Nous vous présentons ici un extrait de Passion politique, les mémoires de l'ancien premier ministre du Canada, Jean Chrétien. Le livre sera en librairie dès mardi.
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Dès le début de la campagne, mes conseillers m'avaient convaincu que je devais limiter ma participation, même si l'idée du profil bas allait à l'encontre de mon instinct politique et de ma personnalité compétitive. J'ai suivi leur conseil à contrecoeur, dans une large mesure parce que je ne voulais pas trop m'engager dans l'émotion du combat, comme je l'avais en fait en 1980, et j'ai accepté de circonscrire mon rôle parce que je me souvenais que Pierre Trudeau n'avait prononcé que trois ou quatre grands discours la dernière fois, alors pourquoi en faire plus? En outre, Daniel Johnson nous avait fait savoir très clairement qu'il ne voulait pas me voir trop souvent.
Le comité du NON, l'organisation parapluie menée, selon les règles du PQ, par le chef provincial de l'opposition, Daniel Johnson fils, ne se servait pas bien des libéraux fédéraux, quand il se servait d'eux. Bon nombre de nos organisateurs les plus solides et les plus efficaces ne cessaient de se plaindre à moi-même que personne ne les invitait à donner un coup de main; Jean Pelletier et Eddie Goldenberg estimaient qu'on les obligeait à accepter des compromis plus souvent qu'à leur tour; et le jour où je suis allé saluer les bénévoles du quartier général du NON à Montréal, j'ai constaté avec surprise que je ne connaissais presque personne. La place grouillait de libéraux provinciaux et de conservateurs fédéraux. D'ailleurs, Johnson donnait plus d'importance et d'attention à Jean Charest, le chef conservateur à Ottawa, qu'à Lucienne Robillard, l'ancienne ministre provinciale bien connue que j'avais persuadée de se présenter sous la bannière libérale fédérale à une élection partielle, plus tôt en février de cette année-là, et que j'avais nommée tout de suite ministre du Travail et représentante fédérale au sein du comité du NON, et tout cela, à la demande expresse de Johnson lui-même. Mais l'entourage de Johnson refusait même de communiquer à madame Robillard l'horaire quotidien du patron.
Arguments peu impressionnants
Lorsque j'ai partagé la tribune avec Charest et Johnson lors d'un ralliement des partisans du NON à Shawinigan le 6 octobre, je n'ai pas été très impressionné par les arguments que j'entendais il y a même eu une chicane parce que les organisateurs ne voulaient pas qu'on joue Ô Canada, mais rien à faire, il ne me restait qu'à ronger mon frein. C'était irritant à mort, d'autant plus qu'on allait me blâmer par après de ne pas en avoir assez fait.
L'un des plus grands obstacles que les séparatistes devaient surmonter était cette question très tangible de la partition du Québec. Soyons logique, si le Québec peut se séparer du Canada, pourquoi les régions anglophones ou les Premières Nations du nord du Québec ne pourraient-elles pas décider de rester dans le Canada? Et, abstraction faite de toute logique, l'image internationale des séparatistes aurait beaucoup souffert si 90% des minorités isolées avaient supplié le monde de leur permettre de rester au Canada. En fait, Jacques Parizeau avait eu beau annuler le projet de développement hydro-électrique de Grande Baleine afin de rallier l'appui des autochtones, les communautés indiennes et inuites du nord du Québec avaient organisé leur propre référendum et voté massivement en faveur du Canada. Mon ministre des Affaires indiennes, Ron Irwin, avait eu le courage d'aborder le sujet publiquement en mai 1994, et j'étais très satisfait de lui. «Les séparatistes vont devoir vivre avec cette vérité, Ron, lui avais-je dit pour le rassurer. Qui c'est qui dit qu'on peut diviser le Canada mais pas le Québec? Souviens-toi, le Québec de 1867 n'était qu'une petite partie de la province d'aujourd'hui. C'est Ottawa qui a lui a cédé les territoires du nord, qui appartenaient à la Couronne, en 1898 et en 1912, donc, en toute logique, ces territoires n'appartiennent au Québec que si celui-ci fait partie du Canada. Il faut sortir les Québécois de leur aveuglement et les faire réfléchir à deux fois aux conséquences de la séparation.»
Naturellement, les adeptes du OUI refusaient d'admettre ces conséquences, et même d'en discuter, dans l'espoir que, s'ils faisaient semblant de rien, le problème disparaîtrait de lui-même. Mais le comité de Johnson considérait le sujet comme trop provocant pour en parler durant la campagne, tout comme il tenait à cacher le drapeau canadien et limitait au minimum les mentions du Canada. Cette stratégie me fatiguait royalement, mais je me rassurais à la pensée que l'écart 55-45% en faveur du Canada tenait bon. Certains fédéralistes allaient même jusqu'à dire que nous pourrions même gagner avec 65%. Plus des trois quarts des Québécois étaient tannés d'entendre parler de ça; 84% d'entre eux jugeaient que d'autres sujets étaient plus importants et presque le tiers des Québécois qui comptaient voter OUI disaient aussi qu'ils voteraient OUI pour rester au Canada après. Il était sûr que notre cause bénéficiait aussi du fait que Jacques Parizeau n'avait rien de la chaleur, du charme ou du talent oratoire d'un René Lévesque. L'homme pouvait être assez agréable en personne, mais à la télévision ou sur une tribune, il avait l'air orgueilleux, imbu de lui-même et extrêmement pompeux. Par nature, il était plus technocrate que politique, plus aristocrate qu'homme du peuple, et ça paraissait. (...)
LE MONDE VIRE À L'ENVERS
Lucien Bouchard (Photo Archives La Presse)
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Lucien Bouchard
Photo Archives La Presse
(...) La situation a changé du tout au tout et le monde a viré à l'envers le samedi 7 octobre, au lendemain de notre ralliement à Shawinigan, avec la nomination-surprise de Lucien Bouchard au poste de «négociateur en chef» du partenariat promis dans la question référendaire. En fait, tout le monde le voyait bien, Jacques Parizeau venait de se faire tasser comme chef du OUI par un rival plus éloquent, plus charismatique et beaucoup plus populaire. Je dois admettre qu'au début je n'ai pas bien saisi cette stratégie. Je me disais que le fait de changer de chef au beau milieu d'une campagne est toujours un aveu de désespoir et qu'une telle initiative peut conduire à une débâcle encore plus cuisante. En 1988, par exemple, lorsque des libéraux influents m'avaient pressenti pour que j'assume la direction du parti au milieu même de la campagne électorale, j'avais refusé, en partie parce que l'idée de diriger une mutinerie ne m'enchantait pas, mais aussi parce que j'étais convaincu qu'il est impossible de faire virer de bord à mi-chemin un bateau qui coule. Ainsi, même dans mes rêves les plus fous, je n'aurais jamais imaginé que l'humiliation publique de Jacques Parizeau pouvait être autre chose qu'une bonne nouvelle pour le NON.
Je n'aurais jamais su non plus prédire ou maîtriser le phénomène bizarre qui a tout de suite été déclenché. Lucien Bouchard a quitté Ottawa pour Québec comme le prophète qui descend de la montagne pour guider son peuple vers la terre promise. Les foules accouraient à lui et le suppliaient de bénir le fleurdelysé, c'était à n'y rien comprendre, il fallait le voir pour le croire. Le miracle de sa guérison, conjugué à son talent oratoire, tout lui prêtait une auréole imperméable à la logique ou à la réalité. Il a par exemple déclaré dans un discours que les Québécois étaient «une des races blanches qui avaient le moins d'enfants», ce qui aurait valu à tout autre politicien du Canada une volée de bois vert, mais pas à lui, il s'en était sorti indemne. Il parlait de la magie d'un partenariat rapide et facile avec le reste du Canada comme si c'était presque chose faite. Rares étaient les journalistes qui prenaient la peine de réfléchir au phénomène ou de se demander si son discours avait la moindre substance, parce qu'ils s'amusaient comme des petits fous à couvrir ce tournant dramatique, et la perspective soudaine d'un démantèlement du Canada faisait vendre beaucoup de journaux. De mon côté, ma seconde intervention dans la campagne, soit le discours que j'ai prononcé devant la Chambre de commerce à Québec le 18 octobre, est passé presque inaperçue dans la province, alors que l'avertissement de Paul Martin à propos de l'incidence négative d'un OUI sur l'emploi a été jugé alarmiste à l'excès.
Le lendemain soir, John Rae m'a téléphoné pour me dire qu'un sondage de la veille révélait un changement soudain dans les intentions de vote: le OUI était désormais en avance, 54 à 46, et le camp du NON était en chute libre. Personne ne savait comment renverser la vapeur.
Éditions du Boréal 2007
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