Religion, laïcité, théisme : le vrai débat français

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Connaître le passé pour comprendre le présent

Le 7 mai 1794, Maximilien Robespierre faisait décréter par la Convention, en vue de l’inscrire dans la nouvelle Constitution, que « le peuple français reconnaît l’existence de l’Être suprême et l’immortalité de l’âme ». Le 8 juin, il présidait à une grande fête nationale dédiée au Créateur, qui fut suivie avec enthousiasme à Paris et en province.



En rappelant ce projet controversé, cet article voudrait nourrir la réflexion sur la problématique française de la religion et de la laïcité, qui est au cœur d’une identité nationale en souffrance depuis plus de deux siècles. Le dilemme que cherchait à résoudre le culte civique de l’Être suprême – une idée et une terminologie de Rousseau – peut aujourd’hui se formuler ainsi : 1. l’athéisme quasi institutionnel est la caution publique du relativisme moral et de toutes les attaques contre la loi naturelle ; 2. la laïcité, au sens d’une neutralité contraignante envers les religions historiques, est le seul cadre garantissant la paix civile.


Accessoirement, cet article voudrait aussi rappeler, dans le sillage de Henri Guillemin [1], Jean Massin [2] et d’autres historiens, qu’il n’y a pas eu une, mais deux révolutions françaises : celle d’une bourgeoisie d’argent enivrée de sa nouvelle puissance, et celle du peuple aspirant à la justice sociale. La première, après s’être servie de la seconde, n’a pu la mater définitivement qu’en éliminant son chef incontesté, l’Incorruptible, après l’avoir « couvert, pendant quarante jours, du sang qu’ils versaient pour le perdre », selon la formule de Lamartine (c’est-à-dire en tuant simultanément l’homme et son nom). Cette droite libérale à tendance libertaire, parfaitement incarnée par Danton, avait comme allié objectif l’extrême gauche des Enragés déchristianiseurs.


En seconde partie, nous reproduisons de longs extraits des principaux discours de Robespierre sur la question religieuse. Donnons la parole à l’accusé !




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Robespierre
(Adélaïde Labille-Guiard, 1791)



Un choix civilisationnel



Afin de poser correctement les termes du débat, peut-on, pour commencer, s’accorder avec cette pensée de Robespierre que « le fondement unique de la société civile, c’est la morale », et avec cette autre que « la vertu est l’âme de la démocratie » ? Admettrons-nous, en conséquence, que la République vertueuse, celle où « toutes les âmes s’agrandissent », meurt avec le relativisme moral, et a besoin pour exister d’affirmer et d’inscrire dans son droit positif l’existence de principes moraux aussi immuables que la loi naturelle dont ils découlent ?


Si nous sommes d’accord sur ce point, l’est-on sur la question suivante : peut-on fonder une référence morale sans Dieu, en l’adossant à la simple idée d’une « loi naturelle », c’est-à-dire d’une « nature humaine » ? Que vaut cette idée si elle n’est pas associée à l’idée téléologique d’une finalité de l’homme sur terre, et donc d’une transcendance ? Autrement dit, le relativisme moral peut-il être combattu autrement que par l’affirmation de l’existence du Créateur ? Peut-on déclarer le caractère sacré de la vie, de l’amour, de la famille, de l’enfance, de la virilité et de la paternité, de la féminité et de la maternité, sans affirmer préalablement l’existence de Dieu et sa présence en chaque âme humaine ?


Comme Robespierre, je pense que cela est impossible. L’aspiration au bien public ne peut être amarrée rationnellement que sur la foi en Dieu, c’est-à-dire en une finalité de l’homme. Sans le postulat d’une réalité suprasensible, les notions même de « bien public » et d’ « élévation morale » sont sans fondement ; l’idée que la civilisation est désirable devient arbitraire ; le beau, le vrai et le bien sont relatifs et donc réversibles. La loi peut exister sans référence à la notion d’Absolu, mais non pas l’édification du « sens moral » en germe dans l’âme humaine. C’est en élevant sa pensée vers le divin que l’homme se développe moralement et donc civiquement. Telle était la conviction profonde de Robespierre : « L’idée de l’Être-Suprême et de l’immortalité de l’âme est un rappel continuel à la justice ; elle est donc sociale et républicaine. »


Se pose alors la troisième question, la plus difficile : Quelle forme précise l’État doit-il donner à sa proclamation théiste ? Doit-il, en France, se définir comme catholique, c’est-à-dire se placer sous le parrainage et l’autorité spirituelle d’une institution supranationale, ce qui reviendrait à souscrire au droit canonique imposé par le Vatican au XIIe siècle ? Ou bien doit-il au contraire, comme l’affirme Robespierre, affirmer sa neutralité, voire sa supériorité envers les religions historiques, pour se référer simplement à l’évidence d’une « religion naturelle et universelle » dont les trois piliers sont : l’existence de Dieu (le Créateur, l’Être suprême, le Grand Esprit, peu importe le nom), l’immortalité de l’âme (c’est-à-dire son essence incorporelle, sans se prononcer davantage sur son devenir), et le culte du bien public (associé dans l’esprit de Robespierre au patriotisme) ?


Comme Rousseau, Robespierre pensait que l’idée de Dieu était naturelle à l’homme, et qu’il incombait à l’État de la fortifier. Mais il croyait également que cette idée n’appartient à aucune religion en particulier, et qu’un État partisan d’un dogme et d’un clergé était incompétent dans sa mission d’assurer la paix sociale. Par conséquent : « Les dogmes de la religion civile doivent être simples, en petit nombre, énoncés avec précision, sans explications ni commentaires. » Les cultes particuliers doivent être tolérés et même protégés, mais surveillés par l’État.




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Érasme
(Quentin Metsys, 1517)



C’est ce que pensait déjà, bien avant Rousseau et Robespierre, Érasme de Rotterdam (1469-1536), qui se dépensa sans compter, en vain, pour préserver l’Europe des guerres de religions [3]. Son ami Thomas More (1478-1535) imagina, dans son Utopie, ou la meilleure forme de gouvernement (1516), un monde idéal où : « Les rites particuliers de chaque secte s’accomplissent dans la maison de chacun ; les cérémonies publiques s’accomplissent sous une forme qui ne les contredit en rien. » Les Utopiens, écrivait More, entretiennent une variété d’opinions sur les questions religieuses, mais ils s’accordent « sur l’existence d’un Être suprême, créateur et protecteur du monde », et leur religion civique n’accorde d’honneur qu’à Lui seul. Pour les penseurs du cercle d’Érasme, qu’on nomme « humanistes » (non pas parce qu’ils faisaient de l’homme la mesure de toutes choses, mais parce qu’ils remirent à l’honneur les « humanités », c’est-à-dire la culture gréco-latine), les divisions religieuses sont « les ruses de Satan » (titre d’un ouvrage de Giacomo Aconcio, 1565). Tout exclusivisme, c’est-à-dire l’idée que des hommes qui font le bien sont néanmoins damnés s’ils ne croient pas à tel dogme ou ne pratiquent pas tel rite, est immoral. Calomnié tant par les catholiques que par les protestants (il faut « l’écraser comme une punaise », dira Luther), mais aussi par les penseurs irréligieux précurseurs de l’athéisme moderne, Érasme échouera à convaincre les princes, et la destinée de l’Europe se trouvera dès lors déterminée par une série de schismes religieux meurtriers.


Tout comme à l’époque d’Érasme, l’Europe est aujourd’hui plongée dans une crise morale aggravée par des tensions religieuses explosives, lesquelles sont exacerbées à dessein par certains intérêts politiques (c’était également le cas au 15e siècle). Nos acquis civilisationnels les plus sacrés sont menacés. Que ces acquis soient en large partie ceux de la chrétienté, et que l’identité française soit inséparable de son histoire catholique est incontestable. Mais la capacité du catholicisme de les transmettre aujourd’hui est une autre question. L’histoire attend le dépassement dialectique de cette crise, et ce dépassement ne peut être impulsé par le catholicisme car celui-ci, après avoir engendré par son dogmatisme son antithèse l’athéisme, est incurablement moribond (sa situation n’est pas comparable avec celle de l’orthodoxie russe, pour des raisons que j’explique dans le chapitre 5 de mon livre Du Yahvisme au sionisme). En outre, la présence massive de l’islam en France, irréversible, interdit d’accorder au catholicisme un privilège autre que purement honorifique.


Dans un État officiellement théiste, libre au petit nombre des élus de croire que l’Être suprême reconnu par l’État est le Dieu de la Bible hébraïque, incarné ou non dans Jésus de Nazareth, ou qu’il a dit son dernier mot au caravanier Mahomet il y a quatorze siècles. On n’empêchera pas non plus quiconque de croire, et de dire, que ceux qui pensent autrement seront privés des récompenses célestes. Cependant, le culte civique de l’Être suprême doit réprouver cette idée comme immorale et contraire à l’unité organique de la nation.


C’est cette laïcité théiste que Robespierre a voulu fonder. Sa vision religieuse était indissociable de sa vision politique : Robespierre fut le défenseur infatigable du peuple contre les bourgeois spéculateurs qui s’étaient servi du peuple en 1789 pour arracher le pouvoir aux aristocrates, et qui craignaient que ce peuple, devenu incontrôlable, ne portât atteinte à la propriété privée, qu’ils eurent soin de déclarer officiellement « sacrée » (dernier article de la Déclaration des droits de l’homme). Robespierre les rassurent : « Âmes de boue ! qui n’estimez que l’or, je ne veux point toucher à vos trésors, quelque impure qu’en soit la source. » Mais il insiste pour mettre des limites à la propriété, interdire la spéculation sur les subsistances, etc. Ces bourgeois, qui forment le gros du parti Girondin, sont souvent voltairiens et athées. Or, pour Robespierre, « l’athéisme est aristocratique ; l’idée d’un grand Être, qui veille sur l’innocence opprimée, et qui punit le crime triomphant, est toute populaire ». C’est donc en tant que représentant du peuple que Robespierre défendait la religion naturelle contre le fanatisme athée autant que contre le fanatisme clérical. Il considérait l’athéisme comme une perversion symétrique de la superstition.



La religion de Robespierre



Robespierre est nourri des mêmes modèles antiques qu’Érasme. Comme lui, il admire la « secte sublime des stoïciens », à laquelle il fait référence dans son discours Sur les rapports des idées religieuses et morales avec les principes républicains (7 mai 1794). Mais Robespierre est surtout un disciple de Rousseau. On a dit de lui qu’il fut « Rousseau au pouvoir », comme Lénine fut « Marx au pouvoir » (en oubliant, il est vrai, que Rousseau ne croyait la démocratie possible que dans de petits pays – la Suisse, la Corse [4] – et n’aurait donc sans doute pas été « jacobin »).




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Jean-Jacques Rousseau
(Quentin de La Tour, 1753)



Rousseau, en tout cas, était « théiste », selon le terme consacré à l’époque. Cela signifie qu’il s’opposait à l’athéisme des encyclopédistes comme Voltaire ou Diderot (athéisme parfois euphémisé en « déisme » ou « panthéisme », niant toute relation personnelle avec Dieu), tout en plaçant la raison au-dessus de l’autorité de la Révélation et du dogme. Rousseau a surtout développé sa conception religieuse dans « La profession de foi du vicaire savoyard », un texte autonome au sein de L’Émile (1762), où il livre un exposé du « théisme ou de la religion naturelle que les chrétiens affectent de confondre avec l’athéisme ou l’irréligion qui en est l’exact opposé ». Dans le Contrat social, paru la même année, Rousseau place ses idées religieuses au centre de sa vision politique. Il pose les « dogmes positifs » suivants comme nécessaires et suffisants à l’intérêt public : « l’existence de la Divinité puissante, intelligente, bienfaisante, prévoyante et pourvoyante, la vie à venir, le bonheur des justes, le châtiment des méchants, la sainteté du contrat social et des lois ». Rousseau prône donc une « religion civile » fondée sur ces simples dogmes. Il disqualifie le « christianisme romain » comme religion d’État pour deux raisons : en tant que centre de pouvoir concurrent de l’État (« donnant aux hommes deux législations, deux chefs, deux patries, [il] les soumet à des devoirs contradictoires et les empêche de pouvoir être à la fois dévots et Citoyens »), et en tant que facteur de guerre civile (« il est impossible de vivre en paix avec des gens qu’on croit damnés »). Les dogmes catholiques sont un fatras inutile, écrit-il dans ses Lettres écrites de la montagne (1764) :
« Bien que le vrai christianisme soit une institution de paix, qui ne voit que le christianisme dogmatique ou théologique est, par la multitude et lʼobscurité de ses dogmes, surtout par lʼobligation de les admettre, un champ de bataille toujours ouvert entre les hommes. »


Robespierre est rousseauiste et hostile à la « secte des encyclopédistes » qui, rappelle-t-il, « déclamaient quelquefois contre le despotisme, et [qui] étaient pensionnés par les despotes ». Son idée de l’Être suprême est celle d’un Dieu personnel qui veille sur les hommes et les conduit « au bonheur par la route de la vertu ». Début 1792, lorsqu’un député l’accuse d’avoir calomnié Condorcet et avec lui les encyclopédistes, Robespierre répond que, si ces « académiciens » et ces « géomètres [...] ont combattu et ridiculisé les prêtres, ils n’en ont pas moins courtisé les grands et adoré les rois dont ils ont tiré un assez bon parti, et qui ne sait avec quel acharnement ils ont persécuté la vertu et le génie de la liberté dans la personne de ce Jean-Jacques, dont j’aperçois ici l’image sacrée, de ce vrai philosophe qui seul, à mon avis, entre tous les hommes célèbres de ce temps-là, mérita les honneurs publics, prostitués depuis par l’intrigue à des charlatans politiques et à de misérables héros [5] ».


Dans un discours qu’il fait imprimer en avril 1791, Robespierre remercie « l’éternelle Providence » qui a appelé les Français, « seuls depuis l’origine du monde, à rétablir sur la terre l’empire de la Justice et de la Liberté ». Le 26 mars 1792, sommé par le Girondin Élie Guadet de s’expliquer sur ses références de plus en plus fréquentes à l’action de « la Providence » dans l’histoire, il répond que « ce n’est pas induire les citoyens dans la superstition que de prononcer le nom de la Divinité », et il revendique le sentiment d’être soutenu par Dieu [6].
 
Robespierre fustige l’irréligion qui prévaut dans l’aristocratie et le haut clergé, avec des évêques comme Talleyrand qui se vantent de mentir tous les dimanches. Un fossé s’était creusé entre la hiérarchie cléricale et les curés de campagne. Parmi ces derniers, beaucoup s’étaient chargés de rédiger les cahiers de doléances des paysans. L’évêque contre-révolutionnaire Charles de Coucy, de la Rochelle, dira en 1797 que la Révolution fut « commencée par les mauvais prêtres [7] ». Ceux qu’il appelle ainsi sont au contraire, pour Robespierre, les « bons prêtres » dont le peuple des campagnes a besoin.


Robespierre se montrait inflexible contre les prêtres qui se soumirent au pape en refusant de prêter serment sur la Constitution civile du clergé (votée le 12 juillet 1790). Mais il s’opposa aussi jusqu’à son dernier souffle au projet de supprimer les fonds affectés au culte catholique en vertu de cette même Constitution civile. Il s’était également opposé au nouveau calendrier révolutionnaire, dont la semaine de dix jours servait, selon son inventeur Charles-Gilbert Romme, « à supprimer le dimanche ». Son intention n’était ni de détruire le culte catholique, ni de le préserver, mais de guider en douceur le peuple de la superstition et la soumission aux prêtres vers une foi simple et rationnelle. « Toute institution, écrit-il deux mois avant sa mort, toute doctrine qui console et qui élève les âmes doit être accueillie ; rejetez toutes celles qui tendent à les dégrader et à les corrompre. » Sur le plan religieux, Robespierre était un modéré et un pragmatique. Il renvoyait dos à dos le fanatisme clérical et le fanatisme anticlérical. Et il était soucieux de réconcilier les villes et les campagnes, car la déchristianisation était essentiellement un mouvement venu de Paris et de quelques autres grandes villes, et imposé aux campagnes par des représentants en mission.




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Fête de l’Être suprême du 8 juin 1794



C’est un autre contresens que de confondre le culte de l’Être suprême et le culte de la Raison. Ce dernier était d’inspiration athée et naturaliste ; même s’il fut teinté de théisme en bien des endroits, il fut à Paris l’arme des « Enragés » de la déchristianisation comme Pierre-Gaspard Chaumette, procureur de la Commune, ou Jacques-René Hébert, rédacteur du Père Duchesnes. Sous leur influence, le mouvement de déchristianisation se déchaîne en novembre 1793. La Convention elle-même décrète la fermeture de toutes les églises de Paris, ou leur transformation en « Temples de la Raison » ; on grave sur les portes des cimetières : « La mort est un éternel sommeil. »


Robespierre combat ces initiatives et attaque « ces hommes qui n’ont eu d’autre mérite que celui de se parer d’un zèle antireligieux », de « jeter parmi nous le trouble et la discorde » (Club des Jacobins, 21 novembre 1793). Dans son discours à la Convention nationale du 15 frimaire (5 décembre 1793), il rappelle que la République a été fondée « sous les auspices » du Grand Être suprême (mentionné dans le préambule de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 26 août 1789). Et il accuse les déchristianiseurs de faire le jeu de la contre-révolution. En effet, « des puissances étrangères hostiles soutiennent la déchristianisation de la France comme une politique poussant la France rurale au conflit avec la République pour des raisons religieuses et recrutant ainsi des armées contre la République en Vendée et en Belgique ». En instrumentalisant la violence des extrémistes de l’athéisme militant, ces puissances étrangères et leurs alliés contre-révolutionnaires ont deux objets : « Le premier de recruter la Vendée, d’aliéner les peuples de la nation française et d’employer la philosophie à la destruction de la liberté ; le second, de troubler dans l’intérieur la tranquillité publique, et de distraire tous les esprits, quand il est nécessaire de les recueillir pour asseoir les fondements inébranlables de la Révolution. »


Les robespierristes viendront à bout des hébertistes. Après avoir échoué dans un projet d’insurrection contre la Convention, Chaumette sera arrêté, jugé et exécuté pour « conspiration contre la République » et pour avoir « cherché à anéantir toute espèce de morale, effacer toute idée de divinité et fonder le gouvernement français sur l’athéisme ». Il fut également accusé d’être un agent de l’Angleterre. En mai 1794, Robespierre ordonne d’effacer la mention « Temple de la Raison » (ou toutes dénominations similaires) du portique des églises et de graver à la place : « Le peuple français reconnaît l’existence de lʼÊtre suprême et l’immortalité de l’âme. » Le 8 juin, le franc succès de la Fête de l’Être suprême consacre la victoire fragile de Robespierre sur l’athéisme profanateur des Enragés.


D’une manière générale, le culte de l’Être suprême fut accueilli avec enthousiasme dans la plupart des régions de France. Le peuple français était las de la guerre civile et désireux de se réconcilier sous l’auspice de Dieu. Malheureusement, la Fête de l’Être suprême ne marqua pas la fin de la Terreur, au contraire : deux jours après, la loi du 22 prairial (10 juin 1794) accélérait le jugement des suspects de conspiration contre la République et ouvrait la brève période de ce qu’on nommera la Grande Terreur (17 000 guillotinés environ en six semaines). La responsabilité de Robespierre est un sujet débattu, car durant ces six semaines, il est absent des Comités, probablement malade. Dans son ultime discours, la veille de sa mort, il dénonça une machination destinée à le perdre en faisant couler le sang en son nom : « Est-il vrai que l’on ait colporté des listes odieuses où l’on désignait pour victimes un certain nombre de membres de la Convention, et qu’on prétendait être l’ouvrage du Comité de salut public et ensuite le mien ? » Napoléon confirme ses accusations, estimant que « Robespierre fut le vrai bouc émissaire de la Révolution ». Cette thèse, étayée également par Lamartine, est défendue par certains historiens modernes, qu’on pourrait qualifier de « révisionnistes » par rapport à l’histoire consensuelle dérivée de la propagande thermidorienne [8].


Il est certain en tout cas que la politique religieuse de Robespierre pesa grandement dans les motivations du complot des Thermidoriens et qu’ils s’en servirent dans leur campagne contre « le tyran », accusé d’aspirer à la fonction de Grand Pontife. Il est significatif que Robespierre consacra l’un de ses derniers grands discours aux « rapports des idées religieuses et morales avec les principes républicains » (7 mai 1794). S’il n’oubliait pas d’évoquer les tyrans et leurs complices qui « font des lois contre le vol, lorsqu’ils envahissent la fortune publique », il s’en prenait surtout aux révolutionnaires qui se sont crus missionnés pour annoncer au peuple « que la Divinité n’existe pas » et « qu’une force aveugle préside à ses destinées et frappe au hasard le crime et la vertu ». Ceux qui veulent ainsi « désespérer le malheur, réjouir le vice, attrister la vertu, dégrader l’humanité », sont les mêmes qui veulent « armer les riches contre le peuple ».


Robespierre écrivit la veille de sa mort, s’adressant rhétoriquement à Chaumette : « Non, Chaumette, non, la mort n’est pas un sommeil éternel. Citoyens, effacez des tombeaux cette maxime gravée par des mains sacrilèges, qui jette un crêpe funèbre sur la nature, qui décourage l’innocence opprimée, et qui insulte à la mort ; gravez-y plutôt celle-ci : La mort est le commencement de l’immortalité. »




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Buste de Robespierre
(Claude-André Deseine, 1791)





TEXTES CHOISIS





Robespierre, intervention aux Jacobins sur la Providence,
26 mars 1792



En mars 1792, le président de l’Assemblée législative Élie Guadet s’opposa à l’envoi aux sociétés patriotiques d’une adresse de Robespierre sous le prétexte suivant :



« J’ai entendu souvent, dans cette adresse, répéter le mot Providence, je crois même qu’il y est dit que la Providence nous a sauvés malgré nous. J’avoue que, ne voyant aucun sens à cette idée, je n’aurais jamais pensé qu’un homme qui a travaillé avec tant de courage, pendant trois ans, pour tirer le peuple de l’esclavage du despotisme, pût concourir à le remettre ensuite sous l’esclavage de la superstition. »



Robespierre répondit ainsi :



« La superstition, il est vrai, est un des appuis du despotisme, mais ce n’est pas induire les citoyens dans la superstition que de prononcer le nom de la Divinité. […] Je soutiens, moi, ces éternels principes sur lesquels s’étaie la faiblesse humaine pour s’élancer à la vertu. Ce n’est point un vain langage dans ma bouche, pas plus que dans celle de tous les hommes illustres qui n’en avaient pas moins de morale, pour croire à l’existence de Dieu. […]


Oui, invoquer la Providence et émettre l’idée de l’Être éternel qui influe essentiellement sur les destins des nations, qui me parait à moi veiller d’une manière toute particulière sur la révolution française, n’est point une idée trop hasardée, mais un sentiment de mon cœur, un sentiment qui m’est nécessaire à moi, qui, livré dans l’Assemblée constituante à toutes les passions et à toutes les viles intrigues, et environné de si nombreux ennemis, me suis toujours soutenu. Seul avec mon âme, comment aurais-je pu suffire à des luttes qui sont au-dessus de la force humaine, si je n’avais point élevé mon âme à Dieu [9 ? »



Robespierre, « Rapport contre le philosophisme et pour la liberté des cultes »,
1er frimaire an II (21 novembre 1793)



Dans ce discours qui marque le coup d’arrêt à la déchristianisation, Robespierre s’insurge contre les grotesques cultes de la Raison institués dans les églises par les fanatiques athées qu’on désigna comme les « Exagérés », puis comme les « Enragés » :



« De quel droit viendraient-ils troubler la liberté des cultes, au nom de la liberté, et attaquer le fanatisme par un fanatisme nouveau ? De quel droit feraient-ils dégénérer les hommages solennels rendus à la vérité pure, en des farces éternelles et ridicules ? Pourquoi leur permettrait-on de se jouer ainsi de la dignité du peuple, et d’attacher les grelots de la folie au sceptre même de la philosophie ? 


On a supposé qu’en accueillant des offrandes civiques, la Convention avait proscrit le culte catholique. Non, la Convention n’a point fait cette démarche téméraire : la Convention ne la fera jamais. Son intention est de maintenir la liberté des cultes, qu’elle a proclamée, et de réprimer en même temps tous ceux qui en abuseraient pour troubler l’ordre public ; elle ne permettra pas qu’on persécute les ministres paisibles du culte, et elle les punira avec sévérité toutes les fois qu’ils oseront se prévaloir de leurs fonctions pour tromper les citoyens et pour armer les préjugés ou le royalisme contre la république. On a dénoncé des prêtres pour avoir dit la messe : ils la diront plus longtemps, si on les empêche de la dire. Celui qui veut les empêcher est plus fanatique que celui qui dit la messe.


Il est des hommes qui veulent aller plus loin ; qui, sous le prétexte de détruire la superstition, veulent faire une sorte de religion de l’athéisme lui-même. Tout philosophe, tout individu peut adopter là-dessus l’opinion qu’il lui plaira. Quiconque voudrait lui en faire un crime est un insensé ; mais l’homme public, mais le législateur serait cent fois plus insensé qui adopterait un pareil système. La Convention nationale l’abhorre. La Convention n’est point un faiseur de livres, un auteur de systèmes métaphysiques, c’est un corps politique et populaire, chargé de faire respecter, non seulement les droits, mais le caractère du peuple français. Ce n’est point en vain qu’elle a proclamé la déclaration des droits de l’homme en présence de l’Être suprême ! / On dira peut-être que je suis un esprit étroit, un homme à préjugés ; que sais-je, un fanatique. J’ai déjà dit que je ne parlais ni comme un individu, ni comme un philosophe systématique, mais comme un représentant du peuple.


J’ai déjà dit que je ne parlais, ni comme un individu, ni comme un philosophe systématique, mais comme un représentant du peuple. L’athéisme est aristocratique ; l’idée d’un grand être, qui veille sur l’innocence opprimée, et qui punit le crime triomphant, est toute populaire. […]


Je parle dans une tribune où l’impudent Guadet osa me faire un crime d’avoir prononcé le mot de providence. Et dans quel temps ! lorsque le cœur ulcéré de tous les crimes dont nous étions les témoins et les victimes ; lorsque versant des larmes amères et impuissantes sur la misère du peuple éternellement trahi, éternellement opprimé, je cherchais à m’élever au dessus de la tourbe impure des conspirateurs dont j’étais environné, en invoquant contre eux la vengeance céleste, au défaut de la foudre populaire. Ce sentiment est gravé dans tous les cœurs sensibles et purs ; il anime dans tous les temps les plus magnanimes défenseurs de la liberté. Aussi longtemps qu’il existera des tyrans, il sera une consolation douce au cœur des opprimés ; et si jamais la tyrannie pouvait renaître parmi nous, quelle est l’âme énergique et vertueuse qui n’appellerait point en secret, de son triomphe sacrilège, à cette éternelle justice, qui semble avoir écrit dans tous les cœurs l’arrêt de mort de tous les tyrans. Il me semble du moins que le dernier martyr de la liberté exhalerait son âme avec un sentiment plus doux, en se reposant sur cette idée consolatrice. Ce sentiment est celui de l’Europe et de l’univers, c’est celui du peuple français. Ce peuple n’est attaché ni aux prêtres, ni à la superstition, ni aux cérémonies religieuses ; il ne l’est qu’au culte en lui-même, c’est-à-dire à l’idée d’une puissance incompréhensible, l’effroi du crime et le soutien de la vertu, à qui il se plaît à rendre des hommages qui sont autant d’anathèmes contre l’injustice et contre le crime triomphant.


Si le philosophe peut attacher sa moralité à d’autres bases, gardons-nous néanmoins de blesser cet instinct sacré et ce sentiment universel des peuples. Quel est le génie qui puisse en un instant remplacer, par ses inventions, cette grande idée protectrice de l’ordre social et de toutes les vertus privées ?


Ne voyez-vous pas le piège que nous tendent les ennemis de la république et les lâches émissaires des tyrans étrangers ? En présentant comme l’opinion générale les travers de quelques individus, et leur propre extravagance, ils voudraient nous rendre odieux à tous les peuples, pour affermir les trônes chancelants des scélérats qui les oppriment. Quel est le temps qu’ils ont choisi pour ces machinations ? Celui où les armées combinées ont été vaincues ou repoussées par le génie républicain ; celui où ils veulent étouffer les murmures des peuples fatigués ou indignés de leur tyrannie ; celui où ils pressent les nations neutres et alliées de la France de se déclarer contre nous. Les lâches ne veulent que réaliser toutes les calomnies grossières dont l’Europe entière reconnaissait l’impudence, et repousser de vous, par les préjugés ou par les opinions religieuses, ceux que la morale et l’intérêt commun attiraient vers la cause sublime et sainte que nous défendons.
Je le répète : nous n’avons plus d’autre fanatisme à craindre que celui des hommes immoraux, soudoyés par les cours étrangères pour réveiller le fanatisme, et pour donner à notre révolution le vernis de l’immoralité, qui est le caractère de nos lâches et féroces ennemis. »



Robespierre, « Discours au peuple réuni pour la Fête de l’Être suprême »,
20 prairial an II (8 juin 1794)



À la fête de lʼÊtre suprême, une statue de l’athéisme fut immolée, laissant apparaître la Sagesse (dans une mise en scène du peinte David). On chanta des hymnes dédiés à la divinité. En programmant cette fête nationale le jour de la Fête-Dieu, Robespierre plaçait son action dans le même processus historique que les évêques chrétiens des premiers siècles qui superposèrent Noël et la Saint-Jean sur les fêtes païennes des solstices.



« Français républicains, il est enfin arrivé ce jour à jamais fortuné que le peuple français consacre à l’Être-Suprême ! Jamais le monde qu’il a créé ne lui offrit un spectacle aussi digne de ses regards. Il a vu régner sur la terre la tyrannie, le crime et l’imposture : il voit dans ce moment une nation entière aux prises avec tous les oppresseurs du genre humain, suspendre le cours de ses travaux héroïques pour élever sa pensée et ses vœux vers le grand Être qui lui donna la mission de les entreprendre et la force de les exécuter !


N’est-ce pas lui dont la main immortelle, en gravant dans le cœur de l’homme le code de la justice et de l’égalité, y traça la sentence de mort des tyrans ? N’est-ce pas lui qui, dès le commencement des temps, décréta la république, et mit à l’ordre du jour, pour tous les siècles et pour tous les peuples, la liberté, la bonne foi et la justice ? Il n’a point créé les rois pour dévorer l’espèce humaine ; il n’a point créé les prêtres pour nous atteler comme de vils animaux au char des rois, et pour donner au monde l’exemple de la bassesse, de l’orgueil, de la perfidie, de l’avarice, de la débauche et du mensonge ; mais il a créé l’univers pour publier sa puissance ; il a créé les hommes pour s’aider, pour s’aimer mutuellement, et pour arriver au bonheur par la route de la vertu.


C’est lui qui plaça dans le sein de l’oppresseur triomphant le remords et l’épouvante, et dans le cœur de l’innocent opprimé le calme et la fierté ; c’est lui qui force l’homme juste à haïr le méchant, et le méchant à respecter l’homme juste ; c’est lui qui orna de pudeur le front de la beauté pour l’embellir encore ; c’est lui qui fait palpiter les entrailles maternelles de tendresse et de joie ; c’est lui qui baigne de larmes délicieuses les yeux du fils pressé contre le sein de sa mère ; c’est lui qui fait taire les passions les plus impérieuses et les plus tendres devant l’amour sublime de la patrie ; c’est lui qui a couvert la nature de charmes, de richesses et de majesté. Tout ce qui est bon est son ouvrage, ou c’est lui-même : le mal appartient à l’homme dépravé qui opprime ou qui laisse opprimer ses semblables.


L’auteur de la nature avait lié tous les mortels par une chaîne immense d’amour et de félicité : périssent les tyrans qui ont osé la briser !


Français républicains, c’est à vous de purifier la terre qu’ils ont souillée, et d’y rappeler la justice qu’ils en ont bannie ! La liberté et la vertu sont sorties ensemble du sein de la Divinité : l’une ne peut séjourner sans l’autre parmi les hommes. Peuple généreux, veux-tu triompher de tous tes ennemis ? Pratique la justice, et rends à la Divinité le seul culte digne d’elle. Peuple, livrons-nous aujourd’hui sous ses auspices aux transports d’une pure allégresse ! Demain, nous combattrons encore les vices et les tyrans ; nous donnerons au monde l’exemple des vertus républicaines, et ce sera l’honorer encore ! »



Robespierre, « Sur les rapports des idées religieuses et morales avec les principes républicains », 18 floréal an II (7 mai 1794)



Il est sans doute significatif que Robespierre ne dévoile complètement ses idées religieuses que dans l’un de ses tout derniers discours, un mois et demi avant sa mort.



« […] Le vice et la vertu font les destins de la terre : ce sont les deux génies opposés qui se la disputent. La source de l’un et de l’autre est dans les passions de l’homme : selon la direction qui est donnée à ses passions, l’homme s’élève jusqu’aux cieux ou s’enfonce dans des abîmes fangeux ; or le but de toutes les institutions sociales, c’est de le diriger vers la justice, qui est à la fois le bonheur public et le bonheur privé.


Le fondement unique de la société civile, c’est la morale. […] À quoi se réduit donc cette science mystérieuse de la politique et de la législation ? À mettre dans les lois et dans l’administration les vérités morales reléguées dans les livres des philosophes, et à appliquer à la conduite des peuples les notions triviales de probité que chacun est forcé d’adopter pour sa conduite privée, c’est-à-dire à employer autant d’habileté à faire régner la justice que les gouvernements en ont mis jusqu’ici à être injustes impunément ou avec bienséance. […]


Toute institution, toute doctrine qui console et qui élève les âmes doit être accueillie ; rejetez toutes celles qui tendent à les dégrader et à les corrompre. Ranimez, exaltez tous les sentiments généreux et toutes les grandes idées morales qu’on a voulu éteindre ; rapprochez par le charme de l’amitié et par le lien de la vertu les hommes qu’on a voulu diviser. Qui donc t’a donné la mission d’annoncer au peuple que la Divinité n’existe pas, ô toi qui te passionnes pour cette aride doctrine, et qui ne te passionnas jamais pour la patrie ? Quel avantage trouves-tu à persuader à l’homme qu’une force aveugle préside à ses destinées et frappe au hasard le crime et la vertu ; que son âme n’est qu’un souffle léger qui s’éteint aux portes du tombeau ?


L’idée de son néant lui inspirera-t-elle des sentiments plus purs et plus élevés que celle de son immortalité ? Lui inspirera-t-elle plus de respect pour ses semblables et pour lui-même, plus de dévouement pour la patrie, plus d’audace à braver la tyrannie, plus de mépris pour la mort ou pour la volupté ? Vous qui regrettez un ami vertueux, vous aimez à penser que la plus belle partie de lui-même a échappé au trépas ! Vous qui pleurez sur le cercueil d’un fils ou d’une épouse, êtes-vous consolés par celui qui vous dit qu’il ne reste plus d’eux qu’une vile poussière ? Malheureux qui expirez sous les coups d’un assassin, votre dernier soupir est un appel à la justice éternelle ! L’innocence sur l’échafaud fait pâlir le tyran sur son char de triomphe : aurait-elle cet ascendant, si le tombeau égalait l’oppresseur et l’opprimé ? Malheureux sophiste ! de quel droit viens-tu arracher à l’innocence le sceptre de la raison pour le remettre dans les mains du crime, jeter un voile funèbre sur la nature, désespérer le malheur, réjouir le vice, attrister la vertu, dégrader l’humanité ? Plus un homme est doué de sensibilité et de génie, plus il s’attache aux idées qui agrandissent son être et qui élèvent son cœur, et la doctrine des hommes de cette trempe devient celle de l’univers. Eh ! comment ces idées ne seraient-elles point des vérités ? Je ne conçois pas du moins comment la nature aurait pu suggérer à l’homme des fictions plus utiles que toutes les réalités, et si l’existence de Dieu, si l’immortalité de l’âme n’étaient que des songes, elles seraient encore la plus belle de toutes les conceptions de l’esprit humain.


Je n’ai pas besoin d’observer qu’il ne s’agit pas ici de faire le procès à aucune opinion philosophique en particulier, ni de contester que tel philosophe peut être vertueux, quelles que soient ses opinions, et même en dépit d’elles, par la force d’un naturel heureux ou d’une raison supérieure ; il s’agit de considérer seulement l’athéisme comme national, et lié à un système de conspiration contre la république.


Eh ! que vous importent à vous, législateurs, les hypothèses diverses par lesquelles certains philosophes expliquent les phénomènes de la nature ? Vous pouvez abandonner tous ces objets à leurs disputes éternelles ; ce n’est ni comme métaphysiciens ni comme théologiens que vous devez les envisager : aux yeux du législateur, tout ce qui est utile au monde et bon dans la pratique est la vérité.


L’idée de l’Être-Suprême et de l’immortalité de l’âme est un rappel continuel à la justice ; elle est donc sociale et républicaine. (On applaudit.) La nature a mis dans l’homme le sentiment du plaisir et de la douleur, qui le force à fuir les objets physiques qui lui sont nuisibles, et à chercher ceux qui lui conviennent. Le chef-d’œuvre de la société serait de créer en lui pour les choses morales un instinct rapide qui, sans le secours tardif du raisonnement, le portât à faire le bien et à éviter le mal ; car la raison particulière de chaque homme égaré par ses passions n’est souvent qu’un sophiste qui plaide leur cause, et l’autorité de l’homme peut toujours être attaquée par l’amour-propre de l’homme. Or, ce qui produit ou remplace cet instinct précieux, ce qui supplée à l’insuffisance de l’autorité humaine, c’est le sentiment religieux qu’imprime dans les âmes l’idée de la sanction donnée aux préceptes de la morale par une puissance supérieure à l’homme : ainsi je ne sache pas qu’aucun législateur se soit jamais avisé de nationaliser l’athéisme.


Je sais que les plus sages mêmes d’entre eux se sont permis de mêler à la vérité quelques fictions, soit pour frapper l’imagination des peuples ignorants, soit pour les attacher plus fortement à leurs institutions ; Lycurgue et Solon eurent recours à l’autorité des oracles, et Socrate lui-même, pour accréditer la vérité parmi ses concitoyens, se crut obligé de leur persuader qu’elle lui était inspirée par un génie familier. Vous ne conclurez pas de là sans doute qu’il faille tromper les hommes pour les instruire, mais seulement que vous êtes heureux de vivre dans un siècle et dans un pays dont les lumières ne vous laissent d’autre tâche à remplir que de rappeler les hommes à la nature et à la vérité.


Vous vous garderez bien de briser le lien sacré qui les unit à l’auteur de leur être : il suffit même que cette opinion ait régné chez un peuple pour qu’il soit dangereux de la détruire, car les motifs des devoirs et les bases de la moralité s’étant nécessairement liés à cette idée, l’effacer c’est démoraliser le peuple. Il résulte du même principe qu’on ne doit jamais attaquer un culte établi qu’avec prudence et avec une certaine délicatesse, de peur qu’un changement subit et violent ne paraisse une atteinte portée à la morale, et une dispense de la probité même. Au reste, celui qui peut remplacer la Divinité dans le système de la vie sociale est à mes yeux un prodige de génie ; celui qui, sans l’avoir remplacée, ne songe qu’à la bannir de l’esprit des hommes me paraît un prodige de stupidité ou de perversité. […]


Dès longtemps les observateurs éclairés pouvaient apercevoir quelques symptômes de la révolution actuelle : tous les événements importants y tendaient ; les causes mêmes des particuliers susceptibles de quelque éclat s’attachaient à une intrigue politique ; les hommes de lettres renommés, en vertu de leur influence sur l’opinion, commençaient à en obtenir quelqu’une dans les affaires ; les plus ambitieux avaient formé dès lors une espèce de coalition qui augmentait leur importance ; ils semblaient s’être partagés en deux sectes, dont l’une défendait bêtement le clergé et le despotisme : la plus puissante et la plus illustre était celle qui fut connue sous le nom d’encyclopédistes. Elle renfermait quelques hommes estimables, et un plus grand nombre de charlatans ambitieux ; plusieurs de ses chefs étaient devenus des personnages considérables dans l’État : quiconque ignorerait son influence et sa politique n’aurait pas une idée complète de la préface de notre révolution. Cette secte, en matière de politique, resta toujours au-dessous des droits du peuple ; en matière de morale, elle alla beaucoup au-delà des préjugés religieux : ses coryphées déclamaient quelquefois contre le despotisme, et ils étaient pensionnés par les despotes ; ils faisaient tantôt des livres contre la cour, et tantôt des dédicaces aux rois, des discours pour les courtisans et des madrigaux pour les courtisanes ; ils étaient fiers dans leurs écrits, et rampants dans les antichambres. Cette secte propagea avec beaucoup de zèle l’opinion du matérialisme, qui prévalut parmi les grands et parmi les beaux-esprits ; on lui doit en grande partie cette espèce de philosophie pratique qui, réduisant l’égoïsme en système, regarde la société humaine comme une guerre de ruse, le succès comme la règle du juste et de l’injuste, la probité comme une affaire de goût ou de bienséance, le monde comme le patrimoine des fripons adroits. J’ai dit que ses coryphées étaient ambitieux : les agitations qui annonçaient un grand changement dans l’ordre politique des choses avaient pu étendre leurs vues ; on a remarqué que plusieurs d’entre eux avaient des liaisons intimes avec la maison d’Orléans, et la constitution anglaise était, suivant eux, le chef-d’œuvre de la politique, le maximum du bonheur social.


Parmi ceux qui au temps dont je parle se signalèrent dans la carrière des lettres et de la philosophie, un homme [Jean-Jacques Rousseau], par l’élévation de son âme et par la grandeur de son caractère, se montra digne du ministère de précepteur du genre humain : il attaqua la tyrannie avec franchise ; il parla avec enthousiasme de la Divinité ; son éloquence mâle et probe peignit en traits de flamme les charmes de la vertu ; elle défendit ces dogmes consolateurs que la raison donne pour appui au cœur humain : la pureté de sa doctrine, puisée dans la nature et dans la haine profonde du vice, autant que son mépris invincible pour les sophistes intrigants qui usurpaient le nom de philosophes, lui attira la haine et la persécution de ses rivaux et de ses faux amis. Ah ! s’il avait été témoin de cette révolution, dont il fut le précurseur, et qui l’a porté au Panthéon, qui peut douter que son âme généreuse eût embrassé avec transport la cause de la justice et de l’égalité ? Mais qu’ont fait pour elle ses lâches adversaires ? Ils ont combattu la Révolution dès le moment qu’ils ont craint qu’elle n’élevât le peuple au-dessus de toutes les vanités particulières ; les uns ont employé leur esprit à frelater les principes républicains et à corrompre l’opinion publique : ils se sont prostitués aux factions, et surtout au parti d’Orléans ; les autres se sont renfermés dans une lâche neutralité. Les hommes de lettres, en général, se sont déshonorés dans cette Révolution, et, à la honte éternelle de l’esprit, la raison du peuple en a fait seule tous les frais.


Hommes petits et vains, rougissez, s’il est possible ! Les prodiges qui ont immortalisé cette époque de l’histoire humaine ont été opérés sans vous et malgré vous ; le bon sens sans intrigue et le génie sans instruction ont porté la France à ce degré d’élévation qui épouvante votre bassesse et qui écrase votre nullité ! Tel artisan s’est montré habile dans la connaissance des droits de l’homme, quand tel faiseur de livres, presque républicain en 1788, défendait stupidement la cause des rois en 1793 ; tel laboureur répandait la lumière de la philosophie dans les campagnes, quand l’académicien Condorcet, jadis grand géomètre, dit-on, au jugement des littérateurs, et grand littérateur, au dire des géomètres, depuis conspirateur timide, méprisé de tous les partis, travaillait sans cesse à l’obscurcir par le perfide fatras de ses rhapsodies mercenaires.


Vous avez déjà été frappés sans doute de la tendresse avec laquelle tant d’hommes qui ont trahi leur patrie ont caressé les opinions sinistres que je combats. Que de rapprochements curieux peuvent s’offrir encore à nos esprits ! Nous avons entendu, qui croirait à cet excès d’impudeur ! nous avons entendu dans une société populaire le traître Guadet dénoncer un citoyen pour avoir prononcé le nom de la Providence ! Nous avons entendu, quelque temps après, Hébert en accuser un autre pour avoir écrit contre l’athéisme ! N’est-ce pas Vergniaud et Gensonné, qui en votre présence même, et à votre tribune, pérorèrent avec chaleur pour bannir du préambule de la constitution le nom de l’Être-Suprême, que vous y avez placé ? Danton, qui souriait de pitié aux mots de vertu, de gloire, de prospérité ; Danton, dont le système était d’avilir ce qui peut élever l’âme ; Danton qui était froid et muet dans les plus grands dangers de la liberté, parla après eux avec beaucoup de véhémence en faveur de la même opinion. D’où vient ce singulier accord de principes entre tant d’hommes qui paraissaient être si divisés ? Faut-il l’attribuer simplement au soin que prenaient les déserteurs de la cause du peuple de chercher à couvrir leur défection par une affectation de zèle contre ce qu’ils appelaient les préjugés religieux, comme s’ils avaient voulu compenser leur indulgence pour l’aristocratie et la tyrannie par la guerre qu’ils déclaraient à la Divinité ?


Non, la conduite de ces personnages artificieux tenait sans doute à des vues politiques plus profondes : ils sentaient que pour détruire la liberté, il fallait favoriser, par tous les moyens, tout ce qui tend à justifier l’égoïsme, à dessécher le cœur et à effacer l’idée de ce beau moral, qui est la seule règle sur laquelle la raison publique juge les défenseurs et les ennemis de l’humanité. Ils embrassaient avec transport un système qui, confondant la destinée des bons et des méchants, ne laisse entre eux d’autre différence que les faveurs incertaines de la fortune, ni d’autre arbitre que le droit du plus fort ou du plus rusé.


Vous tendez à un but bien différent ; vous suivrez donc une politique contraire. Mais ne craignons-nous pas de réveiller le fanatisme et de donner un avantage à l’aristocratie ? Non : si nous adoptons le parti que la sagesse indique, il nous sera facile d’éviter cet écueil.


Ennemis du peuple, qui que vous soyez, jamais la Convention nationale ne favorisera votre perversité ! Aristocrates, de quelques dehors spécieux que vous veuillez vous couvrir aujourd’hui, en vain chercheriez-vous à vous prévaloir de notre censure contre les auteurs d’une trame criminelle pour accuser les patriotes sincères que la seule haine du fanatisme peut avoir entraînés à des démarches indiscrètes ! Vous n’avez pas le droit d’accuser, et la justice nationale, dans ces orages excités par les factions, sait discerner les erreurs des conspirations ; elle saisira d’une main sûre tous les intrigants pervers, et ne frappera pas un seul homme de bien.


Fanatiques, n’espérez rien de nous ! Rappeler les hommes au culte de l’Être-Suprême, c’est porter le coup mortel au fanatisme. Toutes les fictions disparaissent devant la vérité, et toutes les folies tombent devant la raison. Sans contrainte, sans persécution, toutes les sectes doivent se confondre d’elles-mêmes dans la religion universelle de la nature. (On applaudit.)


Nous vous conseillerons donc de maintenir les principes que vous avez manifestés jusqu’ici. Que la liberté des cultes soit respectée, pour le triomphe même de la raison ; mais qu’elle ne trouble point l’ordre public, et qu’elle ne devienne point un moyen de conspiration. Si la malveillance contre-révolutionnaire se cachait sous ce prétexte, réprimez-la, et reposez-vous du reste sur la puissance des principes et sur la force même des choses.


Prêtres ambitieux, n’attendez donc pas que nous travaillions à rétablir votre empire ! Une telle entreprise serait même au dessus de notre puissance. (On applaudit.) Vous vous êtes tués vous-mêmes, et l’on ne revient pas plus à la vie morale qu’à l’existence physique.


Et d’ailleurs, qu’y a-t-il entre les prêtres et Dieu ? Les prêtres sont à la morale ce que les charlatans sont à la médecine. (Nouveaux applaudissements.) Combien le Dieu de la nature est différent du dieu des prêtres ! (Les applaudissements continuent.) Je ne connais rien de si ressemblant à l’athéisme que les religions qu’ils ont faites : à force de défigurer l’Être-Suprême, ils l’ont anéanti autant qu’il était en eux ; ils en ont fait tantôt un globe de feu, tantôt un roi : les prêtres ont créé un dieu à leur image ; ils l’ont fait jaloux, capricieux, avide, cruel, implacable ; ils l’ont traité comme jadis les maires du palais traitèrent les descendants de Clovis, pour régner sous son nom et se mettre à sa place : ils l’ont relégué dans le ciel comme dans un palais, et ne l’ont appelé sur la terre que pour demander à leur profit des dîmes, des richesses, des honneurs, des plaisirs et de la puissance. (Vifs applaudissements.) Le véritable prêtre de l’Être-Suprême, c’est la nature ; son temple, l’univers ; son culte, la vertu ; ses fêtes, la joie d’un grand peuple rassemblé sous ses yeux pour resserrer les doux nœuds de la fraternité universelle, et pour lui présenter l’hommage des cœurs sensibles et purs.


Prêtres, par quels titres avez-vous prouvé votre mission ? Avez-vous été plus justes, plus modestes, plus amis de la vérité que les autres hommes ? Avez-vous chéri l’égalité, défendu les droits des peuples, abhorré le despotisme et abattu la tyrannie ? C’est vous qui avez dit aux rois : Vous êtes les images de Dieu sur la terre ; c’est de lui seul que vous tenez votre puissance ; et les rois vous ont répondu : Oui, vous êtes vraiment les envoyés de Dieu ; unissons-nous pour partager les dépouilles et les adorations des mortels. Le sceptre et l’encensoir ont conspiré pour déshonorer le ciel et pour usurper la terre. (Applaudissements.)


Laissons les prêtres, et retournons à la divinité. (Applaudissements.) Attachons la morale à des bases éternelles et sacrées ; inspirons à l’homme ce respect religieux pour l’homme, ce sentiment profond de ses devoirs, qui est la seule garantie du bonheur social ; nourrissons-le par toutes nos institutions ; que l’éducation publique soit surtout dirigée vers ce but : vous lui imprimerez sans doute un grand caractère, analogue à la nature de notre gouvernement et à la sublimité des destinées de notre république ; vous sentirez la nécessité de la rendre commune et égale pour tous les Français. Il ne s’agit plus de former des messieurs, mais des citoyens ! La patrie a seule le droit d’élever ses enfants ; elle ne peut confier ce dépôt à l’orgueil des familles ni aux préjugés des particuliers, aliments éternels de l’aristocratie, et d’un fédéralisme domestique qui rétrécit les âmes en les isolant, et détruit avec l’égalité tous les fondements de l’ordre social. Mais ce grand objet est étranger à la discussion actuelle.


Il est cependant une sorte d’institution qui doit être considérée comme une partie essentielle de l’éducation publique, et qui appartient nécessairement au sujet de ce rapport ; je veux parler des fêtes nationales.


Rassemblez les hommes ; vous les rendrez meilleurs, car les hommes rassemblés chercheront à se plaire, et ils ne pourront se plaire que par les choses qui les rendent estimables. Donnez à leur réunion un grand motif moral et politique, et l’amour des choses honnêtes entrera avec le plaisir dans les cœurs, car les hommes ne se voient pas sans plaisir. »



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