Alex Vicefield s’engouffre dans un ascenseur qui nous fait descendre six étages sous le niveau de la mer. Devant nous, quelques ouvriers s’activent dans la plus grande cale sèche du Canada. Le président d’Inocea, le holding situé à Monaco qui a racheté le chantier maritime Davie en 2012 au terme d’un processus controversé, parle avec enthousiasme de la relance des activités.
«On compte 850 employés aujourd’hui sur le chantier, contre à peine 25 quand on est arrivés », dit en souriant Alex Vicefield, qui fait le trajet Monaco-Lévis environ une fois par mois depuis l’acquisition.
Les travailleurs sont à pied d’oeuvre pour terminer deux traversiers commandés par le gouvernement québécois au coût de 125 millions de dollars – un projet qui affiche six mois de retard. Deux brise-glaces de la garde côtière fédérale sont aussi en train d’être remis à neuf. Mieux encore, des travaux préparatoires ont commencé en vue d’un important contrat de plus de 300 millions conclu avec la marine canadienne, le projet Resolve.
Si le chantier a bel et bien redémarré, le sort de deux gigantesques navires commandés il y a huit ans par le groupe norvégien Cecon apparaît moins certain. Ce projet de plus de 400 millions, dans lequel les contribuables canadiens ont déjà perdu 229 millions, reste en suspens. La construction des bateaux progresse lentement et laisse lieu à de multiples hypothèses.
De Londres à Monaco
Il faut dire que le passé récent de «la Davie», comme on l’appelle dans la région de Québec, a été pour le moins agité. Le chantier naval a traversé au moins quatre restructurations judiciaires depuis le milieu des années 80, et il a frôlé la liquidation totale plus d’une fois. Les travailleurs ont passé des années à poireauter chez eux, pendant que des morceaux de navire rouillaient sur les immenses terrains industriels situés en bordure du fleuve Saint-Laurent, dans un secteur champêtre de Lévis.
«Sur 14 ans, on a été 3 ans à travailler, on a eu des années difficiles en maudit, raconte un travailleur, les yeux embués de larmes. Pendant ce temps-là, les propriétaires s’en sont mis plein les poches...»
Le creux de la vague survient en 2010. À l’époque, la Davie tombe à l’arrêt après la faillite de son dernier propriétaire en lice, le groupe norvégien Teco Management. La construction des navires d’exploration pétrolière en haute mer commandés par Cecon arrête du même coup. Les centaines de millions prêtés à Cecon par Exportation et développement Canada (EDC) pour ce projet se retrouvent à risque.
C’est dans un contexte d’extrême morosité qu’Inocea arrive dans le paysage de Lévis en 2012. Le groupe monégasque – qui se présente alors dans les médias comme Zafiro Marine, du Royaume-Uni – est l’un des nombreux prétendants à la reprise du chantier. Le processus de vente est supervisé par Investissement Québec (IQ), qui a injecté plus de 160 millions dans le chantier au fil des ans et possède un droit de regard sur le repreneur. Après des mois de tergiversations, l’entreprise d’Alex Vicefield remporte la mise
Conflit d’intérêts?
Ce que le public ignore au moment de la transaction, c’est que le grand patron de Zafiro/ Inocea était bien au fait du dossier de la Davie depuis un bon moment déjà.
Alex Vicefield a été nommé en décembre 2010 au conseil d’administration du groupe norvégien Cecon, qui était, à l’époque, le plus important client de la Davie avec trois navires en chantier à Lévis. Les liens entre Cecon et Zafiro étaient si étroits que les deux groupes ont lancé une coentreprise aux Pays-Bas en mai 2011.
Elle-même aux prises avec des difficultés financières, Cecon a réussi à conclure une entente avec EDC pour effacer la majeure partie de sa dette en septembre 2012. L’organisme fédéral a accepté de radier une créance de 241 millions US en échange d’une somme forfaitaire de 27 millions US. L’une des conditions posées par EDC était que Cecon s’engage à terminer la construction de ses trois navires à Lévis, ce qui allait constituer un avantage indéniable pour le futur acheteur du chantier Davie.
Selon une source au sein de Cecon, Alex Vicefield aurait joué un rôle dans la négociation de cette entente entre Cecon et EDC, quelques mois à peine avant de se porter acquéreur du chantier. «Il a assurément joué un rôle. Il est impliqué avec Cecon depuis 2010. Il était au courant des occasions et des défis des deux côtés», indique cette source jointe en Norvège, qui a requis l’anonymat.
Un conflit d’intérêts évident de la part d’Alex Vicefield, estiment divers intervenants impliqués dans ce dossier. « C’est incestueux, ce qui s’est passé», tonne Michel Juneau-Katsuya, un homme d’affaires qui a tenté de racheter le chantier en 2012 avec sa société JKI Davie.
En entrevue dans les bureaux dépouillés de la Davie, à Lévis, Alex Vicefield se défend de s’être placé en situation de conflit d’intérêts. Il affirme avoir occupé un poste au conseil de Cecon «pendant environ six mois», alors que les documents officiels indiquent plutôt qu’il y a siégé pendant deux ans et demi.
L’homme d’affaires a quitté le conseil de Cecon en avril 2013, soit six mois après l’acquisition du chantier québécois par son groupe, indique un communiqué.
Questionné plus tard sur l’écart dans les dates, et l’apparence de conflit d’intérêts, M. Vicefield a nié avoir joué un rôle dans la renégociation de dette entre Cecon et EDC. «Même si j’aimerais pouvoir le faire, je ne peux prendre le mérite pour la négociation de la transaction avec EDC. Ç’a été le fruit de l’excellent travail du président du conseil de Cecon/ Rever, M. [Riulf] Rustad, qui est arrivé chez Cecon en même temps que moi.»
M. Vicefield ajoute que son association antérieure avec Cecon n’a pas été un «facteur décisif » dans sa décision de racheter la Davie. «C’est tout simplement la façon dont j’ai été mis au courant de cette occasion, et qu’à mon tour, je l’ai présentée à notre groupe et à nos parties prenantes », affirme-t-il.
Sujet épineux
Pour les politiciens et les organismes gouvernementaux, le dossier de la Davie demeure chaud et épineux. Plusieurs ont refusé de répondre aux questions de La Presse Affaires. IQ, par exemple, nous a dirigés vers le cabinet du ministre de l’Économie Jacques Daoust, qui était justement président d’IQ lorsque Inocea s’est porté acquéreur du chantier en 2012. Son attachée de presse a décliné toutes nos demandes d’entrevue.
EDC, pour sa part, souligne que la radiation de 241 millions de dette «était conditionnelle à l’achèvement des trois navires ravitailleurs» au chantier de la Davie. Une façon de favoriser le marché du travail dans la région de Lévis, en somme.
Alex Vicefield se félicite justement d’avoir réussi à relancer le chantier et d’employer aujourd’hui plus de 800 personnes. Il énumère les divers contrats fédéraux obtenus jusqu’à maintenant, dont le projet Resolve (voir notre texte à ce sujet, lundi). Il souligne aussi le prix de « Meilleur constructeur naval nord-américain » reçu cette année par la Davie dans le cadre des Lloyd’s List North American Maritime Awards 2015, signe tangible d’un revirement favorable de situation à Lévis.
Le député conservateur sortant de Lévis-Bellechasse, Steven Blaney, applaudit lui aussi la relance – un enjeu majeur pour le politicien en pleine campagne électorale. «J’ai confiance dans la nouvelle équipe de gestion, mais j’avoue que j’étais échaudé. On connaît la réputation du chantier. On veut des entreprises qui fonctionnent, qui sont performantes, et on veut être équitables aussi envers les contribuables, et c’est ce qu’on a avec la présente direction.»
Le président du syndicat des travailleurs, Jean Blanchette, salue pour sa part les « très bonnes » relations de travail qui ont cours depuis l’arrivée du groupe Inocea, et toutes les nouvelles mesures mises en place depuis deux ans. « Ils veulent que le chantier soit prospère, on ne pense pas qu’ils l’ont acheté juste pour finir ce qui est là et s’en aller après.»
«C’est incestueux, ce qui s’est passé», tonne Michel Juneau-Katsuya, un homme d’affaires qui a tenté de racheter le chantier en 2012 avec sa société JKI Davie.
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