Il y a quelques semaines, on m’a invitée à l’émission Espaces autochtones de Radio-Canada pour parler « appropriation culturelle, etc. ».
Je me suis spontanément demandé quelles étaient les autorités qui décidaient de la légitimité de l’appropriation ou pas… et à quel titre ? Quand un pays s’est donné comme appellation Canada ou Québec depuis quatre siècles, il porte un nom autochtone transformé. Tout comme le Mexique, Haïti, etc. Mais à l’inverse du Canada franco et du Mexique hispano, les États-Unis (d’Amérique) ont exclu avec véhémence de leur projet toute référence au monde autochtone. Pour accaparer pour eux-mêmes le nom italien d’Amerigo Vespucci qu’ils ont soutiré au continent en entier.
Dans le « saint » petit village des Bois-Francs où je suis née, j’ai vécu une enfance ostracisée parce que mon père avait choisi la mauvaise appropriation, la religion baptiste. Tous les gens du village nous regardaient avec mépris parce qu’ils appartenaient à l’Église catholique sans n’avoir jamais choisi, quant à eux. Ils avaient accepté de se voir des sujets catholiques en Terre sauvage. Alors que d’autres avaient fui dans les bois pour se retrouver wâbos libres et ensauvagés.
En se faisant baptiste, mon père, lui, avait eu le courage de choisir. Et c’était là sa faute, l’offense qu’on lui imputait : sa liberté. Qui l’acculait à poursuivre, selon Gilles Carle qui l’admirait, un suicide social.
Toute jeune, j’ai chanté baptiste en français. Et maintenant, je chante l’innu en innu. Le mohawk en mohawk. L’inouktitouk en inouktitouk. Et l’exploréen en exploréen. Par amour des mots, de leur sonorité et de leur magie. J’ai aussi chanté en anglais sans demander la permission à qui que ce soit. Si c’est là appropriation indue, est-ce là la question qui se pose aujourd’hui ? Tous ceux qui s’approprient l’anglais sans autorisation devraient-ils être traduits en cour de justice ? Mais pourquoi n’ai-je pas eu le droit, comme d’autres, de recevoir enseignement du latin et du grec ? Pourquoi à la petite école aujourd’hui, les enfants n’ont-ils pas le choix de fréquenter autant le créole haïtien que l’anglais ?
Qui choisit son appropriation et qui subit appropriation ?
Quand Leonard Cohen chante Un Canadien errant sans autre autorisation que la joie qu’il en retire, va-t-on le dénoncer au tribunal de l’intégrité morale plutôt que de célébrer la beauté vibrante de son interprétation ? Quand l’univers entier, sous le phrasé-musiqué franco-créole jaser… jase… jazz…, s’approprie le rythme-beat de La Nouvelle-Orléans pour le transporter jusqu’au Japon, qui s’insurge dans la salle ?
Alors je me demande. Qu’est-ce que je peux dire aujourd’hui comme artiste, chanteuse et interprète, moi qui m’approprie tout de la vie ?
Paul Buissonneau, qui fut à la fois mon mentor, mon maître et mon critique — l’être que j’écoutais le plus et qui m’a fait le plus rager —, me disait de sa voix forte et gaillarde : « Nous les comédiens, nous sommes de faux tricheurs ! Oui, des menteurs fictifs, qu’il ajoutait, mais pas toujours. Entre vérité et beauté, quelque chose se poursuit en nous qu’on n’arrive pas à formuler. »
Cette question de l’appropriation est tordue et équivoque et vient nous assaillir de partout. Alors qu’on sait très bien que sans appropriation et sans nutriment, on n’est rien… c’est la mort. C’est comme demander à une rivière de se priver de ses sources, de tourner le dos à son bassin versant.
Je choisis un poème parce que je l’aime. Et c’est peut-être lui qui me choisit. Et tout poème qu’on refuse de lire, tout poème qu’on refuse de dire est un poème qui s’éteint. Toute langue qu’on refuse de parler est menacée d’extinction.
Je vis juste à côté d’un domaine immense à Montréal où se poursuit l’une des plus vastes appropriations au monde… le Jardin botanique. Les espèces asiatiques, européennes, africaines, etc. qu’on y trouve, qui s’aviserait d’en contrôler le droit de regard ?
Si j’en juge par ce que je vois autour de moi, je suis convaincue qu’on verra apparaître sous peu l’appellation Inoukshouk comme prénom, si ce n’est déjà fait. Quand on pense au pêcheur-chasseur inouk penché sur la glace avec comme seul point de repère une rangée d’inoukshouks alignés là-bas sur les neiges, et qu’on voit apparaître le même inoukshouk sur les pelouses des bungalows ou au centre-ville, on se dit que la chasse à l’appropriation a été bonne.
Quand tu es minorisé, on te force à te défaire de ta propre langue, de ton identité pour adhérer à celle du dominant. Et cela est la marche à suivre. Mais dès qu’un dominé s’avise de prendre la langue d’un autre dominé ou de s’en faire le porte-parole moral ou autre, c’est le rejet immédiat.
Il y a des exceptions. On n’a jamais reproché à Ti-Jean Carignan de violoner à l’irlandaise, ni aux soeurs McGarrigle de barauder leur génie à la canayenne… ni à la Bolduc de se déturluter le sauvageon !
Je ne sais pas où conduit tout le débat sur l’appropriation en cours au Québec et qui en établit les règles. Mais je sens que le Québec fait un effort terrible de désappropriation pour se départir de sa propre mémoire, de son accent… du métis réfractaire, du créole et du renégat qui dorment en lui. C’était là le drame de mon père, tension qu’il a voulu colmater par les hymnes bibliques baptistes parce que rien d’autre ne s’offrait à lui.
Quant à moi, si j’ai eu de la chance, c’est de sauter sur ma chance.
S’il est une chose que je sais et que je sens en tant qu’artiste interprète, c’est que je vis en constant besoin et en délit d’appropriation. Y compris par rapport à moi-même.
Dès que je suis en état de représentation comme l’exige toute performance, je suis en état d’appropriation d’un langage. Un langage artistique présumé exclusif et une interprétation présumée tout aussi exclusive.
Sauf que tout artiste, tout interprète n’est pas là pour l’exclusif qu’on peut lui attribuer, mais pour le déclusif.
Car il est impossible que le langage, le parlant-parlé aussi bien que le chantant-chanté, puisse se survivre à lui-même sans être partagé !