L'actualité du 1er mars 2009 Pour ramener leur parti au sommet de la Colline, à Ottawa, les libéraux du Canada misent sur un intellectuel aux racines aristocratiques et au parcours impressionnant. Mais Michael Ignatieff peut-il devenir un politicien ?
Si le nouveau chef du Parti libéral du Canada participait à un concours hippique, ce serait sans doute le mythique derby du Kentucky. Michael Ignatieff a la noblesse des purs-sangs qui filent sur la piste — il porte le titre de comte russe — et un pedigree favorable : il est le descendant d’une lignée de serviteurs de l’État, en Russie et au Canada. Son parcours est impressionnant : il a passé 35 ans en Angleterre et aux États-Unis, où il a écrit des livres, tourné des documentaires pour la BBC et enseigné les droits de la personne dans les plus prestigieuses universités du monde. Dans les cercles intellectuels, le nom Ignatieff impose le respect.
Comme le célèbre cheval Seabiscuit, qui a inspiré les Américains par ses succès après la Grande Dépression, Ignatieff suscite l’espoir chez les libéraux. Ils le voient déjà remporter la Triple Couronne : sortir le PLC du marasme dans lequel il est plongé depuis le scandale des commandites, en 2004, mettre en place une machine politique plus performante — notamment en ce qui concerne le financement — et former le prochain gouvernement. En annonçant que les libéraux ne voteraient pas contre le budget Harper, à la fin de janvier — ce qui aurait fait tomber le gouvernement —, il se donne le temps de peaufiner son entraînement.
Depuis qu’il a pris la tête du parti, en décembre dernier, les organisateurs, qui avaient déserté l’écurie de Stéphane Dion, reprennent du service. Les activités de financement du PLC attirent les curieux, prêts à payer 1 000 dollars pour rencontrer le nouvel animal politique du Canada. Le recrutement des membres est plus facile et les candidats-vedettes cognent à la porte. « Je reçois des appels de partout. C’est ce que j’appelle le “facteur victoire” : quand ton chef est inspirant et que les gens estiment que tu peux gagner, tout se met en place », dit Pablo Rodriguez, député d’Honoré-Mercier, au Québec, et coprésident des deux courses au leadership de Michael Ignatieff.
Mais certains, au sein même du parti, refusent de miser sur le cheval libéral, lui reprochant ses positions controversées — dont son appui à la guerre en Irak, en 2003, et ses écrits sur la torture, en 2004. Ses adversaires l’accusent par ailleurs d’être trop théorique, déconnecté de la réalité.
« C’est un prof, un intellectuel, alors il a le défaut de ses qualités », leur rétorque Denis Coderre, député de Bourassa, récemment nommé lieutenant politique d’Ignatieff au Québec. « Mais j’aime mieux un pur-sang qu’il faut apprendre à contrôler qu’une picouille qu’il faut pousser ! »
Les libéraux retrouvent dans leur nouveau chef deux figures mythiques du Parti libéral. Sa vision de la place du Canada dans le monde rappelle Lester B. Pearson, Prix Nobel de la paix en 1957 pour sa contribution à la création des Casques bleus. Ignatieff prône un interventionnisme, parfois militaire, motivé par les droits de la personne et la démocratie. « Il est très tourné vers l’international. S’il devient premier ministre, il pourrait être un leader dans les pays anglo-saxons », dit le Britannique David Goodhart, directeur du magazine d’actualités Prospect. Ce mensuel, en collaboration avec le magazine américain Foreign Policy, a placé en 2008 Michael Ignatieff parmi les 100 intellectuels publics les plus influents au monde, avec le pape Benoît XVI, Al Gore et Noam Chomsky.
Par sa personnalité, Ignatieff rappelle un autre chef libéral : Pierre Elliott Trudeau. « Il a le même charisme, la même envergure intellectuelle », dit Denis Coderre. Et tout comme Trudeau, il est parfois qualifié d’homme méprisant, hautain et arrogant...
Les proches d’Ignatieff estiment qu’il s’agit en fait de confiance en soi, ce dont le chef ne manque pas. « Michael a des opinions sur tout et il est habitué à dire ce qu’il pense, souligne Pablo Rodriguez. Il a dû apprendre que la politique, c’est affaire de nuances. » Le chef, ajoute-t-il, a fait des progrès sur ce plan depuis son élection comme député d’Etobicoke-Lakeshore, en 2006.
Là s’arrêtent les comparaisons avec Trudeau. Alors que ce dernier a toujours rejeté le concept de nation québécoise, Ignatieff en a été le principal promoteur lors de la première course à la direction du parti, en 2006, se bagarrant même contre son propre parti. « Ça nous a probablement coûté la victoire », dit Pablo Rodriguez. Le débat a été si intense au pays que le premier ministre, Stephen Harper, a finalement reconnu la nation québécoise à la Chambre des communes.
Jusqu’ici, Michael Ignatieff n’a pas fait montre de l’instinct politique d’un Jean Chrétien. Il a multiplié les gaffes lors de la première course, notamment au sujet du conflit entre Israël et le Hezbollah, mais aussi à propos du Québec (voir l’encadré « Les controverses de Michael Ignatieff », p. 45). À ceux qui voudraient profiter de son inexpérience, il lance : « Les gens ne doivent pas sous-estimer ces aspects de mon caractère : je sais me battre et je suis persévérant. Je suis prêt à faire mes preuves en politique. Mais si vous m’attaquez, vous allez découvrir que je peux me défendre. »
À ceux qui ressortent ses écrits controversés, il répond du tac au tac : « J’ai publié 16 livres, des millions de mots. Je prends la responsabilité de ce que j’ai écrit. Je demande seulement qu’on fasse preuve de bonne foi en me lisant. Tellement de gens parlent de moi hors contexte, sans avoir lu mes écrits. »
Ignatieff affirme avoir confiance en l’intelligence des électeurs. « J’ai fait des erreurs de jugement, et il me faut les assumer. Les électeurs ne cherchent pas la perfection. J’ai plus d’expérience maintenant. »
Pendant qu’il s’adaptait au monde politique, il a constaté plus d’une fois la pertinence de la rengaine favorite de son grand-père Paul, qui disait : « La vie n’est pas une plaisanterie. C’est seulement quand il endosse les chaînes du service public que l’homme est capable d’accomplir sa destinée sur cette terre », rapporte Michael Ignatieff dans son livre L’album russe (Boréal, 1992), qui retrace l’histoire de la famille.
Paul et Natasha Ignatieff ont fui la révolution russe de 1917 et se sont installés au Québec, en Estrie, après un détour de 10 ans en Angleterre. Le clan est très soudé, et tous leurs descendants, y compris le père de Michael et ses oncles, sont enterrés dans le cimetière de Richmond, derrière l’église. « J’y serai enterré moi aussi, c’est certain », dit le chef libéral.
L’entourage d’Ignatieff s’est habitué à le perdre de vue pendant quelques heures lorsqu’il vient au Québec. « Michael garde ça un peu secret, il écrit seulement le mot “privé” dans son agenda, dit Pablo Rodriguez. On sait qu’il va se recueillir sur la tombe de ses grands-parents. »
L’histoire mouvementée de la famille Ignatieff, de l’exil jusqu’à la naissance de Michael, à Toronto, en 1947, a eu une influence marquante sur la décision du chef libéral de se lancer en politique active. Le service public est inscrit dans l’ADN des Ignatieff.
Son grand-père Paul a été ministre de l’Éducation du tsar de Russie Nicolas II, avant que le régime implose sous les coups de boutoir de la révolution de 1917. Son arrière-grand-père Nicolas, diplomate à la cour du tsar Alexandre III, a notamment participé aux négociations avec la Chine, en 1860, du traité qui traçait les frontières entre ces deux pays.
C’est Nicolas Ignatieff qui a légué le français, langue de la diplomatie impériale, à ses descendants. C’est aussi à lui que Michael Ignatieff doit son titre de comte, héréditaire. Une noblesse qu’il apprivoise encore, à 61 ans. « C’est compliqué, dit-il après une longue pause. Je suis fier de cette histoire russe, de mes ancêtres. Mais j’ai surtout en tête mes grands-parents réfugiés, qui ont tout perdu et qui ont dû recommencer leur vie au Québec. Je comprends l’épreuve que représente l’immigration. »
Il relève la tête et son visage se fend d’un large sourire : « Mon père m’a toujours dit que cette histoire de comte, c’était fini. Il répétait qu’on était là pour travailler ! »
Sa grand-mère Natasha estimait que la famille se torturait trop l’esprit à propos du sort du monde. « Les Ignatieff feraient du paradis un enfer », avait-elle coutume de dire. Dans L’album russe, Michael Ignatieff écrit d’ailleurs : « C’est ce que j’aime le moins de mon caractère. »
Il soutient avoir changé en vieillissant. « Il faut rigoler aussi et ne pas se prendre trop au sérieux », dit cet amateur des sonates de Beethoven et du country de Johnny Cash — « un mélange pour le moins hétéroclite », admet-il. Son entourage affirme qu’il raconte volontiers des blagues devant un verre de vin. Mais il peut aussi s’enfermer pendant des heures pour réfléchir sur l’état du monde. Il griffonne alors ses idées dans un petit cahier noir sanglé d’un élastique qu’il traîne partout.
Selon ses proches, la présence de sa femme, Zsuzsanna Zsohar, l’apaise. « Zsuzsanna me critique, mais elle me soutient totalement, dit Michael Ignatieff. Elle m’apporte une base émotive. Elle me calme, me comprend mieux que personne. »
Ils se sont rencontrés à Londres, au début des années 1990, alors que Michael Ignatieff tournait le documentaire Blood and Belonging pour la BBC, qui aborde le nationalisme dans différentes régions du monde (Québec, Bosnie, Irlande du Nord, etc.). Zsuzsanna, d’origine hongroise, était responsable du marketing de la production. Aujourd’hui, elle conseille son mari sur les stratégies de communication, sur sa posture à la télé et sur les mots à choisir pour que cet intellectuel soit compris par le plus grand nombre de gens.
Michael Ignatieff affirme avoir « toujours pensé » faire de la politique un jour, même à l’époque où il travaillait à la BBC. « J’avais le choix entre rester spectateur et me jeter à l’eau. J’ai sauté. »
Son père, George, a été diplomate canadien sous Lester B. Pearson et Paul Martin père, puis ambassadeur du Canada à l’ONU. Michael Ignatieff refuse toutefois de dire que son destin était tracé. « Il y a une tradition de service public dans ma famille, mais je suis le premier à descendre dans l’arène de la politique électorale. »
Une arène parfois dure, qu’il a côtoyée dès l’adolescence. En 1963, à l’âge de 16 ans, Michael Ignatieff a fait campagne pour le chef libéral Lester B. Pearson, un ami de son père. En 1968, alors parmi les organisateurs de la campagne de Trudeau, il est aux premières loges pour constater l’ampleur de la trudeaumanie qui balaie le pays. Il fête la victoire du PLC à Harrington Lake, en Outaouais, la maison de campagne officielle du premier ministre. « Une nuit inoubliable ! À l’époque, j’étais un de ces jeunes ambitieux qui se voyaient arriver en politique rapidement. »
Il avait d’ailleurs emprunté le parcours typique. Sa mère, Alison Grant, issue d’une famille très connue au Canada anglais, voulait que son fils reçoive la meilleure éducation possible. Mais les Ignatieff déménagent tous les 18 mois, au gré des affectations diplomatiques de George : New York, Toronto, Ottawa, Belgrade, Paris, Genève, Londres. Alison Grant décide donc d’inscrire son fils au pensionnat de l’Upper Canada College, à Toronto, un incubateur de l’élite politique et financière du Canada anglais.
Le jeune Ignatieff y a d’excellentes notes et s’implique dans la vie parascolaire. Il devient capitaine de l’équipe de soccer (sport qu’il regarde encore) et dirige l’équipe de débats oratoires. Il entre ensuite à l’Université de Toronto, où il rencontre Bob Rae, qui devient son colocataire et meilleur ami. En 2006, la rivalité entre les deux hommes pour le trône libéral mettra à mal cette longue amitié.
En 1969, Ignatieff sent le besoin de partir à l’étranger pour tester ses limites. « On m’a offert des postes politiques pendant la période de Trudeau, mais j’étais réticent. J’étais trop jeune. Je devais me prouver certaines choses. » Il prend donc le chemin de l’Université Harvard. « Ç’a été difficile. Je n’étais pas aussi intelligent que je pensais. J’étais entouré de gens brillants. »
Sa thèse de doctorat en histoire explore les effets de la peine de mort sur les individus et la société. Il interroge des condamnés dans des prisons américaines. Il en fera un livre en 1978, A Just Measure of Pain (Pantheon Books), dans lequel on peut constater la facilité avec laquelle il transpose sa pensée dans un langage clair pour le grand public.
Mais Ignatieff ne se sent toujours pas prêt pour la politique canadienne. Il prend plutôt le chemin de Londres, avec sa première femme, Susan Barrowclough. Il enseigne l’histoire de la politique économique au King’s College, à Cambridge. Son mariage se terminera quelques années plus tard, dans la douleur. Encore aujourd’hui, Michael Ignatieff refuse d’en discuter.
De cette union sont nés deux enfants, Theo (1984) et Sophie (1987). Cette dernière étudie l’anthropologie des religions à l’Université d’Édimbourg, en Écosse. Theo, qui est atteint de dyslexie, suit une formation technique à Toronto pour devenir menuisier. « J’admire sa détermination, dit Michael Ignatieff. Ce qu’il doit surmonter m’a fait me passionner pour l’éducation et l’alphabétisation. Il y a beaucoup de gens qui ont ce type de difficulté, et notre pays ne peut pas se priver de leurs talents. »
C’est à Londres, dans les années 1980, que Michael Ignatieff devient un penseur que les médias s’arrachent. Il écrit dans les principaux journaux de Grande-Bretagne et fréquente les studios de télévision. Il est apprécié pour ses réflexions sur les politiques publiques. « C’est un bon communicateur, capable de défendre des positions controversées s’il les croit justes, dit David Goodhart, directeur du magazine Prospect. Aller à contre-courant demande un courage que les intellectuels n’ont pas toujours. »
C’est au cours de cette période qu’Ignatieff commence à s’intéresser à la quête d’identité des peuples, au nationalisme et aux guerres ethniques. Des recherches qui façonneront sa vision du monde et expliqueront certaines de ses positions les plus controversées.
Cette quête l’amène sur les lignes de front, auprès des peuples en état de choc qui s’entre-déchirent. Il débarque à Kaboul un mois après l’arrivée au pouvoir des talibans, en 1997. Il se rend également au Rwanda en 1995, quelques mois après la fin du génocide. « Il y avait encore des corps dans les églises, c’était affreux », dit-il.
Quand on l’accuse d’être un universitaire dans sa bulle, Michael Ignatieff se cabre. « Ceux qui pensent que je suis un intello jovialiste déconnecté sont loin de la réalité. J’ai vu la mort et la souffrance. J’ai vécu le déchirement des Balkans. Ça m’a fait apprécier énormément le Canada. »
Il s’arrête, conscient qu’il avance en terrain miné. « Je ne compare pas le Québec et le Canada à la Bosnie. Je ne pense pas que le nationalisme québécois est une version du nationalisme dangereux des Balkans, au contraire. J’admire notre capacité de maintenir des identités nationales à l’intérieur d’un même pays. C’est précieux. On est vraiment un exemple de “vivre ensemble”. »
Son passage au Centre Carr pour les droits de la personne, rattaché à l’Université Harvard, renforce ses convictions. Il en deviendra, en 2000, le premier directeur et sera l’un des architectes de la « responsabilité de protéger » — doctrine militaire et humanitaire qui veut que la communauté internationale puisse intervenir quand un dictateur s’attaque à sa propre population ou qu’un pays est déchiré par un conflit ethnique. Cette doctrine a été bien reçue par de nombreux pays, dont le Canada et la France, mais l’ONU hésite encore à l’appliquer.
Michael Ignatieff avait justifié son appui à la guerre en Irak, en 2003, par la détresse de la population, les Kurdes particulièrement. Cela lui a valu les foudres d’intellectuels pacifistes. Conor Gearty, qui enseigne les droits de la personne à la London School of Economics, a affirmé que Michael Ignatieff était le chef des « faucons libéraux », ces penseurs qui ont fourni à l’administration Bush des arguments pour justifier l’impérialisme américain au nom de la démocratie et des droits de la personne.
Le chef libéral affirme qu’il utiliserait les Forces canadiennes avec prudence et sérieux. « Je suis conscient de mes responsabilités d’élu. Les interventions militaires sont difficiles. C’est souvent plus facile d’entrer dans les conflits que d’en sortir », dit-il, soucieux de ne pas déclencher une nouvelle controverse. Visiblement, le pur-sang a compris qu’il fallait devenir un fin politicien pour gagner la Triple Couronne.
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