L’AFFIRMATION: «C’est un jeu d’offre et de la demande. Plus il y a de main-d’œuvre au Québec, plus on peut garder les salaires bas, plus on est capable de trouver des employés à 12-15 $ de l’heure. Il faut être prudent. Ma responsabilité, c’est de défendre les intérêts des Québécois», a déclaré le premier ministre François Legault, la semaine dernière, pour répondre aux critiques des chambres de commerce au sujet de sa réforme du Programme de l’expérience québécoise (PEQ) en immigration. Cette réforme a été abandonnée depuis, mais voyons quand même si l’immigration tire vraiment les salaires vers le bas.
LES FAITS
Le raisonnement de M. Legault peut se défendre, car l’idée que plus une chose est abondante, moins elle vaut cher, est effectivement une des «lois fondamentales» des sciences économiques. Et elle vaut pour les biens comme pour le marché du travail : en théorie, quand il y a beaucoup de chômeurs (l’«offre» de travail) qui veulent combler les postes disponibles (la «demande»), on peut s’attendre à ce que les salaires déclinent.
En pratique, cependant, le marché du travail est plus compliqué que ça, entre autres parce qu’il n’y a pas «un» grand bassin de chômeurs qui se battent pour combler un bassin unique d’emplois — chaque personne a ses qualifications qui les dirigent vers certains postes plutôt que d’autres. Et le marché du travail peut s’ajuster de diverses manières à la disponibilité de la main-d’œuvre.
Si bien que quand les économistes regardent l’effet de l’immigration sur les salaires, la plupart ne trouvent rien, ou presque. Tous ceux à qui Le Soleil a soumis la question (Serge Coulombe de l’Université d’Ottawa, Nicholas Lawson de l’Université de Montréal, Pierre Fortin de l’UQAM, ainsi que Bernard Fortin et Guy Lacroix de l’Université Laval) s’entendent pour dire qu’il est difficile de mesurer l’impact de l’immigration sur les salaires, mais que les études qui l’ont fait ont généralement constaté un effet faible et à court terme. Même son de cloche dans une revue de littérature parue récemment dans Options politiques et dans un rapport de l’Institut du Québec paru au printemps.
Il semble que c’est surtout dans des cas extrêmes que l’on parvient à «voir» un effet négatif sur les salaires. Par exemple, pendant cinq mois en 1980, le régime castriste a permis à ses citoyens de quitter Cuba. Plus de 125 000 personnes ont saisi l’occasion, et la plupart sont allés s’établir à Miami. Cette grande ville floridienne a alors vu sa main-d’œuvre gonfler de 7 % en seulement quelques mois, et la majorité de ces nouveaux arrivants avaient tous le même profil «peu qualifié» — 56 % n’avaient jamais atteint l’école secondaire. Mais quand l’économiste américain David Card a regardé l’effet sur le marché du travail de Miami, il a réalisé que les salaires et les taux d’emploi des «natifs» n’ont que peu diminué comparés à d’autres villes américaines semblables, et qu’au bout de trois ans, toute apparence d’impact négatif avait disparu.
Ces conclusions ont été débattues par la suite et le sont encore, mais d’autres études sont arrivées aux mêmes conclusions. Ainsi, l’économiste Jennifer Hunt (une ancienne de l’UdeM et de McGill, maintenant à Rutgers) a trouvé que quand la France a rapatrié environ 900 000 personnes d’Algérie en l’espace d’un an en 1962, l’effet négatif sur le chômage au bout de cinq à six ans fut «au maximum de 0,3 point de pourcentage» et celui sur les salaires «au maximum de 1,3 %».
Une des raisons pour expliquer la faiblesse de cet effet — ou du moins, la difficulté à le mesurer — est que les immigrants ne font pas qu’occuper des postes, dit Nicholas Lawson, de l’UdeM. «Ils sont aussi des consommateurs, ils vont acheter des choses, et s’ils sont peu qualifiés, ils vont peut-être acheter des produits et services d’autres travailleurs non qualifiés», et leur présence va ainsi créer d’autres emplois, explique-t-il. D’autres facteurs peuvent aussi entrer en ligne de compte, comme une complémentarité entre les compétences des immigrants et des travailleurs locaux, ou encore qu’un accroissement de la population active incite parfois des employeurs à embaucher, lit-on dans le rapport de l’Institut du Québec.
En outre, il est loin d’être clair que des exemples comme celui de Miami s’appliquent bien à la réalité québécoise, puisque les immigrants qui s’installent au Canada sont en moyenne beaucoup plus instruits que l’étaient les réfugiés cubains de 1980 : les deux tiers détiennent une formation postsecondaire, et c’est même 72 % au Québec. «Alors ces gens-là ne concurrencent pas les travailleurs à faible revenu, dit Guy Lacroix, de l’UL. […] Ça prendrait vraiment un raz-de-marée pour qu’ils viennent affecter le revenu des travailleurs canadiens.»
Cela dit, «pas d’impact sur les salaires» ne signifie pas «aucun effet sur le marché du travail», nuance Serge Coulombe, de l’UO. Ses travaux ont montré qu’au Québec, les «travailleurs étrangers temporaires» ont un effet direct sur les migrations interprovinciales : plus on embauche de ces «temporaires», moins le Québec attire de travailleurs des autres provinces, possiblement parce qu’il y a alors moins de postes disponibles. M. Coulombe n’a toutefois pas trouvé le même genre d’effet pour l’immigration générale, issue du système régulier de sélection des immigrants.
M. Coulombe est aussi d’avis que «dans la conjoncture actuelle» où bien des employeurs peinent à combler leurs postes vacants, les salaires devraient s’accroître si on laissait les lois du marché agir seules — ou alors certains secteurs de l’économie réduiraient leurs activités. Prise en ce sens, dit-il, la déclaration de M. Legault serait plus vraie dans la mesure où l’immigration, en comblant en partie cette rareté de la main-d’œuvre, empêcherait les salaires d’augmenter autant que s’il y avait moins de nouveaux arrivants.
LE VERDICT
Exagéré. Il est difficile de mesurer l’impact de l’immigration sur les salaires, mais les études qui l’ont fait ont pour la plupart trouvé un effet faible et à court terme. L’immigration peut cependant avoir d’autres impacts sur le marché du travail et l’économie.