Nous dessinons et étudions, ces derniers jours, les scénarii pour une sortie de confinement. Si nous n’en connaissons encore ni les modalités, ni la temporalité, plusieurs options s’invitent dans le débat. Dernièrement, alors que le gouvernement par la voix de son Premier ministre l’avait exclu, l’utilisation des données numériques personnelles pour tracer les malades du Covid-19 - via une application sur notre téléphone - est fortement envisagée. Nous n’y sommes pas favorables pour plusieurs raisons.
Le confinement représente notre premier moyen de lutte contre la pandémie. C’est une restriction de liberté collective qui s’impose à toutes et tous. En cela elle est acceptable, acceptée et nécessaire. La restriction de liberté fondée sur le traitement de données personnelles, c’est à dire sur le profilage, est un tout autre sujet. En effet, notre droit français et européen (RGPD et directive e-privacy) encadre fortement l’utilisation des données personnelles: consentement, anonymisation, minimisation des données, limitation dans le temps, vigilance accrue concernant les données sensibles (dont celles de santé). Des applications, telles qu’elles ont pu voir le jour dans certains pays asiatiques, seraient aujourd’hui illégales en France. Les yeux se tournent donc vers le déploiement d’une application basée sur le «bluetooth,» comme à Singapour. Si le consentement des citoyens serait dans ce cas recueilli, deux objections subsistent.
La technologie bluetooth n’est pas encore suffisamment précise.
La première est technique: cette solution n’est pas gage d’efficacité. La technologie bluetooth n’est pas encore suffisamment précise et des «faux négatifs» risquent de tromper les utilisateurs, qui auront eux l’impression d’être protégés. Alors que l’État cherche à se moderniser, toute entorse à la confiance numérique, qui plus est en période de crise sanitaire, sera lourde de conséquences. Par ailleurs, pour que cette application récupère la quantité de données suffisantes à son bon fonctionnement, il faudrait qu’au moins 60 % de la population la télécharge. Compte-tenu de la fracture numérique existante en France, cet horizon semble inatteignable. N’oublions pas que ce sont les personnes les plus vulnérables au virus qui sont les plus concernées par l’illectronisme: nos personnes âgées.
Les limites de ces applications se voient, déjà, chez ceux qui les ont expérimentées. À Singapour, par exemple, pionnier dans l’utilisation de cette technologie, seulement 19 % de la population l’a adoptée. La cité-État a décidé, tout récemment, de recourir au confinement de sa population: comment une telle application pourrait-elle donc servir de pierre angulaire d’une stratégie de déconfinement?
La seconde objection est d’ordre éthique. Poser les bases techniques et juridiques d’un traçage numérique et individuel de la population constitue un changement de paradigme majeur par rapport à nos usages numériques. Cette décision ne doit pas être prise en temps de crise, sous l’urgence, sans consultation publique, ni débat parlementaire. Nous serions en train d’en forcer l’acceptabilité sociale dans des conditions très particulières. Nous avons besoin d’un débat de société sur l’utilisation des nouvelles technologies qui sont intrusives et qui interrogent nos libertés fondamentales (traçage numérique, reconnaissance faciale, etc.). Celui-ci pourrait prendre la forme d’une Convention Citoyenne sur le numérique, à l’instar de celle qui se déroule actuellement sur le climat.
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Aussi, nous devrions éviter de faire porter à nos concitoyens un dilemme moral: serions non fautifs si nous ne téléchargeons pas cette application? La pression sociale ou le sentiment de culpabilité pourrait faire naître un consentement induit. Jusqu’où ira la communication publique gouvernementale pour assurer le succès d’une telle application?
Il ne faut pas pour autant céder aux réflexes technophobes. Des usages vertueux du numérique se sont multipliés en ce temps de crise, et ce sont bien ceux-là qu’il nous faut soutenir et encourager. De la plateforme d’entraide et de solidarité à l’impression de ventilateurs 3D, en passant par la téléconsultation médicale ou la modélisation à partir de données ouvertes: le numérique est un outil à notre disposition. Des données anonymisées et agrégées peuvent être, par ailleurs, très utiles pour évaluer de façon globale l’efficacité des politiques de confinement. Les opérateurs télécoms ou les GAFA pourraient transmettre ces données dites «d’intérêt général» à des régulateurs indépendants pour en permettre l’exploitation sécurisée par les acteurs publics, mais aussi par les chercheurs, les journalistes ou la société civile.
Pour sortir du confinement et de la crise, c’est bien d’un dépistage massif, et non d’un pistage massif dont nous aurons besoin.
Députés signataires de la tribune: Paula Forteza (Non-inscrite), Albane Gaillot (Non-inscrite), Matthieu Orphelin (Liberté et Territoires), Aurélien Taché (LREM), Delphine Bagarry (Non-inscrite), Émilie Cariou (LREM), Annie Chapelier (Apparentée LREM), Guillaume Chiche (LREM), Yolaine de Courson (LREM), Jennifer de Temmerman (Non-inscrite), Caroline Janvier (LREM), Hubert Julien-Laferrière (LREM), Aina Kuric (LREM), Cécile Rilhac (LREM), Frédérique Tuffnell (Non-inscrite).