Penser le Québec

« Quand le vent se lève »

La métamorphose des moutons en abeilles

Penser le Québec - Dominic Desroches

« Dans chaque cri d'effroi d'un mouton,

j'entends les chaînes forgées par l'esprit »
« La diligente abeille

n'a pas de temps pour la tristesse »
« Ton amitié m'a souvent fait souffrir ;

sois mon ennemi, au nom de l'amitié »
William BLAKE
***
Victimes de la duplicité de leur récit historique, les moutons québécois
se trouvent enfermés dans une logique qui mène au sacrifice. Ils sont prêts
à s’oublier eux-mêmes, à nier la complexité de la réalité, à éviter tout
conflit, pour faire vivre les autres. La seule possibilité de mettre fin à
l’ajournement qui caractérise la position du peuple est de connaître le
sursaut afin de réaliser le saut ultime vers la liberté. Et si le sursaut
se réalise, c’est-à-dire si les citoyens se réveillent et acceptent de
sortir de la cage, alors nous assisterons au renversement de la logique du
sacrifice.
Ce texte, qui couronne un cycle de réflexion sur le Québec, veut
expliquer ce qui se passera si le vent se lève, c’est-à-dire si le peuple
de moutons résistants choisit, avec effort, méthode et confiance, de sortir
de la cage pour se libérer. Notre thèse aboutit à l’idée que le mouton doit
changer sa manière de se percevoir lui-même s’il veut se libérer, s’il veut
quitter les ornières de la soumission qu’il est trop habitué d’emprunter.
Il doit accepter de se transformer, de se métamorphoser lui-même, sinon il
s’éteindra dans sa propre cage.
Le sursaut comme métamorphose
Si le mouton, divisé en son identité, continue de se voir en mouton,
habillé de laine et serviteur des autres, il périra ultimement en mouton.
Cela signifie qu’il doit apprendre à changer, psychologiquement d’abord,
l’image qu’il a de lui-même. Tant et aussi longtemps qu’il se concevra
comme un mammifère qui donne de la laine, comme un doux serviteur qui n’a
pas le droit à l’erreur, comme un porteur d’eau, alors il s’enfermera
toujours plus profondément dans sa cage. La réponse à cette situation
limite se trouve ici, dans "l’acceptation d’un refus". Qu’est-ce à dire ?

Il doit alors accepter de refuser l’image que les autres pensent qu’il
projette, il doit accepter de réagir contre ce qu’il pense qu’il est
lui-même, autrement dit il doit accepter de dire non. Ici, c’est
l’acceptation devant mener à un refus d’être ce qu’il n’est pas qui est le
premier signe d’un véritable sursaut. Le réveil correspond à l’acceptation
de la réalité et des conditions qu’elle entraîne sur l’avenir.
Le Québécois doit accepter de se concevoir comme un être collectif, comme
un membre parmi d’autres appartenant à une société plus large que lui. Il
doit se voir capable de travail et de rigueur, de force et de créativité.
Par sa détermination, il doit s’imaginer gagnant et accepter que les
gagnants doivent parfois dire non aux autres. Si le mouton québécois
parvient à oublier son passé, celui de la défaite de ses pères et de la
domestication qui s’ensuivit, alors il pourra sortir de sa condition de
second, d’auxiliaire, d’assistant ou de spectateur. À ce point décisif pour
sa survie, le mouton pacifique, qui est le symbole de l’animal domestique
prisonnier dans son enclos, doit accepter de se reconnaître dans un autre
animal capable de lui enseigner une autre forme de sagesse. Cet autre
animal est un insecte. Le mouton doit réussir à trouver l’image de son
propre destin dans celui de l’abeille, un petit insecte rapide,
travaillant, coopératif, producteur, autonome, voyageur et capable de se
défendre, la nuit comme le jour, contre les agresseurs.
De la métamorphose des moutons en abeilles
En effet les moutons, qui demeurent psychologiquement des enfants, ne
pourront quitter la cage que s’ils parviennent à se concevoir autrement.
Ils devront se concevoir comme des êtres volants, se reconnaître dans les
abeilles, tant et si parfaitement qu’ils deviendront progressivement des
abeilles eux-mêmes. C’est par la transformation des moutons en abeilles
qu’ils se donneront de nouvelles formes d’action. Sans conversion, sans
métamorphose en abeilles, les moutons ne pourront trouver les qualités leur
permettant de se donner un avenir et de quitter la cage, l’enclos qu’ils
habitent chez eux et qui rapporte souvent aux autres.
Abeilles, les Québécois se verront désormais comme des travailleurs unis.
Ils vivront pour leur collectivité en obéissant aux ordres d’un supérieur.
Capables d’économies, ils feront face à toutes les éventualités de la
nature. Ils sauront voler pour aller chercher à l’extérieur le meilleur
afin de le rapporter à la maison. Ils rapporteront le pollen, tout en
favorisant la pollinisation des fruits, afin de fabriquer du miel,
c’est-à-dire de l’or. Parmi les Québécois aillés, certains seront ouvriers,
d’autres sans doute seront gardiens et une (ou un) dirigera la cité.
Celle-ci s’appliquera à instaurer une politique de redistribution de la
richesse pour tous.
Les Québécois se reconnaîtront entre eux à leur sens de la
responsabilité, à leur solidarité et leur capacité de penser à la
collectivité. Et s’ils se sentent un jour menacés, telles des abeilles en
mission, ils se résigneront une fois pour toutes à piquer l’ennemi, et cela
au risque de perdre leur propre dard et de mourir ensuite, c’est-à-dire
après s’être infligé, au nom de la collectivité, une déchirure fatale à
l’abdomen. Devenues abeilles, la mort ne sera rien pour nous.
Du patriotisme
Si les moutons s’endettent pour faire profiter les autres de leur propre
laine, ils s’avèrent incapables de vivre réellement dans leur patrie.
Attirés par le profit rapide, les moutons vendent tout, y compris ce qu’ils
sont eux-mêmes en tant que force de travail. Ceux qui vendent tout n’ont
pas de maison ni de patrie, ils restent les jouets des acheteurs. Voilà en
gros pourquoi les moutons n’ont pas d’avenir. S’ils veulent survivre, ils
devront poursuivre leur métamorphose et s’accomplir comme abeilles afin de
se donner une nouvelle forme d’existence.
C’est que les abeilles acceptent de se subordonner à une tâche plus
grande que leur individualité. Depuis toujours, elles savent que la vie est
un cycle qu’il faut savoir interpréter suivant les saisons. Les abeilles,
qui n’ont pas le temps d’être tristes, sont les figures même du patriotisme
parce que si elles se sentent menacées, elles se sacrifieront, dans un
combat extrême, au nom de la patrie. Une abeille ne périt jamais la tête
basse, dans la position du repli –- si elle doit mourir, elle foncera dans
la mort en accord avec sa société. Quand le vent se lève, toutes les
abeilles, unies, prennent les armes pour défendre leur travail, leur
culture et leur patrie.
Sur la trahison
Si les moutons, en pleine concurrence les uns avec les autres pour savoir
qui donne le plus de laine et au prix de quelle sorte de soumission, se
dénoncent mutuellement, les abeilles ne connaissent pas le problème de la
trahison. N’ayant pas peur des loups, jamais les abeilles ne vendent les
secrets de la ruche. Qui veut prendre la ruche doit accepter de se mesurer
aux abeilles guerrières. Il se peut que l’amitié se transforme un jour en
conflit pour libérer la véritable amitié qui unit les peuples. Devenus
abeilles, les Québécois se battront pour leur patrie sans courir le risque
de la trahison, trahison qui reste l’œuvre basse de la duplicité qu’ils
auront réussi à surmonter en passant des moutons serviles aux abeilles
autonomes.
Et, à la fin, la plus belle abeille cachait en elle-même une oie blanche
Quand les moutons auront mis fin à la période de moutonnement et quitté
définitivement la cage, c’est-à-dire quand ils auront traversé le mur
invisible de leur passé, ils voleront en liberté. Mais cette liberté ne
sera définitivement acquise que lorsque qu’une abeille, l’un des meilleures
de la ruche, s’élevant toujours plus haut dans le ciel, se sera transformée
en oie blanche pour marquer la fin du cycle. C’est en migrant ou en
voyageant suivant les cycles que l’on comprendra la vanité des conflits qui
nous opposent les uns aux autres ici-bas. Quand l’ami devient ennemi et
nous libère nous-mêmes, la vie prend une tout autre signification. L’oie
blanche s’imposera comme le symbole ultime de la sortie hors de l’état de
conflit qui oppose les vieux frères ennemis.
Ce n’est qu’en aspirant à devenir nous-mêmes des oies blanches que l’on
comprendra finalement, vu d’en haut et loin de la cage que nous avons
quittée en abeilles, la folie de nos choix politiques. Si l’abeille œuvre,
travaille et pique, l’oie blanche vole, migre et exprime la vie au-delà des
confrontations politiques. Sagesse qui patiente en nous tous, Québécois,
l’oie blanche est l’idée qui sommeille en nous lorsque nous voulons nous
affranchir des duplicités qui nous divisent les uns et les autres. Et ce
n’est qu’au prix d’une métamorphose, de la difficile transformation du
mouton en oie blanche qui habite en nous et qui attend patiemment son jour
de vol, que le peuple québécois pourra enfin espérer devenir lui-même.
Dominic DESROCHES
Département de philosophie / Collège Ahuntsic

-- Envoi via le site Vigile.net (http://www.vigile.net/) --

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Dominic Desroches est docteur en philosophie de l’Université de Montréal. Il a obtenu des bourses de la Freie Universität Berlin et de l’Albert-Ludwigs Universität de Freiburg (Allemagne) en 1998-1999. Il a fait ses études post-doctorales au Center for Etik og Ret à Copenhague (Danemark) en 2004. En plus d’avoir collaboré à plusieurs revues, il est l’auteur d’articles consacrés à Hamann, Herder, Kierkegaard, Wittgenstein et Lévinas. Il enseigne présentement au Département de philosophie du Collège Ahuntsic à Montréal.





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