Où en sommes-nous un an plus tard dans la course au leadership culturel dans laquelle sont engagées Montréal et Toronto?
On a beau lever le nez sur Toronto et penser qu’ «on est toujours seul au monde» comme dit la chanson de Starmania, n’empêche que, comme Montréal puise largement aux mêmes sources de financement privées que Toronto, ce que la Ville-Reine siphonne de tous bords pour financer ses sept nouveaux équipements culturels majeurs, c’est autant de moins de disponible pour Montréal. Le marché des fonds privés n’est pas indéfiniment élastique.
Qu’on en juge : au total Toronto aura raflé, à ce jour, plus de 565 millions de dollars du secteur privé pour financer le milliard et plus que couteront ses 7 projets d’agrandissement ou de construction de musées, de salles de concert, de spectacles et de Festival.
À Montréal, l’an dernier, les 7 institutions culturelles correspondantes auront ramassé en tout et pour tout 25 millions de dollars. Cela ne représente pas plus que 4.5% de ce que Toronto aura recueilli!
Le tableau ci-contre en donne la répartition.
En fait, parce que Montréal a mis ses priorités ailleurs, dans le cadre du programme d’infrastructures publiques financé par le fédéral, exclusivement dans la réfection de ses égouts et aqueducs (126 millions de plus cette année sur les 270 millions de ce budget, selon l’annonce du 1er juin 2006, dont 35 millions proviennent du transfert fédéral de la taxe d’essence) , elle a laissé, à toutes fins pratiques, le champ libre à Toronto pour rafler à peu près tout du secteur privé et obtenir des commandites et partenariats de compagnies, sociétés et fondations nationales qui ont littéralement pressé le citron au maximum, ne laissant à Montréal que des miettes.
J’en veux pour exemple deux contributions majeures, celle de Telus, et celle de Bell Canada, deux entreprises qui ont un large marché au Québec, et dont l’une, Bell Canada, a toujours son siège social à Montréal depuis sa création en 1880.
Ainsi, Telus a contribué cette année 10 millions à la construction du nouveau Conservatoire de Musique de Toronto (Projet total de 119 millions) et s’est aussi engagé à recueillir un autre 5 millions auprès de son réseau d’affaires . Dans le même temps, Telus aura donné cette année 20 000 dollars (2 000 dollars l’an dernier) au Musée des beaux arts de Montréal et 25 000 dollars aux Grand Ballets Canadiens. Mais, rien au MAC, au CCA, à l’Opéra de Montréal, ou à l’OSM.
Quant à Bell Canada dont le nombre d’abonnés au Québec est toujours élevé depuis des lustres, elle donne 25 000 dollars par année au MBAM (depuis 1998 jusqu’en 2009); jusqu’à l’an dernier, 50 000 dollars par année (2000 à 2005) au MAC; et 21 000 dollars en 2005 aux Grands Ballets. Mais, rien au CCA, rien à l’Opéra de Montréal, ni à l’OSM .
Pendant ce temps là, à Toronto, Bell est devenue, jusqu’en 2023, le fournisseur exclusif du nouveau «Festival Centre», ce même centre où se déroulera le Festival du Film de Toronto (devenu le 2ième en importance au monde après Cannes) pour un montant de plusieurs dizaines de millions de dollars, probablement au-delà de 30 millions, si l’on en juge par les annonces diffusées les 1er et 11 septembre 2006 .
Ce n’est pas que Bell ou Telus boudent Montréal; c’est Montréal qui n’offre pas à Bell et Telus l’occasion de se manifester en grand, à ce niveau de contribution.
En d’autres mots, parce que Toronto s’est donnée un plan stratégique de développement culturel axé sur de grands projets d’infrastructures et d’équipements qui la situeront à la fine pointe des institutions semblables en Amérique, elle a réussi à littéralement écrémer le marché des commandites privées auprès des grandes entreprises canadiennes, même de celles qui sont bien implantées, et ce depuis fort longtemps, dans le marché montréalais.
De plus, le gouvernement ontarien fait des pieds et des mains pour obtenir du fédéral 49 millions de plus aux 140 qui ont déjà été versés pour ces 7 projets et leurs fonds de dotation.
La faiblesse de notre leadership conjugué, Montréal-Québec-Ottawa, aura fait en sorte que la très grande majorité des fonds disponibles chez les grandes entreprises aura été canalisée vers le financement des équipements culturels de Toronto.
Ce manque à gagner pourrait éventuellement être compensé si les entreprises situées au Québec contribuaient au financement de la culture au moins autant que celles actives ailleurs au Canada, en particulier en Ontario.
Mais la Chambre de Commerce de Montréal, dans une étude exhaustive publiée en novembre 2005, a fait éclater le mythe voulant que la culture soit une priorité collective au Québec, supportée à sa juste part par les milieux d’affaires. L’étude conclut :
«Le Québec se classe bonne dernière parmi les provinces pour l’importance des dons qui sont de petite envergure» (page 8) et plus loin « La tradition de philanthropie est peu développée parmi les entreprises francophones au Québec» (page 9) .
On est donc doublement frappé : d’un côté on n’a pas de projets mobilisateurs capables d’aller chercher notre part du gâteau, et de l’autre, les nôtres sont en fait moins intéressés par la culture que leurs vis à vis ailleurs au Canada !
Même les québécois demeurent les moins généreux au pays, selon Statistique Canada .
Il y a donc pour nous, d’une certaine façon, «un prix à payer» pour notre manque de vision dans la gestion de la modernisation de nos grands équipements culturels.
Qui plus est, le marché de l’art canadien est maintenant concentré pour de bon à Toronto. Depuis, un an, les ventes aux enchères d’art canadien ont totalisé 47.8 millions à Toronto, contre à peine 4 millions à Montréal, soit moins de 10 % !
On a en fait l’impression que depuis un an on fait du sur place, quand on ne s’embourbe pas. Qu’on en juge :
1) L’Opéra de Montréal souffre! la démission du conseil de son principal mécène, M. Hans Black, a coupé les jambes à l’institution. Un différent sur la programmation était à l’origine de la dispute.
2) Le Festival International du Film de Montréal (FIFM) n’a pas eu lieu en 2006. On a passé l’hiver dernier à enquêter sur l’utilisation du million en subvention dépensé l’an dernier qui a produit la faillite que l’on sait. M. Losique, avec son FFM, continue de ramer contre vents et marées, sans un sou des gouvernements de Québec et d’Ottawa.
3) Le Musée d’Art Contemporain a produit un ambitieux projet de 100 millions pour le réaménagement de ses collections d’art moderne au sommet des silos à grain (no 5) désaffectés dans le Vieux-Port.
Mais du côté des gouvernements, c’est un silence…de mort. Le MAC est un musée d’état et on connaît la rapidité légendaire des bureaucrates pour fournir des réponses qui permettraient d’enclencher à court terme le projet. On s’en reparlera dans…
4) Le MBAM se débat comme un beau diable pour concevoir un projet d’agrandissement qui lui permettra de prendre tout le potentiel que ses dirigeants dynamiques sont en mesure de lui inculquer.
5) Les gouvernements provincial et municipal et les représentants de l’OSM ont bien annoncé à la fin de juin un PPP de 105 millions pour la construction d’une nouvelle salle sur le site de la Place des Arts mais personne ne connaît encore l’identité de l’entreprise du secteur privé qui soit preneur, et la date d’ouverture en est reportée en 2011 ! Vous avez bien lu, d’ici ce temps-là on aura eu quelques élections municipales, provinciales et fédérales. On a d’ailleurs déjà eu cette annonce du gouvernement précédent…
6) Le quartier des spectacles avance…à pas de tortue. L’annonce d’une contribution par la Ville en novembre est opportune, mais ne fait pas oublier que le manque de financement de d’autres sources que les fonds publics empêchera le plan global de se réaliser.
En fait, de puis un an, on s’est plus appliqué à faire un faux débat public en prétextant opposer le «béton à la création», comme si on pouvait isoler les institutions et le support qu’elles apportent à la définition de l’excellence et au relèvement de la qualité, et du statut des créateurs.
C’est un faux argument qui ne résiste pas à l’analyse. Les chiffres révélés par Statistique Canada le printemps dernier démontrent, on ne peut plus clairement, qu’à Montréal les artistes sont moins bien rémunérés qu’à Toronto, soit en moyenne 26 245$ par année comparativement à 34 139$ (le revenu le plus élevé au pays). Malgré tous les beaux discours sur la création et la priorité qu’on est censé faire de l’aide aux artistes, les chiffres ne mentent pas : ils ont encore à se débattre avec un salaire de pitance.
Même plus, le gouvernement de M. Harper a coupé de moitié l’annonce des 300 millions de plus au budget du Conseil des arts du Canada qu’avait réussi à obtenir Lisa Frulla l’an dernier.
L’argument souvent répété que le Québec dépense plus en moyenne que les autres provinces, pour la culture, lui aussi en prend un coup.
En fait, en dépenses culturelles, Québec est devancé par la Saskatchewan, et dépense à peine 1% de plus que le Manitoba. Ce qui permet en fait au Québec de figurer en tête du peloton pour les dépenses publiques en culture, c’est le fait que le fédéral dépense plus au Québec que le Québec lui-même (156 millions contre 153) et que nulle part ailleurs au Canada (c’est 119 millions en Ontario) .
On peut bien continuer de se bercer d’illusions, d’entretenir le mythe que la culture est une priorité au Québec, que tout est mis en œuvre pour garantir son développement, et notre capacité commune à en faire un élément distinctif de notre rapport au monde et à la civilisation, mais c’est un mythe qui malheureusement ne survit pas au test de l’analyse toute crue.
Où en serons-nous dans sept mois, à l’aube du Sommet sur la Culture attendu à l’automne 2007? Nous contenterons-nous d’ergoter sur les priorités de l’an 2015? A qui chercherons-nous alors à faire porter la faute quand on regardera avec envie ce que nos voisins auront accompli et la profondeur du « déficit culturel » qu’il nous faudra combler? Où se situe vraiment la culture entre un Québec lucide, et un Québec solidaire?
Serge Joyal, sénateur
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