le Mistral, est un grand bâtiment de projection et de commandement. Je crois personnellement que nous pouvons nous passer de ce contrat. Nous avons la capacité d’assembler les grands blocs de ce genre de navire. Nous ne possédions pas cette capacité auparavant, parce que tous les gros navires (dont les porte-avions du projet soviétique) étaient assemblés dans les chantiers navals de Nikolaïev.
Nous n’avons jamais construit ce genre de bâtiment. Mais, le 16 novembre dernier [2013], nous avons livré à nos collègues indiens le porte-avions léger Vikramaditya, l’ancien croiseur lance-missiles Amiral Gorchkov, dont le déplacement s’établit à 45 000 tonnes. Ainsi, en remplissant le contrat et en gagnant beaucoup d’argent, nous avons prouvé que la Russie est maintenant capable d’assembler ce type de porte-avions ultra moderne.
Absolument. Le savoir-faire associé à la construction d’un porte-avions est ce qui compte le plus dans le secteur de la construction navale. Il va donc de soi que nous pouvons construire un bâtiment de projection et de commandement, de conception plus simple.
Le problème avec le Mistral, c’est que ce navire est conçu pour le climat méditerranéen. Il ne convient pas vraiment aux rigueurs de notre climat. Ils ne pourront naviguer sur nos mers du nord. Nous avons déjà déterminé où ils seront basés.
Mais nous devons garder à l’esprit que le jeu auquel se prête la France avec les Américains, en promettant la livraison du navire à la Russie un jour et le contraire le lendemain, en dit long sur son comportement pas très décent. D’abord parce qu’un tiers du navire a été assemblé en Russie. Les parties de la poupe du Mistral ont été assemblées dans le chantier naval de la Baltique à Saint-Pétersbourg. Par conséquent, s’ils veulent garder le navire, nous allons enlever la poupe, la ramener et en intégrer les parties à d’autres navires. Je doute qu’ils puissent utiliser leurs navires. Leurs moitiés de navire pour être plus précis.
Deuxièmement, l’argent a été versé, ce qui veut dire qu’ils doivent nous rembourser et payer des pénalités.
Troisièmement, la France perd non seulement de l’argent, mais aussi sa réputation de fournisseur fiable sur le plan de la coopération militaro-technique. S’ils veulent salir leur réputation, tant mieux pour eux ! Mais qu’ils nous remboursent l’argent et nous remettent la poupe. Quant à leur réputation, Au revoir !
VS : Qu’en est-il de notre réputation et de notre position sur les marchés internationaux ? Il est évident que les gros capitaux proviennent non seulement du pétrole et du gaz, mais aussi de la vente d’armes. Comme les événements tragiques en Syrie et en Irak le démontrent, nos armes sont en demande. L’armée irakienne, formée par les USA, et qui utilise des armes américaines, se fait malmener par des diplômés des universités militaires russes, qui utilisent de l’équipement soviétique. Ce qui veut dire que notre équipement militaire trouve preneur. Mais pouvons-nous continuer d’occuper ces marchés avec les sanctions ? Sentons-nous cette grande pression, qui veut nous forcer à reculer et à dire « Allez les gars, vous pouvez entrer et y rester » ?
DOR : Les sanctions occidentales qui nous sont imposées visent essentiellement deux cibles. La première cible est la fourniture de machines-outils, c’est-à-dire de machines modernes, avec lesquelles nous pouvons moderniser la technologie. La seconde cible, ce sont les composants électroniques, c’est-à-dire la micro-électronique, notamment dans l’industrie spatiale, et qui sont capables de résister au bombardement par des particules lourdes.
Dans l’espace, il va de soi que les composants électroniques sont sensiblement différents. Ce genre de composants, nous en produisons très peu. Dernièrement, le marché s’est ouvert. Comme l’industrie des moteurs de fusées et des engins spatiaux n’est pas entièrement consolidée, nos entreprises préféraient s’approvisionner en composants électroniques auprès de l’Occident.
Comme ils connaissent notre dépendance à cet égard, ils ont décidé de frapper dans ce secteur. Mais nous avions prévu le coup. Pour ma part, je le savais dès mon entrée en fonction au gouvernement. Nous avons déjà donné les instructions nécessaires pour démarrer la production, en Russie, de tout le nécessaire.
Cependant, ce que nous ne pouvons ou n’avons pas le temps de faire, c’est de favoriser la participation d’autres pays qui ont des échanges commerciaux avec nous. Il est vrai que c’est tout un défi, mais je peux garantir que nous trouverons une solution, parce que pour nous, les sanctions mettent à l’épreuve notre caractère national. Les périodes les plus difficiles sont les plus propices à l’épanouissement des plus grandes qualités de notre caractère national.
VS : Dmitri Olegovitch, au Forum économique de Sotchi, les partisans du modèle de Gaidar, des libéraux candides, ont dit que notre principal problème budgétaire, c’est que trop d’argent est consacré au complexe militaro-industriel. Ce que vous dites semble aller dans la direction opposée, soit qu’il est nécessaire de se doter d’une ingénierie de précision, des dispositifs électroniques spéciaux, de personnel dûment formé et des établissements d’enseignement nécessaires. Le complexe militaro-industriel est donc devenu un moteur du développement. Comment allez-vous concilier ces approches divergentes au sein d’un même gouvernement ?
DOR : Je dois avouer que ce sujet revient constamment dans mes discussions avec mes collègues. Nous avons des points de vue différents. Mais, quand nos décisions définitives sont prises, nous essayons de ne pas en débattre publiquement, mais nous avons des discussions animées entre nous. J’ai soulevé à maintes reprises la question de la politique du crédit, parce que personne n’est jamais arrivé à faire croître l’industrie de 12 %.
VS : C’est impossible.
DOR : En effet, c’est impossible.
Premier enjeu. En Occident, les taux d’intérêt des prêts sont de 3 ou 4 %. Comment pouvons-nous comparer notre industrie à celle de l’Occident ? Leur position est beaucoup plus enviable. Pas de sanctions, personne ne les empêche de travailler et la politique bancaire appuie l’industrie. Nous n’avons rien de cela. Nous n’allons pas en expliquer les raisons, mais c’est un fait.
C’est pourquoi le gouvernement a pris la décision de compenser la prime supplémentaire sur les taux d’intérêt imposée aux entreprises du complexe militaro-industriel en leur fournissant du crédit, dans le cadre du budget. C’est une mesure cruciale.
Dans son message adressé à l’Assemblée fédérale de Russie en décembre dernier, M. Poutine a exigé de la Commission militaro-industrielle qu’elle élabore un programme pour transférer la technologie de l’industrie de la défense à l’industrie civile. Lorsque les commandes de l’industrie de la défense diminuent, une fois les forces terrestres et navales entièrement équipées d’armes modernes, pour que les usines continuent de fonctionner, elles devraient être en mesure de fabriquer des produits de haute technologie similaires pour l’industrie civile.
Je crois que c’est absolument crucial. Par exemple, dans l’industrie aérospatiale militaire, la présence d’un seul lieu de travail en crée neuf autres dans d’autres secteurs de la technologie de pointe, comme l’électronique, la métallographie et ainsi de suite. Elle entraîne aussi dans son sillage des secteurs qui ne sont pas directement liés à l’industrie militaire, comme la métallurgie et, une fois de plus, l’électronique, les matériaux composites et bien d’autres encore.
Second point. Nous poursuivons délibérément une politique visant à ce que chaque entreprise consacre une part de sa production à l’industrie civile. À l’heure actuelle, elle oscille de 25 à 27 %. Mais d’ici 2020, elle s’établira à 50-50 %. Pourquoi est-ce important ? Premièrement, les entreprises en profiteront. Aujourd’hui, elles ont des contrats dans le marché de la défense, mais demain elles pourraient en avoir moins. Il leur faut le filet de sécurité que constituent les fournitures au marché civil. Deuxièmement, il y a un transfert de la technologie.
Par exemple, en mettant au point la technologie requise pour l’usine d’assemblage d’avions de Komsomolsk-sur-l’Amour, qui assure l’assemblage final de l’avion Soukhoï Superjet, nous avons aussi créé une technologie pouvant servir au combat contre des chasseurs. L’usine fabrique aussi des appareils tactiques comme le SU-35C (Soukhoï Su-35s), un chasseur de cinquième génération.
C’est la même chose partout. Comme au chantier naval de Sevmach, à Severodvinsk, qui fabrique des sous-marins et de puissants navires de surface. Là aussi, ils créent de la technologie destinée aux opérations civiles.
VS : Mais l’inverse est aussi vrai. Je vous ai vu sur une motoquad à Toula.
DOR : Non !
VS : Avec une mitraillette.
DOR : À Klimovsk, hier.
VS : À Klimovsk, oui. Le Tachanka-Tulchanka [nouveau quad de combat fabriqué à Briansk]
DOR : C’est le projet conjoint exclusif d’une entreprise privée de Briansk. Ils fabriquent des motoquads de 300 et 650 cc. Elles sont puissantes et solides. J’en ai essayé une hier. Il y a aussi les motoneiges. Avant, nous achetions ce genre de véhicule au Japon. Nos troupes aéroportées ont besoin d’équipement léger, en plus de ce que l’on voit dans les parades. Ils ont demandé aux ingénieurs de concevoir une motoquad sur laquelle deux tireurs peuvent se mettre en position de tir, viser leur cible et quitter immédiatement la zone de combat. Hier, les forces spéciales de l’armée m’ont montré comment ça fonctionne, puis j’ai essayé. J’ai bien aimé.
VS : La commande provient donc du ministère de la Défense ? Jusqu’à quel point les gens vous croient-ils ? Les gens se tournent-ils vers l’industrie de la défense ? Leurs salaires ont-ils augmenté ? L’âge moyen dans l’industrie de la défense a-t-il changé ?
DOR : Chaque année, les salaires augmentent de 15 %. Je ne crois pas que les salaires sont aussi élevés dans les autres industries. Ils sont supérieurs à la moyenne dans les régions où des entreprises liées à la défense sont présentes. Nous comptons 1 352 entreprises liées à la défense. Cela représente deux millions de personnes.
VS : Deux millions de personnes ?
DOR : Oui, ça fait beaucoup de gens.
VS : Y a-t-il des jeunes ?
DOR : Pour ce qui est des jeunes, cette année, le programme d’études collégiales en ingénierie a accepté 11 000 personnes. D’ici 2020, il nous en faut 38 000 de plus. Avec de tels volumes, nous allons sûrement régler le problème. Cette année, de concert avec le ministère de l’Éducation et des Sciences, nous avons lancé un nouveau programme. Une entreprise liée à la défense peut se joindre au gouvernement en vue de financer conjointement la formation de spécialistes pour le complexe militaro-industriel. Avec 43 000 roubles, on peut unir nos forces et assurer un bon financement public à la formation d’un excellent professionnel.
Il y a trois ans, l’âge moyen dans l’industrie de la défense était de 49 ans. Il y a cinq ou six ans, il était de plus de 50, dont bon nombre de vétérans de 60 à 65 ans. Mais cette année, il se situe déjà à 45 ans. L’arrivée des jeunes fait baisser l’âge moyen. Et quels jeunes ! Les gars ont soif d’apprendre. C’est un plaisir de travailler avec eux. J’en rencontre partout.
J’étais récemment au OKB Loulki [Bureau d'études expérimental, une filiale de UMPO], qui fabrique des moteurs pour les avions de combat. J’ai parlé aux personnes en charge. Puis les gars sont arrivés, de jeunes professionnels et concepteurs. Nous avons fermé la porte pour que les chefs ne puissent entrer. J’ai dit : « Dites-moi ce que vous avez en tête ». Ils m’ont répondu : « Nous avons de nouvelles idées ». Ils ont sorti des plans. Il était question de développement de nouveaux moteurs de 15 à 30 tonnes de poussée. Un concept entièrement unique. J’ai soumis tout cela au financement, au fonds constitué pour les recherches prometteuses. Je mise sur ces gars. Ils vont contribuer à l’essor de l’industrie de la défense, sinon de tout le pays.
VS : Le chef du complexe militaro-industriel est Vladimir Vladimirovitch Poutine. Êtes-vous son assistant ? Comment communiquez-vous avec lui ? Quel est votre travail habituel ?
DOR : Premièrement, le président se réunit régulièrement avec tous les responsables du développement de l’industrie. Il tient aussi des réunions avec les militaires, habituellement en mai et en novembre, pour discuter des questions liées à l’industrie de la défense. Il écoute non seulement les commandants en chef, mais aussi les personnes qui prennent des décisions relatives aux commandes d’équipement militaire pour le ministère de la Défense. Derrière les portes closes, il y a des discussions animées avec les concepteurs en charge.
Qu’est-ce que la commission militaro-industrielle ? Avant, elle faisait partie du gouvernement, et j’en étais le chef à titre de Vice-premier ministre. Mais j’ai demandé au président d’en augmenter l’importance en la mettant sous responsabilité présidentielle. C’est important en raison de la situation inhabituelle que nous vivons. Nous n’avons pas suivi le courant. Plus tard, je l’espère, les choses vont revenir à la normale. Maintenant il y a une rupture et nous devons en tenir compte.
Dans la situation géopolitique actuelle, nous devons de toute urgence, et rapidement, fournir aux forces terrestres et navales tout le nécessaire, pour qu’elles soient craintes et respectées. Par ailleurs, nous devons moderniser entièrement l’industrie, avant car si on veut fabriquer des produits modernes avec des machines Krupp de 1945, ce sera totalement inefficace. Par conséquent, nous devons amener l’industrie à travailler autrement, créer une nouvelle industrie, bref, amener une nouvelle industrialisation dans l’ensemble du pays.
Le troisième enjeu, nous en avons parlé au début. C’est de mettre sur pied un programme en vue de la création d’armes nouvelles intelligentes, qui relèvent de la science de pointe. Le programme d’armement existant est lié principalement à la réalisation du potentiel scientifico-technologique unique établi pendant l’ère soviétique, mais qui n’a pas été exploité, pour diverses raisons. Aujourd’hui, cette réserve est épuisée. Voilà ! Nous n’avons plus rien. C’est pourquoi le concepteur en chef doit être élevé à un rang supérieur, afin que le président puisse communiquer avec lui facilement. Le concepteur en chef ne devrait pas se contenter de concevoir un produit, que ce soit un char ou un avion.
VS : Il doit être comme Korolev [le fondateur du programme spatial soviétique].
DOR : Exactement ! Il doit être un intégrateur de systèmes, le fondateur et le créateur d’une nouvelle section. Nous devons encourager ce genre de personnes dans les années qui viennent, qui deviendront les maîtres de la science fondamentale à l’Académie russe des sciences. L’Académie aura alors une raison d’être. Ces trois problèmes doivent être réglés simultanément, avec un quatrième : la formation. Cet aspect requiert une orientation personnelle de la part du président.
VS : Nous nous connaissons depuis des années, 1986 en fait. Votre père suivait la même direction et a obtenu honneurs et récompenses. Vous devez être heureux de poursuivre dans la voie de votre père. Avez-vous le sentiment que votre travail soit en quelque sorte prédéterminé (je parle non seulement de ce que vous faites pour la fonction publique, mais aussi de vos obligations familiales) ?
DOR : Mon fils y travaille aussi. Lui aussi est dans l’industrie de la défense, comme chimiste. Il va défendre sa thèse. C’est d’ailleurs son anniversaire aujourd’hui.
VS : Félicitations !
DOR : Après cette interview, je m’en vais directement à Toula.
VS : Toula ?
DOR : Oui. Il y travaille. Il y a déménagé avec sa famille, où il possède sa propre entreprise. Je tiens à dire que pour moi, mon travail est une question d’honneur.
VS : Nous vous remercions de votre temps Dmitri Olegovich !
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