On lisait, la semaine dernière, que Gaétan Barrette a hâte d'être en campagne électorale afin de défendre son bilan. Il a même averti des journalistes, avec le petit air menaçant qu'on lui connaît, qu'ils avaient le devoir de faire connaître «la vérité» concernant ce bilan.
Or, depuis que le gouvernement libéral a aboli le poste de Commissaire à la santé et au bien-être, et depuis que c'est le ministre de la Santé lui-même qui nomme et révoque tous les hauts dirigeants du réseau, la seule «vérité» qui circule est celle que M. Barrette veut bien faire entendre. En démocratie, c'est inacceptable. Je propose donc une perspective élargie.
M. Barrette semble particulièrement fier de mettre en avant l'augmentation du nombre de patients inscrits auprès d'un médecin de famille. Examinons donc les tenants et les aboutissants de ce «résultat», et tentons d'en cerner l'ampleur ainsi que les coûts.
Fouetter les paresseux
Commençons par examiner «l'idée» maîtresse de M. Barrette: les médecins de famille travailleraient trop peu. En réalité, s'il est vrai que les médecins de famille québécois font moins de prises en charge en cabinet, ils effectuent en contrepartie beaucoup plus de travail en hôpital que leurs collègues du ROC.
Autrement dit, avant la réforme Barrette, une grande partie des soins hospitaliers au Québec était prodiguée par des omnipraticiens – qui coûtent moins cher à former, et qu'on paye moins (pour un travail équivalent) que des spécialistes.
En plus, dans plusieurs endroits, des infirmières praticiennes – qui coûtent moins cher à former, et qu'on paye moins (pour un travail équivalent) que des médecins de famille – effectuent une part non négligeable de la prise en charge de patients.
Démoralisation des travailleurs
À la lumière de ces deux constats, on aurait pu saisir l'occasion de poursuivre et d'étendre une utilisation optimale des ressources.
Au lieu de cela, M. Barrette a choisi de rediriger les omnipraticiens vers la première ligne, confiant ainsi à des spécialistes des tâches dont s'acquittaient très bien ces généralistes. Ainsi, les omnipraticiens se retrouvent à accomplir plusieurs tâches qu'on aurait pu confier à des infirmières praticiennes compétentes.
La manière dont il a traité les gestionnaires et les technologues du réseau est d'ailleurs d'une brutalité aussi injustifiée qu'inouïe.
Ce manque d'égards pour les compétences réelles des différents professionnels est démoralisant pour tout le monde. Et la démoralisation des travailleurs est certainement le résultat le plus évident du passage de M. Barrette à la Santé. La manière dont il a traité les gestionnaires et les technologues du réseau est d'ailleurs d'une brutalité aussi injustifiée qu'inouïe.
L'inscription: procédure administrative
Ensuite, il faudrait connaître la nature et l'ampleur réelles des prétendus bienfaits de la réforme. Pour ce qui est de l'inscription auprès d'un médecin de famille, soulignons que cet indicateur n'est que cela: un indicateur. S'il est censé mesurer l'accès au système de santé, il ne peut cependant rien nous apprendre quant à la qualité des soins.
C'est l'accès au plateau technique qui constitue le véritable goulot d'étranglement.
Même pour ce qui est de l'accès, la preuve n'est – hélas! – pas faite que le médecin de famille constitue le goulot d'étranglement du réseau. Dans bien des cas, c'est l'accès au plateau technique (examens de laboratoire et d'imagerie, interventions spécialisées de toutes sortes) qui constitue le véritable goulot d'étranglement.
Concernant l'accès au plateau technique (imagerie et endoscopie), il est intéressant de noter que la diminution de l'attente enregistrée au cours des derniers mois est le résultat direct d'une injection massive de fonds consacrés à ces examens. Cette intervention, préconisée depuis longtemps par des groupes tels que Médecins québécois pour un régime public, n'a nullement été planifiée par l'actuel gouvernement.
Il s'agit plutôt de la réaction du gouvernement à la menace du fédéral de diminuer ses transferts en santé, si le Québec n'appliquait pas la loi interdisant les frais dits accessoires. En effet, la menace du fédéral ayant pris le gouvernement au dépourvu, elle a entraîné une diminution abrupte du nombre d'examens effectués au privé. La bonne nouvelle, c'est que le recours au public a permis d'effectuer un plus grand nombre d'examens et de mieux les prioriser, le tout à moindre coût pour les patients.
Il faut le souligner: c'est à son corps défendant que Gaétan Barrette s'est résigné à injecter de l'argent dans le réseau public, lui qui, il y a quelques mois seulement, affirmait devant des gens d'affaires qu'il faudrait modifier la loi sur la santé, celle qui, justement, interdit la surfacturation par les médecins.
Mais revenons à la première ligne. On affirme que l'objectif d'inscrire 85% des gens auprès d'un médecin de famille aurait été atteint dans la moitié des réseaux locaux de santé du Québec. Mais nous savons que le taux d'inscription est bien en deçà de la cible dans certains quartiers pauvres de Montréal, c'est-à-dire justement là où les besoins sont plus criants.
Nous savons aussi que dans bien des cas, l'inscription n'a que formalisé un état de fait: on a inscrit des patients qu'on suivait depuis longtemps. Finalement, dans le but d'atteindre son objectif électoral, le gouvernement a autorisé les médecins à inscrire des patients sans les voir. Tous ces faits démontrent que le lien entre l'inscription et l'accès n'est pas toujours direct.
Finalement, il ne faut pas oublier que les changements bénéfiques prennent toujours du temps à porter leurs fruits. Les améliorations qu'on enregistre quant à l'accès aujourd'hui sont le fruit d'initiatives complémentaires dont l'origine remonte à une époque bien antérieure à l'élection de M. Barrette: le regroupement des médecins de famille dans des GMF (créés par le Parti Québécois en 2002), l'augmentation du nombre de postes de résidence en médecine familiale, l'adoption croissante de «l'accès adapté», qui favorise les visites imprévues plutôt que les rendez-vous pris longtemps à l'avance...
L'ensemble de ces innovations était en train de donner des résultats. Avec ou sans les simagrées, qui ont fait plus de tort que de bien, de M. Barrette.
Un transfert massif de ressources financières et humaines
Ce que nous savons, aussi, c'est qu'afin de soutenir les médecins dans la quête de son objectif, le gouvernement a effectué un transfert massif de ressources humaines (infirmières, psychologues, travailleuses sociales) des hôpitaux et des CLSC vers les GMF (dont un grand nombre sont à but lucratif). Le résultat, c'est que les CLSC peinent à remplir leurs missions dans des secteurs clés tels que les soins à domicile. À cela, il faut ajouter le colossal transfert de ressources financières au profit des médecins, donc au détriment des autres postes de dépense du gouvernement.
À ces coûts directs reliés à l'inscription auprès d'un médecin, il faut ajouter l'occasion ratée de favoriser l'autonomie des infirmières.
À ces coûts directs reliés à l'inscription auprès d'un médecin, il faut ajouter l'occasion ratée, évoquée plus haut, de favoriser l'autonomie des infirmières et des autres professionnels de la santé dans le but d'améliorer l'accès.
En résumé, bien qu'il faille saluer l'amélioration réelle du sort de plusieurs patients, il faut réaliser que l'inscription est une formalité administrative et que son lien avec l'accès réel passe par une foule d'autres facteurs.
Bref, la réforme Barrette s'appuie sur des prémisses aussi fausses que mesquines, et propose des solutions bureaucratiques démoralisantes pour les travailleurs. Tout cela est en outre assorti d'un transfert de ressources au profit du privé à but lucratif. Voilà comment on appauvrit intellectuellement, moralement et financièrement une société. Et M. Barrette a le front d'être fier de pareils résultats. Misère!