Un moment unique de conscience wallonne

Chronique de José Fontaine

Jamais – j’ai longuement réfléchi avant d’utiliser ce terme – jamais je n’avais assisté à une présentation aussi intelligente et convaincante de la Wallonie. C'était le dimanche passé 3 janvier à la RTBF avec le documentaire Ma Terre diffusé après vingt heures. Corinne Boulangier assume la présentation et la responsabilité journalistique de cette entreprise fruit d’une collaboration entre la RTBF et l’Institut du patrimoine wallon. Un événement à la fois politique et intellectuel sans précédent.

Le film (2 heures), d’une exceptionnelle richesse, s’organise autour de la Meuse (d’autres émissions sont prévues dans d’autres angles d’attaque). Sur un parcours de 893 km qui la conduit de la France à la Hollande en passant par la Wallonie et la Flandre, la Meuse ne coule même pas pendant 200 km en Wallonie, mais c’est ce fleuve qui l’a engendrée. Le plus grand affluent de la Meuse, la Sambre (qui vient de France), rejoint la Meuse à Namur, capitale de la Wallonie. Et sur les 36.000 km2 du bassin versant de ce fleuve, 12.000 se situent en Wallonie (sur les modestes 16.000 km2 de la région – ou Nation?).
Voici la carte du bassin versant de la Meuse jointe au traité international sur la Meuse (signé par la France, la Wallonie, le Luxembourg, la Flandre, l'Allemagne, les Pays-Bas), et en bas la situation de la Wallonie au coeur de ce bassin versant et dans le contexte européen.


La Meuse a été une autoroute du développement économique. Les travaux de Marc Suttor (1) permettent de considérer que ce fleuve équivaut historiquement au Rhin et à la Seine. D’ailleurs, encore aujourd’hui, Liège est le deuxième port fluvial d’Europe après Paris. C’est la Meuse qui a permis (en interaction avec d’autres facteurs, comme le charbon le long du sillon Sambre-Meuse, la richesse des terres du Condroz), le développement à Liège et dans bien d’autres régions wallonnes d’un savoir-faire du travail des métaux (fer, cuivre, or…), avec deux conséquences d’importance mondiale : l’Art mosan, l’un des chapitres importants (6 siècles) de l’art européen, la place de la Wallonie au second rang des puissances industrielles du monde de la fin du 18e siècle au début du 20e siècle, parfois même en chiffres absolus et, en tout cas, en proportion de sa superficie et de sa population. La Wallonie est un miracle géologique non seulement à cause du charbon déjà cité, mais aussi à cause de ses pierres, de son marbre. En français (et même en anglais au moins jusqu’à tout récemment), bien des localités wallonnes (Dinant, Tournai etc.), donnent leurs noms à toute une variété de roches présentes partout au monde (et surtout au Château de Versailles). Les habitants des deux rives de la Meuse et de la Sambre ont fait preuve d’un tel savoir-faire qu’on les retrouve dans la lointaine Suède dont un million d’habitants se réclament de racines wallonnes (l’immigration wallonne dans ce pays date du début du 17e siècle). Le savoir-faire wallon s'est manifesté aussi en Russie et en Chine dont des ingénieurs wallons construisirent les chemins de fer au 19e siècle et au début du 20e siècle, ou encore aujourd’hui dans des réalisations comme les ponts haubanés tels le viaduc de Millau - le plus grand ouvrage d'art de ce type où le Bureau Greisch de Liège joue un rôle central, dont, au départ, les Français avaient exigé qu'il demeure non public (2) - et dont le pont de Wandre, en amont de Liège, est le prototype.
Je m’arrête ici parce qu’il y aurait trop à dire (3). On m’accusera de chauvinisme. Comme tous les Wallons, j’ai le défaut inverse. Le mot « civilisation » a été prononcé dans l’émission par Laurent Busine (rencontré par hasard avec Andrée Ferretti lors de sa venue en Wallonie). Le grand historien Léopold Genicot utilisait ce terme dans ses cours à Louvain. J’en avais été informé par mes collègues de la Faculté des lettres à Louvain (en 1963 : j’avais 17 ans), qui m’en parlaient avec un sourire sceptique. Toute ma vie j’ai dû me défendre contre ce réflexe de modestie sceptique pour la Wallonie, défaut dont je ne me débarrasse pas. Pourquoi?
En Wallonie, le chauvinisme s’est réfugié dans les gloires locales de sorte que tout sentiment d’appartenance nationale s’y confond avec « l’imbécillité des gens heureux qui sont nés quelque part ». La grande vague de l’émission Ma Terre par Corinne Boulangier pourrait balayer ces localismes délétères et nous rendre aptes à nous sentir liés à tous les autres pays et au Monde. C’est comme cela qu’on est un peuple. Il serait souhaitable d’ailleurs que d’autres séries Ma Terre s’attaquent aussi à l’histoire, directement et non pas par le seul biais du patrimoine. Les Wallons se saisiront-ils de la forte leçon qui vient de leur être donnée d’être eux-mêmes sans chauvinisme et avec humanité ? J’ai parfois peur que non et qu’ils ne demeurent englués dans l’étroite Belgique et leurs villages. En ce cas, ils périraient. Ce serait dommage. La RTBF a attiré en tout cas à l’occasion de la diffusion de Ma Terre, le cinquième de son audience potentielle, démontré par là que rien ne remplace le service public et qu’il peut assumer ce sens non nationaliste de la Nation qui seul ouvre à l’Universel.
(1) Marc Suttor, Vie et dynamique d'un fleuve, La Meuse de Sedan à Maastricht (des origines à 1600), De Boeck, Bruxelles, 2006.
(2) Tout apport wallon d'importance embarrasse les Français: il est malaisé de pousser à proximité d'un grand arbre même si par ailleurs on en profite aussi.
(3) Ici, quelques éléments concrets de l’émission pour tenter d’en donner une idée plus complète, ce qui est difficile

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José Fontaine355 articles

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Né le 28/6/46 à Jemappes (Borinage, Wallonie). Docteur en philosophie pour une thèse intitulée "Le mal chez Rousseau et Kant" (Université catholique de Louvain, 1975), Professeur de philosophie et de sociologie (dans l'enseignement supérieur social à Namur et Mirwart) et directeur de la revue TOUDI (fondée en 1986), revue annuelle de 1987 à 1995 (huit numéros parus), puis mensuelle de 1997 à 2004, aujourd'hui trimestrielle (en tout 71 numéros parus). A paru aussi de 1992 à 1996 le mensuel République que j'ai également dirigé et qui a finalement fusionné avec TOUDI en 1997.

Esprit et insoumission ne font qu'un, et dès lors, j'essaye de dire avec Marie dans le "Magnificat", qui veut dire " impatience de la liberté": Mon âme magnifie le Seigneur, car il dépose les Puissants de leur trône. J'essaye...





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2 commentaires

  • Archives de Vigile Répondre

    11 janvier 2010

    En fait, je pense (mais je ne suis pas spécialiste), que même en anglais (et je me suis trompé effectivement), comme vous le dites, EWERE, ces termes désignent des âges géologiques. Ce qui fait sens dans tout cela, c'est que la Wallonie est un pays qui a creusé et re-creusé son sol et sous-sol depuis des millénaires (mines de charbon mais aussi de fer, de plomb, de silex, carrières de marbres, d'autres pierres, 36 sortes de métaux [même l'or, en petite quantité, certes], etc.), c'est très frappant.
    En passant, une nouvelle fois merci aux Québécois et à Bernard Frappier de bien volontiers nous consentir cette ouverture pour parler à nos cousins d'Amérique dont le sort nous a toujours impressionnés et le combat profondément émus.
    En nous manifestant ici, nous leur redisons chaque fois qu'ils ne sont pas seuls... C'est un autre "vieux pays" qui leur fait signe!
    Et pour le calcaire, il y a une référence dans l'article dont je donne le lien ci-dessus.

  • Archives de Vigile Répondre

    11 janvier 2010

    Vous écrivez que l'usage de termes comme dinantian, tournaisian (etc.) pour désigner des roches calcaires, aurait été abandonné en anglais. Je note cependant que Wikipedia anglophone continue à user de ces termes en signalant qu'ils viennent de Wallonie.
    Cordialement