Les 25 ans de la Charte canadienne des droits et libertés

Un arbre capable de grandir et de s'adapter (2)

Par Roger Tassé

17 avril 1982 - la Loi sur le Canada (rapatriement)

Deuxième d'une série de trois textes -
Parler de l'intention des constituants qui ont donné naissance à la Charte canadienne des droits et libertés est problématique. D'abord, on peut se demander ceci: qui étaient-ils? Sans doute les membres des deux chambres du Parlement qui ont voté en faveur de l'adoption de la Charte. Et aussi les membres des législatures provinciales, sauf ceux du Québec, qui ont donné leur assentiment.
Mais les témoins devant le comité conjoint de la Chambre et du Sénat qui a siégé pendant plus de 50 jours doivent-ils être comptés comme tels? Ces témoins ont certes eu une influence déterminante sur le libellé final de la Charte.
Mais je suis plutôt d'accord avec le juge en chef Lamer, qui écrivait en 1985, dans le renvoi sur le Motor Vehicle Act (C.-B.) portant sur le sens à donner à l'expression «principes de justice fondamentale», qu'il ne fallait pas, à son avis, accorder une trop grande importance aux observations des nombreuses personnes qui ont joué un rôle dans les pourparlers, la rédaction ou l'adoption de la Charte. Je suis d'accord avec cette mise en garde pour la bonne raison que le fait d'attribuer une influence déterminante aux observations de ces personnes équivaudrait à figer les droits et libertés à l'époque de l'adoption de la Charte. Or les droits doivent évoluer avec leur époque. [...]
Aussi s'agit-il ici de présenter mon point de vue et d'évoquer ce que nous «avons» fait, moi et mon équipe au ministère de la Justice, plutôt que ce que nous «entendions» faire. [...]
Compter sur l'ingéniosité
La recherche d'un équilibre entre le besoin de stabilité du droit et les besoins d'une société qui évolue de plus en plus rapidement a toujours été au centre de mes propres préoccupations. Cette recherche s'est posée de façon particulièrement aiguë au Canada, depuis les années 50 environ, dans le domaine des droits de la personne.
En effet, l'absence de dispositions constitutionnelles protégeant les droits de la personne a été ressentie avec acuité pendant les années 50. D'une façon un peu inattendue, la Cour suprême s'est alors révélée un ardent défenseur des libertés civiles. Dans une série d'arrêts primordiaux, la Cour suprême a alors démontré une grande ingéniosité dans des décisions marquantes en élaborant une théorie protectrice des droits et des libertés individuels fondée sur le partage des compétences («the implied Bill of Rights theory»). C'était le cas, entre autres, des arrêts Saumur, Roncarelli, Birks, Chaput v. Romain (annoncés déjà par le renvoi sur certains statuts de l'Alberta en 1938). Dans ces arrêts, la Cour suprême n'a pas hésité à s'écarter des sentiers battus et à faire évoluer le droit constitutionnel vers une meilleure protection des libertés individuelles, particulièrement la liberté de religion et la liberté d'expression.
À la suite de ces arrêts remarquables, l'avenir des libertés civiles au Canada s'annonçait beaucoup plus prometteur. D'autant plus que le Parlement adoptait, en 1960, la Déclaration canadienne des droits, qui reconnaissait un certain nombre de droits et libertés individuels dans la sphère des compétences fédérales.
Espoirs déçus
Même si la déclaration ne jouissait pas d'un statut constitutionnel et ne s'appliquait pas aux provinces, son adoption marquait une avancée remarquable. Et les espoirs étaient grands que les droits et libertés qu'elle reconnaissait seraient mieux protégés. Mais ils furent vite déçus.
Le texte de la déclaration s'est avéré déficient: la Cour suprême l'a abordé comme une règle d'interprétation des textes législatifs plutôt qu'une invitation à déclarer inopérantes les lois qui ne se conformaient pas à la déclaration. La Cour suprême a refusé, dans quelques arrêts importants, d'interpréter la déclaration de manière généreuse et libérale, ce qui avait fait dire à Walter Tarnapolsky, un des grands experts canadiens des droits de la personne, que les droits reconnus par la déclaration étaient «figés» («frozen»).
La timidité dont a fait preuve la Cour suprême devant la Déclaration canadienne des droits pouvait surprendre compte tenu des arrêts majeurs qu'elle avait rendus pendant les années 50. J'estime pour ma part que la résistance de la cour était compréhensible étant donné l'ambiguïté de la déclaration. Les juges s'inclinaient non sans raison devant la suprématie du Parlement.
Interprétation large
Une des grandes questions, très controversée d'ailleurs, qui se posait au moment de l'élaboration de la Charte était celle-ci: comment éviter que cette expérience se répète? Comment assurer que la nouvelle Charte reçoive une interprétation généreuse et libérale?
En enchâssant la Charte dans la Constitution, on visait évidemment à faire en sorte qu'elle soit interprétée de la même manière que cette dernière. Or une des règles fondamentales d'interprétation de la Constitution nous vient du Comité judiciaire du Conseil privé pour le Royaume-Uni, qui affirmait en 1930 que «The British North America Act planted in Canada a living tree capable of growth and expansion within its natural limits [...]».
De plus, il était reconnu, depuis l'adoption de la Loi constitutionnelle de 1867, que le Conseil privé (jusqu'en 1949) et la Cour suprême du Canada (par la suite) avaient l'autorité de rendre inopérante toute législation fédérale ou provinciale qui ne respectait pas le partage des compétences établi par la Loi constitutionnelle. Aucun texte de la Constitution ne confirmait qu'il devait en être ainsi, mais le principe même du partage des compétences entre l'autorité fédérale et provinciale l'exigeait.
Mais pour éviter toute équivoque, l'article 52 de la Loi constitutionnelle de 1982 prévoit précisément que la Constitution du Canada «rend inopérantes les dispositions incompatibles de toutes autres règles de loi». C'était donc consacrer explicitement le principe de la révision judiciaire en ce qui concerne non seulement la Constitution en général mais aussi la Charte qui y était enchâssée.
Nous avions espoir que ces nouvelles dispositions permettraient à la Cour suprême d'affirmer sans équivoque son autorité pour déclarer inopérantes toutes les dispositions législatives fédérales ou provinciales qui seraient incompatibles avec la Charte des droits. Nous estimions que les constituants, par l'adoption de ces dispositions, donneraient ainsi à la Cour suprême un signal clair selon lequel la Charte devrait être interprétée de façon généreuse et libérale, comme la Constitution elle-même. [...]
Par les décisions rendues en 1984 dans les arrêts Law Society of Upper Canada v. Skapinker et Hunter v. Southam Inc., la Cour suprême acceptait la même année l'invitation qui lui avait été faite par les constituants de jouer pleinement son rôle dans le maintien et la protection des droits et libertés garantis par la Charte, et ceux-ci n'étaient pas figés dans le temps. Mais il n'y avait pas non plus complète coupure avec le passé, comme ce fut le cas avec le Bill of Rights américain. Le changement se ferait dans la continuité.
Rédaction simple
Nous étions conscients de l'ampleur du défi auquel était conviée la cour dans sa tâche d'actualiser la Charte des droits, de lui donner vie. Il ne s'agissait plus de simplement «appliquer le droit aux faits». Il fallait dans bien des cas donner un sens aux droits et libertés garantis, en définir le contenu et la portée en quelque sorte.
Aussi la Charte devait-elle être rédigée de façon simple et ne pas se perdre dans les détails; les droits et les libertés devaient être énoncés sous forme de principes généraux. Le texte devait être ouvert sur l'avenir et laisser de la place pour son évolution. Il ne fallait surtout pas tenter de fixer le sens complet des droits et des libertés comme ils étaient compris en 1982, ce qui aurait pu en limiter le sens et la possibilité d'évolution pour l'avenir. [...]
Les libertés fondamentales garanties par la Charte, telles que la liberté de religion, la liberté de la presse ou la liberté de réunion pacifique, ne sont pas définies. D'autres expressions générales, dont on pourrait dire que le contenu est flou, étaient aussi laissées à l'appréciation des tribunaux, comme le droit d'être jugé dans un délai «raisonnable», le droit à la protection contre la détention ou l'emprisonnement «arbitraire» ainsi que le droit à la protection contre les fouilles, les perquisitions ou les saisies «abusives». Fixer le sens de ces expressions dans le texte même en aurait jusqu'à un certain point figé le sens et aurait rendu plus difficile l'adaptation de la Charte aux exigences du moment. [...]
L'utilisation d'expressions générales, au contenu flou, renforçait la notion que la Charte était un arbre, capable de grandir et de s'adapter aux conditions changeantes de la société. La Charte sera digne de durer si elle peut être interprétée de façon dynamique, si elle est capable d'évolution pour les générations à venir. [...]
Tous les articles de la Charte ne répondent pas d'égale manière au principe d'une formulation générale. Par exemple, la disposition dérogatoire («clause nonobstant») a été formulée de la façon la plus précise possible, contrairement aux autres dispositions, pour assurer que les législatures ne puissent trop facilement se soustraire aux obligations de la Charte. De la même manière, le droit à l'instruction dans la langue officielle de la minorité a été formulé avec grande précision afin d'assurer que le but recherché puisse être atteint. [...]
En 1982, la Charte des droits n'était qu'une déclaration solennelle des droits et libertés chers aux Canadiens. Elle ne prendrait tout son sens qu'avec les décisions que rendrait la Cour suprême au cours des années qui suivraient. En réalité, la Charte établissait un cadre, un instrument ou une méthode, si on veut, qui permet de maintenir et de protéger nos libertés fondamentales contre les abus de pouvoir, les excès des autorités gouvernementales, devant les changements qui secouent et continueront de secouer notre société et le monde.
Elle est aussi un appel à la réflexion adressé non seulement à la magistrature mais également aux autorités gouvernementales, qui partagent avec les tribunaux la responsabilité d'assurer le maintien et la protection des libertés fondamentales, ainsi qu'à l'ensemble de la population, qui a une importante contribution à faire devant les défis que posent les réalités sociales nouvelles, par exemple la place de la religion à l'école et les requêtes pour des «accommodements raisonnables».
Les deux années qui ont précédé l'adoption de la Charte ont marqué de façon indélébile ma vie professionnelle. Ce fut pour moi -- et pour bien d'autres aussi -- une époque fébrile et passionnante. Je crois que nous pouvons tous dire, indépendamment de toute allégeance politique partisane, que la Charte, depuis son adoption, a grandement contribué à renforcer les libertés fondamentales de tous les Canadiens, à Ottawa et dans toutes les provinces, y compris le Québec, ainsi que dans les territoires. Nos droits et libertés se portent beaucoup mieux aujourd'hui qu'en 1982.
***
Extraits de la revue Options politiques, numéro de février 2007, publiée par l'Institut de recherche en politiques publiques.
* Depuis hier et jusqu'à demain, l'Institut d'études canadiennes de McGill tient sa douzième conférence annuelle sur le thème suivant, «La Charte a 25 ans», en collaboration avec l'Institut de recherche en politiques publiques et en partenariat avec Le Devoir (http://misc-iecm.mcgill.ca/conf2007/). M. Tassé est un des participants invités.


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