Une seule circonscription électorale belge?

Chronique de José Fontaine

Dave Sinardet, le politologue flamand le plus consulté par à peu près tous les médias francophones vient de résumer pour nous l'histoire du projet de circonscription fédérale en Belgique. Il vaut la peine d'en résumer l'esprit et d'en conter l'un ou l'autre épisodes (Une idée qui fait son chemin. Historique de la proposition de circonscription élecorale fédérale en Belgique in Good morning Belgium, éd. Mols, 2012, pp. 129-184.).
L'idée fondamentale
L'idée a surgi lors de la troisième réforme de l'Etat en 1988-1989. Jusque là, les parlementaires des Régions étaient aussi des parlementaires fédéraux regroupés et occupés aussi dans les parlements régionaux selon diverses modalités. En 1988, on décida que les parlementaires de Wallonie, de Flandre et de Bruxelles seraient des élus spécifiques à ces trois régions et attachés à la seule tâche de représentation des Wallons, des Flamands et des Bruxellois. C'est à ce moment que le Premier ministre belge d'alors, Wilfried Martens, commença à estimer qu'il faudrait que les parlementaires qui seraient à l'avenir élus dans le cadre fédéral aident à la gestion des compétences restées fédérales «dans un esprit national». Il ajoutait que cela demandait que l'on puisse jouir d'une légitimité nationale ce qui n'était pas le cas si l'on n'était l'élu «que d'un petit arrondissement» (cité par D.Sinardet p. 133). Il est possible de penser que le Premier ministre d'alors avait l'idée déjà que certains députés devaient être élus dans le cadre d'une circonscription électorale fédérale.
A cela le groupe Pavia (dont fait partie D.Sinardet) ajouta au cours de ses très nombreuses années de réflexion l'argument suivant : les élus fédéraux dans le contexte belge ne sont jamais que des élus en Wallonie et à Bruxelles francophone d'une part ou des élus en Flandre ou comme Flamands de Bruxelles. D'où la tentation pour eux de durcir leurs positions, face à un électorat homogène (soit wallon, soit flamand), à l'égard de l'autre communauté ou l'autre région, ce qui ne facilite pas les compromis futurs comme on l'a vu lors des deux grandes crises récentes au niveau belge (près de 200 jours pour former un gouvernement en 2007, plus de 500 en 2010-2011). Il faudrait donc, pour avoir des députés fédéraux avec un véritable esprit fédéral, en quelque sorte entraînés à s'expliquer devant un public tant wallon que flamand et bruxellois, qu'une partie des candidats au Parlement fédéral soient élus dans une circonscription aussi large que la Belgique (l'autre continuant à l'être dans les circonscriptions soit d'avant 2000, soit celles d'après qui ont été élargies au provinces). Le groupe Pavia propose que le dixième de la représentation fédérale belge soit élue de cette façon, soit 15 députés fédéraux dont 6 Wallons ou francophones et 9 Flamands.
De tels élus, en raison notamment des scores importants qu'ils réaliseraient à partir d'un électorat bien plus important que celui des autres élus, choisis dans des arrondissements à population plus modeste, imposeraient à ces moindres élus, dans le débat belge, un point de vue modéré, de nature au fond à conforter une politique fédérale plus axée sur l'unité nationale, sans pour autant mettre à mal l'autonomie de chaque région.
L'idée d'une circonscription fédérale est-elle adaptée au contexte? (I)
Il me semble que le groupe Pavia propose cette idée à partir d'un postulat qui est respectable mais discutable selon lequel il y aurait surtout deux camps en Belgique et que les difficultés viendraient d'abord d'un manque de compréhension entre les deux, de préjugés à l'égard des autres etc.
Or, il existe une première difficulté pour moi à admettre ce point de vue, c'est que, même si ce n'est pas toujours bien accepté côté flamand, il existe en réalité trois camps, celui de la Flandre, celui de la Wallonie et celui de Bruxelles, même si cette ville est majoritairement francophone.
De toute façon, dans tous les cas de figure, les francophones en général et les Wallons en particulier ont toujours été minoritaires en Belgique.
Ce sont les Wallons qui ont le plus voulu le fédéralisme, principalement pour échapper aux problèmes posés par cette minorisation.

On se doit de citer des faits écrasants : de 1884 à 1914, donc pendant trente ans, du fait que la Wallonie votait pour des partis laïques en majorité (les libéraux et les socialistes), et la Flandre, beaucoup plus peuplée, pour les catholiques, les seuls gouvernements belges durant ces trois décennies furent des gouvernements catholiques homogènes. De là vient la fameuse Lettre au Roi de Jules Destrée sur la séparation de la Wallonie et de la Flandre. Le système démocratique belge plaçait hors de toute participation au pouvoir la majorité de la population wallonne acquise elle, aux libéraux et aux socialistes.
Destrée n'exagérait pas. Le 3 mai 1918, un fonctionnaire fédéral belge de Bruxelles fit parvenir au gouvernement belge en exil (une grande partie de la Belgique était occupée), un rapport qui décrit cette situation en termes d'autant plus frappants que visionnaires. Je dis «visionnaire» parce que la situation décrite a, comme le disait le fonctionnaire, de fait empiré. Le 12 mars 1950, les Belges furent invités à se prononcer lors d'un référendum consultatif sur l'opportunité du retour du roi. Plus de 70 % des Flamands répondirent OUI, près de 60% de Wallons répondirent NON (ceci toujours en raison de clivages idéologiques fort ancrés). L'addition des deux suffrages - le OUI de la population la plus nombreuses et le NON (également de Bruxelles) de la population la moins nombreuse - donnait un résultat «flamand», soit une majorité au roi (57%).
A la suite de toute une série de péripéties politiques, le roi revint au pays le 22 juillet 1950. Dès la veille de son retour, des dizaines d'attentats à l'explosif sur les lignes de chemin de fer et les centrales électriques furent perpétrés dans le pays wallon hostile au roi, la grève y devint rapidement générale et des meneurs, tant politiques que syndicaux, réfléchirent à la possibilité de former un gouvernement wallon provisoire qui aurait proclamé l'indépendance.
Le roi se retira finalement, mais il avait fallu ces semaines d'émeutes, le sang répandu, la menace de la sécession pour que la Wallonie fasse valoir, ce qui semble légitime dans un pays à deux composantes principales, son droit légitime de veto.
L'idée de circonscription fédérale est-elle adaptée au contexte? (II)
Il faut dire aussi que la Wallonie était entrée alors dans une crise structurelle dont la grève générale de 1960-1961 souligna l'ampleur. Même si la grève fut un échec (le gouvernement à prépondérance flamande mobilisa 40.000 militaires pour la mater et occupa quotidiennement le petit écran durant toute la grève), le mouvement ouvrier en Wallonie relança la revendication autonomiste. Le fédéralisme ne fut obtenu qu'à la suite d'interminables années au cours desquelles le poids prépondérant de la Flandre dans les gouvernements belges continua à peser sur la Wallonie en pleine crise, une crise à laquelle les dirigeants belges n'apportèrent jamais de vraies réponses et au contraire permirent que la Flandre continue à être avantagée de toutes les façons, comme l'a montré le Professeur Quévit. Chose très frappante, malgré le fédéralisme qui a pu corriger cette profonde et néfaste distorsion belge, il arrive encore que, même pour ce qui est des aides européennes aux régions en difficultés (elles sont toutes en Wallonie), la Flandre continue à gagner la meilleure part!
La structure belge étant ce qu'elle est, beaucoup de Wallons ne croient plus possible que la Wallonie s'y épanouisse jamais. Les propositions du groupe Pavia sont intéressantes intellectuellement, mais elles peuvent apparaître comme dépassées par les faits. On peut admettre que la démocratie belge ne fonctionne pas bien. Le problème c'est que la démocratie en Wallonie y fonctionne plus mal encore. Alors que la tâche de tout gouvernement wallon quel qu'il soit devrait être de mobiliser la population wallonne autour du redressement d'une région très handicapée par le chômage et la pauvreté. L'efficacité en démocratie ne se dévelppe qu'à travers la critique, les débats, les controverses. Or, comme l'a bien montré l'historien Philippe Destatte, c'est un des effets pervers du fédéralisme belge non pas tellement d'avoir divisé la Belgique comme on le croit illusoirement (elle l'était de toute façon depuis longtemps), mais d'avoir bloqué la Wallonie.
La Belgique fédérale bloque la Wallonie
Il n'y a plus d'Etat en Belgique, soit un bien commun défini au niveau belge. Ce vide a été rempli par les partis. Philippe Destatte observe que les partis politiques finissent par se l'approprier : « Ils le font d'autant mieux que le fédéralisme regroupe des niveaux de pouvoir différents. On peut donc dire que des présidents de partis doivent articuler les politiques entre niveaux de pouvoir puisque les partis politiques, même s'ils ne restent pas au niveau national, ne se sont pas déclinés au niveau régional ou communautaire. Il y a un parti socialiste francophone pour la Wallonie et Bruxelles, un parti catholique flamand pour la Flandre et Bruxelles etc. Cela fait partie aussi de l'évaporation de l'Etat. En Belgique, l'intérêt général a été loti par les partis politiques. Non seulement au niveau fédéral mais aussi - ce qui est plus grave à mes yeux - au niveau des entités fédérées. Je ne dis pas que cette logique n'induit pas une régulation utile du bon fonctionnement du fédéralisme mais j'affirme qu'elle affaiblit considérablement la démocratie. C'est d'autant plus vrai lorsque les leaders des partis n'exercent pas les fonctions de Premier ministre ou de vice-Premier ministre et continuent eux-mêmes et avec leurs appareils, à diriger les différents niveaux de pouvoir dont ils ont largement contribué à désigner le personnel politique, y compris les parlements, en les dépouillant de leurs prérogatives premières en matière de décision effective. J'ai souvent considéré qu'au travers de ce lotissement de l'Etat, le système politique de la Belgique s'affirmait comme un système à plusieurs partis uniques... » (La Belgique va-t-elle disparaître ?, éditions de l'aube, La Tour d'Aigues, 2011, pp. 60-61).

Créer une communauté de citoyens en Wallonie
Ce qu'il faut donc renforcer à tout prix, c'est la démocratie wallonne. La démocratie n'a pas l'efficacité de la dictature dans le court et le moyen terme. Mais la démocratie est féconde. Elle ne se peut qu'avec le consentement des gouvernés. Il n'y aura de redressement de la Wallonie que par les Wallons et cela implique qu'aussi valables que soient des projets pour démocratiser la Belgique, il faut mettre la priorité sur un effort collectif des Wallons qui requiert qu'ils soient gouvernés démocratiquement. Et ils ne le seront vraiment que s'ils sont gouvernés par des femmes et des hommes dont c'est la priorité exclusive, sans les échappatoires inutiles (nuisibles à la Wallonie), vers Bruxelles, vers l'Europe ou Dieu sait quoi presque à n'importe quel moment. Comme c'est le cas présentement. Le Premier ministre belge par exemple, qui a d'ailleurs été deux fois Président wallon a, comme président du PS, parti prépondérant dans la coalition gouvernementale wallonne actuelle, désigné les principaux ministres de ce gouvernement dont le Président Demotte. Il n'a pas vraiment abandonné cette fonction de président de parti qui lui a donné le loisir, avec ses autres collègues présidents de parti, de former l'actuel gouvernement wallon. Quand, en tant que Premier ministre, il rend visite à la Présidence du gouvernement wallon à Namur, quel est le sens de cette démarche? Sur la plupart des questions proprement fédérales, parlement et gouvernement wallons demeurent muets. Dans la ligne de ce qu'écrit Philippe Destatte, on en arriverait dès lors à se demander quelle est l'indépendance du gouvernement wallon à l'égard du Pouvoir fédéral et de celui qui y tient le premier rang, le Wallon et président du PS en titre, Elio Di Rupo. Or Le Soir de ce 24 novembre indique que sa popularité en Flandre, déjà faible, baisse encore. N'y a-t-il pas là la démonstration d'une certaine impossibilité de la Belgique?
Il n'est jamais bon que le roi soit à Versailles, il faut qu'il soit à Paris et s'il n'y est pas, alors, Vive la République!
Les rapports équivoques entre le gouvernement wallon et celui qui est peut-être son vrai chef, le Premier ministre belge qui, de toute façon, a toujours eu une vision prioritairement fédérale et non wallonne quand il n'était que - «que» si l'on peut dire -, le président du puissant parti socialiste, ont quelque chose d'équivoque. C'est à mon sens une question plus grave que celle du dynamisme démocratique de la Belgique fédérale.
La place d'un responsable politique ou autre, c'est celle qu'il occupe face à ceux qui le mandatent pour cela et à qui il doit rendre des comptes prioritairement. Or dans le système belge actuel, surtout en Wallonie (pour toutes les raisons que je viens d'expliquer avec Philippe Destatte), les responsables wallons doivent bien se considérer comme d'abord responsables à l'égard de leurs présidents de partis qui jouent un rôle capital à un autre niveau de pouvoir et parfois un rôle capital comme ici Elio Di Rupo (peut-être en vain en plus!). Le fait même d'être surtout responsable vis-à-vis de telles personnes et non vis-à-vis des parlementaires wallon et du public wallon, font qu'ils doivent se considérer à tout instant comme en instance de départ, non du fait des Wallons mais de la stratégie restée belge des partis wallons.
Le méli-mélo des élections belges à l'infini et des responsabilités diverses à divers niveaux de pouvoirs a comme conséquence que ne se créent pas entre le public wallon et ses politiques les rapports simples et féconds - les rapports démocratiques - qui engendrent sur le long terme une vraie communauté de citoyens. En dehors d'une telle communauté il n'y a pas de salut humain possible. Est-ce vraiment une faute contre l'humanité que de proposer, au lieu de l'entente entre Belges dans le même Etat, une entente entre les mêmes personnes mais à partir des collectivités nationales que l'Etat belge n'a jamais réussi à fondre dans l'ensemble qu'il peine manifestement à constituer? Et, d'ailleurs, ceux qui nous invitent à nous entendre à tout prix dans ce cadre étatique belge sujet à tant de crises et de conflits récurrents, ne sont-ils pas les vrais agents de la discorde?

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José Fontaine355 articles

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Né le 28/6/46 à Jemappes (Borinage, Wallonie). Docteur en philosophie pour une thèse intitulée "Le mal chez Rousseau et Kant" (Université catholique de Louvain, 1975), Professeur de philosophie et de sociologie (dans l'enseignement supérieur social à Namur et Mirwart) et directeur de la revue TOUDI (fondée en 1986), revue annuelle de 1987 à 1995 (huit numéros parus), puis mensuelle de 1997 à 2004, aujourd'hui trimestrielle (en tout 71 numéros parus). A paru aussi de 1992 à 1996 le mensuel République que j'ai également dirigé et qui a finalement fusionné avec TOUDI en 1997.

Esprit et insoumission ne font qu'un, et dès lors, j'essaye de dire avec Marie dans le "Magnificat", qui veut dire " impatience de la liberté": Mon âme magnifie le Seigneur, car il dépose les Puissants de leur trône. J'essaye...





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2 commentaires

  • Archives de Vigile Répondre

    6 janvier 2013

    L'unité de la Belgique reste souhaité par la plus grande majorité des belges. Ceci est surréaliste, puisque les 'politiques' et les 'gens bien pensant' font du Belgium bashing depuis des décennies.
    Nous sommes le seul pays au monde où la démocratie fédérale est régionalisé.
    Depuis la séparation en régions, la Belgique n'est plus une unité fédérale démocratique.
    Mais peux-t'on sérieusement se poser la question suivante: Pourquoi doit-on voter dans la région d'habitation et non l'endroit de son travail ou de son choix?

  • Archives de Vigile Répondre

    24 novembre 2012

    Comme dans la fameuse publicité relative aux fromages belges le Groupe Pavia se compose d'un peu de tout mais rien du terroir wallon. En fait, cela ressemble furieusement à une annexe de B.plus soit du flamando- brabançon! C'est tout dire.