L’image est connue. Elle fait la joie des caricaturistes et inspire les journalistes à travers le monde : Donald Trump serait la marionnette de Vladimir Poutine. C’est le propos de François Brousseau dans sa chronique du Devoir du 14 janvier, où il dépeint le président américain comme « l’homme des Russes ». L’image est frappante, mais elle est trompeuse. Elle procède d’une extrapolation qui prend une volonté d’influence pour de la manipulation et qui voit de la collusion là où il y a convergence d’intérêts. Il me paraît important de déconstruire cette image d’Épinal, non pas pour défendre Trump ou Poutine, qui n’en sortiront pas grandis, mais pour attaquer certains préjugés qui nuisent à la compréhension de la politique russe et américaine.
Certes, le Kremlin cherche à influencer la politique américaine dans le but avoué de faire lever les sanctions imposées par les États-Unis et leurs alliés à la suite de l’annexion de la Crimée. Cette volonté d’influence se traduit par des prises de contact formelles et informelles avec le gouvernement Trump, ainsi que par des tentatives d’influence de l’opinion publique américaine, dont le cas le plus spectaculaire est certainement le piratage et la diffusion des courriels internes du Parti démocrate pendant la campagne électorale de 2016.
Certes, Trump n’est pas insensible à la position de Poutine, avec laquelle il partage un intérêt pour le retrait des États-Unis de son rôle de gendarme du monde. Pour Trump, il s’agit de faire passer l’« Amérique d’abord » et de couper les vivres aux plateformes multilatérales qui, à ses yeux, ne profitent qu’à ses adversaires. Pour Poutine, il s’agit de faire émerger un monde multipolaire où les puissances régionales comme la Russie ne seraient plus soumises aux jugements et sanctions des puissances occidentales coalisées. L’un comme l’autre sont plus à l’aise dans un monde structuré par des accords ponctuels basés sur la connivence entre dirigeants — les fameux « deals » dont Trump se vante d’être le spécialiste — plutôt que par le droit international. Ces affinités leur inspirent des rapports cordiaux qui rappellent ceux que Trump entretient avec d’autres dirigeants qui ne se distinguent pas par leur pedigree démocratique, tels que le président israélien et le monarque saoudien.
Marionnette de ses fantasmes
Mais les services secrets américains, Hillary Clinton et de nombreux journalistes clament de concert que les rapports de Trump et Poutine sont d’une tout autre nature. « L’extraordinaire complaisance » du président américain à l’égard de Moscou, affirme François Brousseau, s’expliquerait sans doute par des « mobiles cachés, inavouables », liés au fait qu’il serait « tenu » par ses interlocuteurs moscovites. Or, en attendant le pot aux roses promis par l’enquête Mueller, il faut reconnaître que la thèse de la manipulation repose sur des éléments parcellaires et peu convaincants.
Les services secrets russes détiendraient un enregistrement de Trump se livrant à des pratiques inavouables dans un hôtel moscovite. L’existence d’un tel document est crédible, car cela correspond à l’usage courant en Russie du kompromat (document compromettant) visant à faire chanter ou détruire la crédibilité d’un adversaire politique. Ce qui est beaucoup moins crédible, cependant, c’est que Trump puisse être le moindrement intimidé à l’idée d’être éclaboussé par un énième scandale scabreux alors qu’il s’est déjà vanté en public de ses méthodes de harcèlement sexuel.
Par ailleurs, l’acharnement de Trump à dissimuler ses liens avec la Russie et à torpiller l’enquête à ce sujet est évoqué comme un indice de la gravité des actes qu’il dissimule. On peut pourtant imaginer une explication plus simple et peut-être plus triste : Trump n’a aucun souci pour la transparence ni de respect pour les institutions américaines, dont il est prêt à saborder le travail s’il le juge contraire à ses intérêts. Son attitude à l’égard des services de renseignement et des tribunaux dans le cadre de l’enquête sur ses rapports avec la Russie ressemble fort à l’attitude qu’il déploie par ailleurs à l’égard des juges et des représentants du Congrès qui font obstacle à l’adoption de sa politique migratoire. Trump est avant tout la marionnette de ses fantasmes.
Ce qui demeure à établir, en somme, c’est le lien de causalité entre la volonté d’influence de Poutine et la politique erratique de Trump, ce qui impliquerait que le premier a les moyens de ses ambitions et que le second n’a pas les moyens d’y résister. En attendant les conclusions du rapport Mueller, il serait donc sage de se garder des conjectures hâtives quant aux formidables pouvoirs que l’on prête communément à la main de Moscou.