Le professeur Roger Griffin, de l’université Oxford Brookes, est l’un des grands spécialistes du fascisme, dont il a continuellement raffiné la définition et la compréhension. Il démêle les notions politiques en jeu autour de l’ère Trump qui commence. Propos recueillis par Stéphane Baillargeon.
Une publicité pleine page parue dans The New York Times le mercredi 4 janvier disait : « Nous refusons d’accepter une Amérique fasciste ! » Dans sa chronique du même journal intitulée « Comment meurent les républiques », Paul Krugman, Prix Nobel d’économie, écrivait le 19 décembre qu’« il faut de l’aveuglement volontaire pour ne pas voir les parallèles entre la montée du fascisme et notre cauchemar politique actuel ».
Alors, Donald Trump est-il fasciste ?
Non.
Pourquoi ?
Il y a un problème avec le terme « fascisme ». On peut l’utiliser de deux manières. D’un côté, les théories marxistes l’utilisent de manière très large en l’associant au capitalisme, à la lutte contre le socialisme menaçant ou la classe ouvrière. Toute dictature qui perpétue le capitalisme en devient fasciste ou similifasciste. Ce serait le cas du régime Pinochet au Chili, par exemple.
D’un autre côté, les non-marxistes ne s’entendent pas. Personnellement, je suis un des pionniers des tentatives pour resserrer le concept. Je pense qu’il faut demander aux fascistes eux-mêmes comment ils se conçoivent. Les fascistes savent et disent ce qu’est le fascisme. Pour comprendre ce que sont le conservatisme, le communisme, l’anarchisme ou le féminisme, on se fie à ce que disent les partisans de ces « ismes ».
Le problème du fascisme, de ce point de vue, c’est qu’il est trop souvent défini, non par ses partisans, mais par les victimes du mouvement, qui l’accusent d’être totalitaire, terroriste, violent, vilain, etc.
Que disent les fascistes du fascisme, alors ?
Si vous demandiez à un nazi ce qu’il voulait, il répondait clairement qu’il voulait un nouveau monde pour remplacer le monde décadent et dégénéré, une Allemagne pure, purgée des communistes, des libéraux, des juifs, une communauté nationale unifiée. L’Allemagne nazie et l’Italie fasciste sont très différentes à plusieurs égards, mais elles partagent cette idée que la société est décadente, et c’est cette volonté de créer un nouvel État moderne sur la base d’un nationalisme extrême. Pour moi, le fascisme est donc une idéologie politique moderne qui prend la forme d’une révolution ultranationaliste.
Le slogan « Let’s make America great again » ne résume-t-il pas la même idée en promettant que l’Amérique décadente retrouvera sa grandeur ?
Le mythe-clé du fascisme, c’est celui du renouveau, de la régénération. J’ai introduit en anglais le vieux mot « palingenetic » qui fait référence à une renaissance et évoque un retour en arrière. Pour moi, le fascisme est un ultranationalisme palingénétique qui suscite un mouvement populiste, un enthousiasme de masse pour un renouveau de la nation basée sur le passé, sur un passé décrit comme glorieux.
Le politologue Roger Griffin
Pour les Italiens, c’est la période de l’Empire romain. Trump partage bien sûr plusieurs points communs avec le fascisme. Il décrit un déclin social et national. Il parle de la fin du rêve américain. Il dit que les immigrants, musulmans ou mexicains, menacent l’Amérique. Il célèbre la puissance militaire et masculine. Tous ces traits laissent croire qu’il s’inscrit dans la lignée fasciste, qu’il est un protofasciste. Seulement — et je prononce un grand « seulement » —, il manque l’élément révolutionnaire.
Le fascisme est donc révolutionnaire ?
Oui. J’ai suivi Trump à la trace et il n’a jamais semblé suggérer qu’il voulait renverser la démocratie et conserver le pouvoir indéfiniment. C’est un républicain raciste, misogyne et conservateur. Il en a marre des démocrates qui imposent une médecine socialiste, laissent entrer les étrangers, etc. Il propose un électrochoc à sa société.
Mais Trump ne propose jamais de nier l’ordre constitutionnel et d’enclencher une révolution qui balaierait le libéralisme et la démocratie. Au contraire, le libéralisme et la démocratie sont inscrits dans sa mythologie. De même, en France, le Front national et Marine Le Pen ne disent jamais qu’ils vont détruire la République ou l’ordre constitutionnel démocratique et libéral.
Oublions le fascisme, alors. Quel terme désigne le mieux le mouvement de Trump ?
Il s’agit d’un exemple type du néopopulisme. Il s’inscrit dans le courant républicain américain. Ce n’est même pas un mouvement d’extrême droite. Ses positions les plus extrêmes se rapprochent de celles de Marine Le Pen et du Front national, en France, et d’autres partis nationalistes en Europe qui veulent remettre leur nation au centre de la politique avec des slogans du genre « La France d’abord, les métèques dehors ! ». Le Front national veut le libéralisme, mais pour les Français. On retrouve là le mythe populiste des Français, du peuple français. Au Royaume-Uni, on a le mouvement UKIP, eurosceptique et populiste de droite.
Un mouvement peut-il mener à l’autre, le néopopulisme nationaliste à l’ultranationalisme ?
Il ne faut pas devenir parano ! Trump est un choix de président déplorable, mais des mécanismes vont baliser son action. Nous avons eu Margaret Thatcher au Royaume-Uni. Elle a abusé de ses pouvoirs, par exemple en étant inflexible sur la poll tax, l’impôt locatif forfaitaire et non progressif. Elle a finalement quitté le pouvoir. Quand un pays a internalisé à ce point le libéralisme démocratique, même ceux qui rejettent le système en acceptent les règles, et ça, ce n’est pas du fascisme. Les gens au coeur du gouvernement Trump nient les changements climatiques et vont abolir l’Obamacare, mais ça non plus, ce n’est pas fasciste.
Où se trouve le fascisme, alors, aujourd’hui ?
Les néofascistes et les néonazis se rassemblent sur le Web autour de sites comme Stromfront.org. Il y a aussi des intellectuels fascistes, comme le Russe Alexandre Dugin. Et des mouvements politiques fascistes, comme l’Aube dorée en Grèce.
Ce cas montre qu’on peut reproduire le fascisme en utilisant les mêmes ingrédients que dans l’entre-deux-guerres. Il faut une énorme crise sociale pour réveiller cette idéologie et une période glorieuse passée, réelle ou fantasmée. Il faut se rappeler que le fascisme européen a pris forme sur un profond terreau de désespérance.
Aujourd’hui, même le plus pauvre peut avoir un téléphone portable ou une télé, ou de quoi manger, et nous oublions la misère immense dans laquelle vivaient les plus pauvres entre les deux guerres mondiales. Le degré de souffrance fait une grande différence.
Comment jugez-vous la Russie de Poutine ?
Pour moi, la personne la plus dangereuse au monde en ce moment, c’est Poutine, pas Trump. Le président de la Russie a des pouvoirs illimités. Aucune opposition ne le menace. Il peut faire ce qu’il veut. Il est totalement amoral et il peut s’associer avec n’importe qui, dont Bachar al-Assad en Syrie.
Peut-on parler d’islamofascisme ?
À mon sens, non. Le fascisme est essentiellement une réalité politique européenne postreligieuse. Le mouvement peut utiliser l’Église ou s’associer à elle, dire que le catholicisme est constitutif de la nation, son mythe national demeure séculier. Hitler a déjà dit que le christianisme offrait l’éternité de l’âme, tandis que lui n’offrait que l’éternité de la nation.
L’islam est encore une religion ardente, brûlante par rapport au christianisme, qui ressemble à un volcan en train de s’éteindre. Je crois aussi qu’en parlant d’islamofascisme, on fait fausse route puisqu’on fait référence à l’islam, et non à l’islamisme.
N’êtes-vous pas trop restrictif ?
Je crois qu’on finit par perdre de vue la réalité si on développe une obsession pour les termes. Nous vivons une nouvelle réalité politique et il faudrait peut-être de nouveaux termes pour décrire cette nouveauté au lieu de toujours chercher à détourner des étiquettes du passé.
Pour comprendre l’originalité du virus Ebola, il ne faut pas le classifier comme un vieux virus. Je crois qu’il existe quelque chose comme le trumpisme ou le poutinisme. Je crois que ce sont de nouveaux virus politiques, des virus mutants. Ils sont ancrés dans des conceptualisations familières, mais ils ont leurs propres caractéristiques.
Soyons donc moins journalistiques dans notre façon de labelliser. Cette pratique finit par démoniser, alors qu’il faut porter attention à la nouveauté qui se présente. En plus, le trauma du fascisme est tellement profond dans nos sociétés qu’en accusant Trump ou Poutine de fascisme, on déclenche des réflexes de panique laissant croire que le monde bascule à nouveau dans la catastrophe. Je pense qu’en effet, nous entrons dans un état catastrophique, mais nous avons besoin des bons termes et des concepts appropriés pour comprendre ce qui se prépare.
Où allons-nous, alors ? De quoi sera faite l’Amérique du trumpisme ?
Il faudra porter attention à la réaction du Congrès et aux mécanismes du pouvoir compensateur (countervailing power). Je peux évoquer un parallèle avec Hitler, mais ce n’est qu’un parallèle. Les élites conservatrices ont appuyé Hitler parce qu’il pouvait débarrasser l’Allemagne de son extrême gauche. Elles pensaient pouvoir le contrôler, et on connaît la suite.
Trump n’est pas Hitler. Il sera tout de même intéressant de voir comment le Congrès et l’establishment conservateur vont le contrôler dans les prochaines semaines. Les élus ont le pouvoir d’agir légalement, jusqu’à l’impeachment. Une bataille pourrait être livrée entre le vieux conservatisme et le trumpisme. Ce conflit sera livré à l’intérieur du cadre constitutionnel, libéral et démocratique. Ce ne sera pas une révolution fasciste.
Ce texte fait partie de notre section Perspectives.
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