La politique et l’histoire sont intimement liées. La mémoire des peuples conditionne leurs choix politiques. Elle détermine en profondeur les grands enjeux qui seront débattus politiquement. Et cette élection nous aura rappelé une chose : le souvenir de l’échec de l’accord du Lac Meech enn 1990 est complètement neutralisé dans la conscience collective québécoise. On peut en dire de même du rapatriement de 1982, même si nous vivons toujours sous le régime qu'il a instauré. C'est la force des institutions : elles nous modèlent même quand nous y devenons indifférents. En un mot, les Québécois ne remettent plus en question les origines du régime sous lequel ils vivent. Ils en dénoncent souvent les effets, comme on le voit autour des questions portant sur les accommodements raisonnables, mais ils n'en dénoncent plus la cause. Il faut dire qu’une partie importante de nos élites s’est formée à travers les grandes catégories juridiques et intellectuelles imposées par ce régime. On le voit avec nos juristes et journalistes qui n’en finissent plus de promouvoir la Charte de 1982 et l’idéologie qui la fonde, alors qu’au début des années 1990, on la rejetait encore spontanément, en y voyant la pièce maîtresse d’un nouvel ordre constitutionnel fondé sur la négation de notre existence nationale. Nous avons assisté, depuis vingt ans, à la canadianisation mentale des élites québécoises. Même les meilleurs esprits se sont laissés avoir.
Les nationalistes, d'une manière ou d'une autre, devront comprendre, que leur conscience historique est en décalage avec celle de la majorité des Québécois. C’est pénible, j’en conviens aisément, surtout quand on porte encore en soi cette mémoire et qu'on la croit correspondre à la réalité historique. Mais quand un mouvement politique se retrouve en décalage marqué avec l’imaginaire collectif de la société à laquelle il propose un projet ou des idéaux, il devient de moins en moins audible. On ne l’entend plus, on ne le comprend plus. Au mieux, il évoque en nous de tendres réminiscences ou des souvenirs blessants. Mais ils ne sont plus sur la même tonalité. L'indignation d'hier n'a à peu près plus aucune portée politique. Il se pourrait même que le Québec contribue à l'élection de l'héritier de Pierre Elliott Trudeau. Ce ne serait pas très grave s’il s’agissait seulement de son fils : il n'y a pas de culpabilité héréditaire. Mais puisque le fils est aussi un héritier idéologique et politique, qui pousse encore plus loin l’antinationalisme de son père, il y a de bonnes raisons d’être perplexe et peut-être même, de vouloir rentrer dans ses terres, comme si la tentation de s’avouer vaincu était de plus en plus forte. Mais c'est justement dans les périodes diffciles qu'il faut des gardiens obstinés de l'idéal qui s'entêtent à poser une question fondamentale à un peuple qui voudrait seulement s'en détourner. C'est ce qu'on appelle la traversée du désert.
Une autre chose est frappante. Depuis un bon moment, déjà, la gauche souverainiste a fondé son adhésion à l’indépendance sur le soi-disant décalage radical entre les valeurs canadiennes et les valeurs québécoises. Les premières seraient terriblement conservatrices, les secondes seraient admirablement progressistes. Il faudrait se séparer du Canada pour créer un pays de gauche. Mais que se passera-t-il si lundi, les conservateurs sont congédiés et les libéraux portés au pouvoir? Nos souverainistes qui voyaient dans l’indépendance une forme de progressisme parachevé y seront-ils toujours favorables ou se rallieront-ils à un Canada politiquement converti à leurs idéaux? On peut raisonnablement croire que certains souverainistes se rallieront au Canada - le NPD, de ce point de vue, aura repréenté un moment de transition dans la transformation de leur allégeance. S’ils demeurent souverainistes, ce qu’on souhaitera naturellement, ils seront peut-être obligés de revisiter, et même de réviser, les raisons profondes de leur adhésion à l’indépendance du Québec. Ils découvriront peut-être alors que ces raisons relèvent davantage de l’histoire, de l’identité nationale, et de l’importance pour un peuple de s’autodéterminer. Bien davantage, à tout le moins, que d'un hypothétique modèle de société idéal à imposer aux Québécois à travers la souveraineté.
La question du niqab aura quand même été remarquablement révélatrice : c'est seulement à travers qu'il est encore possible de frapper en son cœur l’ordre constitutionnel de 1982. À travers elle, quoi qu’en pensent ceux qui répètent sans cesse que la question identitaire n’est pas une vraie affaire, c’est le multiculturalisme canadien qui confirme son aberration. Et le multiculturalisme canadien est au cœur de l’ordre de 1982. Il devait à l’origine nier le peuple québécois en le transformant en communauté ethnique parmi d’autres dans la diversité canadienne. Politiquement parlant, on ne peut que convenir de sa réussite. Mais la protestation spontanée du commun des mortels contre les accommodements raisonnables et l’importance accordée à la question identitaire témoigne de la persistance d’une conscience nationale, qui aussi étouffée soit-elle, pourrait se ranimer si les circonstances le permettaient, en montrant comment, le Québec, pour peu qu’il prenne au sérieux la défense de son identité, se verra toujours entravé par l’ordre constitutionnel canadien. Si les souverainistes parviennent à rétablir le lien entre la question identitaire et l’ordre constitutionnel canadien, ils pourront peut-être, même sans le souvenir actif de 1982, convaincre les Québécois de reconnaître dans le Canada un corset étouffant leurs aspirations fondamentales. D'autant qu'ils auront à Ottawa un gouvernement non pas réservé devant l'héritage de 1982, comme l'est celui du Parti conservateur, mais un gouvernement enthousiaste désireux de pousser toujours plus loin l'héritage de Pierre Trudeau.
Les prochaines années nous permettront probablement d’en savoir un peu plus.
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