Plusieurs observateurs le répètent, prendre le pouls d’où nous en sommes dans la lutte contre les changements climatiques par rapport aux cibles fixées nous mène à une seule et malheureuse conclusion : nous sommes bien en deçà de la note de passage.
Les émissions mondiales de CO2 ont augmenté de 5 % en 2021. Sur une plus longue période, les émissions ont été 36 % plus élevées en 2021 qu’en 1990.
Dans une récente chronique1, Francis Vailles attire notre attention, à l’instar de nombreux autres observateurs, sur le fait qu’il existe une forte corrélation entre niveau de revenu et émissions de gaz à effet de serre (GES).
Il pose alors la question fondamentale : « Pourquoi les riches auraient-ils le droit d’émettre davantage de GES et donc de mettre notre planète à risque ? »
Vailles cite des chiffres implacables du Laboratoire des inégalités mondiales (LIM). Les émissions annuelles de GES par Canadien sont estimées en 2021 à :
– 10 tonnes pour les 50 % les plus pauvres (c’est-à-dire ceux gagnant jusqu’à 50 300 $ après impôts en 2019) ;
– 21 tonnes pour les 40 % suivants (gagnant entre 50 301 $ et 93 700 $ en 2019) ;
– 60 tonnes pour le top 10 % (gagnant plus de 93 701 $ en 2019) ;
– 190 tonnes pour le 1 % le plus riche (gagnant plus de 198 200 $ en 2019).
UNE BRÈVE RÉTROSPECTIVE DES PRINCIPAUX JALONS
Depuis que je suis impliqué dans la lutte contre les changements climatiques, mon capital-espoir s’est dilué. J’ai d’abord salué les campagnes de sensibilisation capitalisant sur la responsabilisation et l’autorégulation des individus et des entreprises. J’ai ensuite cru au sérieux de nos gouvernements à mettre en place un prix important sur la pollution, lequel générerait des changements de comportements, ainsi que des réglementations et des investissements publics résolument axés vers une transition écologique.
On me répondra que tout ça est en place est qu’il suffit seulement d’être patient. Les consommateurs recyclent et roulent à l’électrique, les entreprises se « verdissent », les institutions financières retirent leurs placements des actifs fossiles et les gouvernements fixent des cibles.
J’en prends bien acte, mais 1) toutes ces mesures manquent de cohérence, 2) elles ne seraient de toute façon pas suffisantes et 3) le compte à rebours nous suggère une échéance autour de 2035 pour infléchir la courbe des émissions de GES. Il nous faut donc d’autres approches, manifestement plus radicales.
UNE TAXE CARBONE PROGRESSIVE
Une option serait de transformer la taxe carbone actuelle en une taxe carbone « progressive », c’est-à-dire dont le taux augmente avec le niveau d’émissions. Il n’est en effet pas normal que les personnes émettant de 5 à 10 tonnes de CO2 par année (les bas revenus) paient le même taux que celles qui émettent 150 tonnes de CO2 (les plus riches). Ainsi, on pourrait imaginer la structure suivante où le taux augmente de concert avec les émissions :
– entre 0 et 5 tonnes d’éq. CO2 : une taxe de 0 % à 5 % ;
– entre 5 et 15 tonnes d’éq. CO2 : de 15 % à 20 % (100 $/tonne, par exemple) ;
– entre 15 et 50 tonnes d’éq. CO2 : de 25 % à 40 % (500 $/tonne, par exemple) ;
– seuil maximal : 60 tonnes d’éq. CO2 au-delà desquelles il y aurait une sanction dissuasive (amende ou surtaxe sur le revenu ou le patrimoine) (1000 $/tonne, par exemple).
De telles taxes doivent évidemment comporter plusieurs éléments de justice sociale, et en particulier, dédommager les ménages les plus touchés. On pourrait également penser que les entreprises devraient être assujetties à une telle progressivité fiscale.
Malgré tout, on peut toutefois penser qu’une telle taxe serait insuffisante pour atteindre nos cibles. En effet, les personnes ayant des revenus élevés, fortement responsables du réchauffement de la planète, n’ont que faire des taxes carbone, pour peu qu’ils en aient les moyens.
UN « PASSEPORT CARBONE »
Ce constat général m’amène à conclure qu’il faudrait des politiques économiques qui passent par les quantités plutôt que par nos prix du marché. C’est d’ailleurs ce qu’évoque la chronique de Francis Vailles sur le principe d’un budget carbone individualisé.
Le concept de budget carbone est dans les parages depuis des années, mais on n’y prête une attention particulière que depuis peu. Ce renouveau est probablement attribuable à la relative inefficacité des taxes carbone comme vecteurs de changement. Une mesure trop en avance sur son temps ?
Mais, pour les fins de la démonstration, un passeport carbone pourrait fonctionner comme suit.
Chaque Canadien se verrait attribuer une certaine quantité annuelle de crédits CO2. Pour le Canada, on pourrait envisager initialement une limite annuelle par personne de 15 tonnes (soit la moyenne des émissions de 90 % de la population canadienne, donc de ceux qui gagnaient jusqu’à 93 700 $ en 2019), avec une diminution progressive du plafond de 1 tonne/année pour en arriver à une norme minimale de 5 tonnes/an.
Le passeport carbone individuel est une idée qui mérite d’être davantage explorée à la lumière de notre incapacité à atteindre les cibles que les différents gouvernements se sont fixées.
Dans l’exemple ci-dessus, la contrainte carbone devient de plus en plus contraignante, année après année. Un tel passeport viendrait donc appuyer les mesures déjà en œuvre.
En somme, pour atteindre les cibles fixées afin de respecter l’accord de Paris, nous avons besoin d’un instrument qui limite directement nos émissions. Le poids de la taxation sur la pollution est nécessaire mais insuffisant : les hausses prévues de la taxe carbone ne seront pas assez importantes pour discipliner les plus riches et s’avéreront trop importantes pour la capacité de payer des plus pauvres.
Même s’il comporte des enjeux au niveau de la liberté individuelle, le passeport carbone est certainement un mécanisme de réduction des GES à envisager si nous sommes collectivement résolus à faire face à l’urgence que nous impose le défi de la lutte contre les changements climatiques.