Quand l'économisme ouvre son lit au tribalisme

Livres-revues-arts 2011


Par Véronique Hervouët, psychanalyste
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Certes, il est plus prudent et constructif de considérer la relation difficile entre Occident et Moyen-Orient comme une "lutte contre l'obscurantisme" plutôt qu'en termes de "choc des civilisations". D'autant que c'est assez ajusté, quant à l'obscurantisme.
Mais n'y a-t-il qu'un obscurantisme comme il n'y aurait qu'un fondamentalisme ?
Que penser en effet du fondamentalisme, non moins obscur, dont témoigne l'économisme en voie de totalitarisme et de la frénésie de consommation sur laquelle il prospère ?
Il nous faut pointer au préalable ce glissement occulte, mais aux incidences si perceptibles, intervenu au cours de ces quarante dernières années, qui nous a fait transiter d'une société régulée par l'Interdit judéo-chrétien à une société régie par l'Impératif de jouissance, édicté par la société marchande et financière. Ce qui nous permet de poser cette question : qu'est-il advenu de la démocratie occidentale sous l'emprise de cet impératif ? Car pour valoriser le modèle démocratique et le rendre désirable à de potentiels adeptes, encore faudrait-il que ce modèle soit toujours valide, efficient, ici même.
Comme vous le savez, on ne voit guère que la paille dans l'oeil du voisin... Quand bien même, de part et d'autre, il y aurait une poutre. La poutre moyen-orientale, c'est son obscurantisme théocratique et son attachement profond à ses traditions sexistes. La poutre occidentale, c'est l'effondrement de la démocratie représentative sous les coups de boutoir de l'économisme et de la financiarisation, leur mondialisation, la déshumanisation qu'ils instaurent en lieu et place en faisant du facteur humain une marchandise et un vecteur d'ajustement économique. La résultante : l'effacement de l'Etat-nation, l'affaiblissement institutionnel qui s'en déduit, notamment de toutes les instances représentatives de l'autorité (éducation, enseignement, police, justice). La réduction du politique à un jeu de stratégies électorales dépourvu d'enjeux autre que celui de carrières individuelles. Les pouvoirs étant en réalité détenus par des technocrates non élus exerçant leur autorité à un niveau supranational.
Moins représentatifs des peuples qui les ont élus que d'intérêts privés, industriels et financiers, qui les soutiennent, les dévots de l'économisme en charge des institutions croient s'en tirer à bon compte par un marché de dupes : ayant pour visée d'instaurer une liberté sans limites dans le champ économique (qui implique le sacrifice des systèmes de solidarité et de protection sociale), ils cèdent à toutes les revendications libertaires, identitaires, communautaristes qui coûtent moins cher que les revendications économiques... Une vue à court terme qui se paye au prix fort : le sacrifice de la cohésion sociale sur laquelle se fonde la paix civile.
Ces forfaiture et escroquerie politiques se soutiennent d'un subterfuge dialectique qui consiste à jouer du concept de liberté comme d'une monnaie unique, quand il se négocie en fait sur des modes fort différents. Les acteurs du néolibéralisme, constitués en aristocraties, se gratifient en effet de façon tangible dans « l'avoir » : la captation du profit. Tandis que les citoyens, considérés comme autant d'atomes indifférenciés d'une masse vouée à se soumettre, sont dupés par l'encouragement institutionnel des revendications de « l'être » que sont les multiples quêtes identitaires (1).
Ces quêtes identitaires résultent de l'effondrement du lien social dû principalement à deux conjonctions néfastes : la médiatisation et la massification. La croissante disparité des mœurs et l'abandon de l'intérêt général par les pouvoirs publics. Quêtes obscures de « dignité » dans le champ illusoire de «l' être », par nature impossibles à satisfaire, ces revendications identitaires ouvrent à d'irréductibles frustrations. Légitimées par voie institutionnelle, ces revendications se substituent aux luttes socio-économiques (qui caractérisaient les tensions entre dominants et dominés dans le champ social occidental) et y font ressurgir en lieu et place les archaïsmes sexuels et tribaux, vecteurs des plus graves conflits sociaux et de l'apathie économique qui ont cours dans les sociétés traditionnelles.
C'est ainsi que dans le champ occidental, qui fut celui de la démocratie et du succès économique, la misère et le ravalement le plus général des compétences et des mœurs font retour. Faut-il se surprendre que le cortège des violences qui accompagne usuellement telles configurations sociales et politiques vienne s'installer ici sur le devant de la scène ?
Il fut un temps où la société occidentale, par son succès économique et social (sur lequel put se développer une marge appréciable de liberté individuelle), avait suscité un questionnement constructif au Moyen-Orient. Comme ce fut le cas dans la Tunisie de Bourguiba, et bien avant elle, dans la Turquie de Kemal. Or, ce que l'on peut remarquer aujourd'hui, c'est que le fondamentalisme prospère au Moyen-Orient à mesure que s'affirme l'effondrement de la démocratie occidentale, et notamment le ravalement de ses moeurs. Et comment s'en étonner ? Le Moyen-Orient fut toujours si récalcitrant à amender ses traditions que les seuls régimes laïques moyen-orientaux – la laïcité turque, et le régime laïque baassiste irakien – n'ont tenu que sous le joug d'une dictature militaire ou d'une féroce autocratie. Et ceci malgré un siècle d'essor du modèle occidental. Alors pensez à quel point la séduction du modèle occidental en a pris un coup depuis qu'il chemine si ostensiblement vers la déchéance (économique, sociale, démographique, éthique)... Force est de constater que ce qui fut le « modèle occidental » est devenu un contre-modèle depuis qu'il est pris en otage par des "gouvernances" qui, pour ne voir pas plus loin que le contenu de leurs poches, se font les fossoyeurs de la civilisation et des peuples occidentaux.
Comme il n'y a pas de meilleur enseignement que celui qui procède par l'exemple, ne conviendrait-il pas d'urgence de faire le ménage ici même, avant que de prétendre à le faire chez les autres ?
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Véronique Hervouët est l'auteur de L'enjeu symbolique ,Islam, christianisme, modernité, Interprétation psychanalytique des fondements religieux et idéologiques et de leurs conflits, paru aux éditions L'Harmattan.
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(1) Cette stratégie s'inscrit dans la politique européenne dite de «défense des minorités » qui consiste à encourager les revendications identitaires (linguistiques, sexuelles, ethniques, religieuses, régionales, etc), à attiser leur dimension conflictuelle en accréditant leurs discours victimaires et en les mettant en concurrence au sein de dispositifs institutionnels « anti-discriminatoires » spécifiquement conçus pour accueillir et gérer ces conflits. Ainsi procèdent la Halde (Haute Autorité de Lutte contre les Discrimination et pour l’Egalité), institution chargée de la « lutte anti discrimination » et son relai européen Equal, par lequel l’Union européenne subventionne désormais massivement des organisations communautaires. Cette méthode du pompier pyromane, mise au service d’une stratégie impériale notoire (diviser pour régner) a pour fonction de dissoudre la citoyenneté, les solidarités politiques et sociales qui s’y attachent, en fragmentant le corps social en communautés consuméristes et lobbies concurrents.


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2 commentaires

  • Patrice-Hans Perrier Répondre

    3 avril 2011

    Bravo pour ce texte limpide et d'une très grande clarté méthodologique.
    En effet, le mercantilisme mis de l'avant par l'Empire thalassocratique anglo-saxon écrase tout comme un rouleau compresseur.
    Sous prétexte de faire progresser le procès (organisation) des forces productives, les puissances financières délocalisent, fragmentent les cultures et les consensus et atomisent les individus.
    Quoi de plus conséquent que de mettre de l'avant une immigration massive, incontrôlée et livrée aux forces du marché qui organisent, désormais, les rapports citoyens au sein d'une cité qui n'est plus qu'une place boursière.
    Exit la primauté d'une langue, de coutumes et de cultures locales.
    C'est le culte mercantile qui écrase (comme dans un processus de réécriture informatique) les cultures qui avaient pris tant de siècles à se forger dans le creuset des rapports citoyens au coeur de l'agora.
    Le parquet de la bourse a remplacé l'agora. Nous préparons un essai sur la question qui aura un retentissement certain.
    Les débats philosophiques qui se déroulaient au sein de l'agora visaient à élever l'âme humaine en vue d'une libération spirituelle, autant que matérielle.
    Les transactions sur le parquet de la bourse vise à libérer le capital afin de générer un profit maximum. Une nouvelle oligarchie financière a remplacé celle des industriels et elle ne s'intéresse plus qu'à l'art de la spéculation.
    La spéculation, comme dans un discours spécieux, ne repose sur rien de concret, elle est la cause du dévoiement des activités humaines qui ne valent plus rien eu égard à des activités de placement qui ont remplacé les activités de production.
    La production est obsolète. Les usages, les expertises et les langages sont nivelés par le jeu de la spéculation qui anéantit les forces productives du capital.
    Le capitalisme est entré dans une phase de nécrose avancée, générant des cancers sociaux-économiques dont les effets seront proprement incalculables et incontrôlables.
    Pendant ce temps, le Moyen-Orient et une partie du monde asiatique s'écarte de la DOXA de l'Empire pour se ressourcer à l'aune d'une sagesse millénaire qui n'a rien à voir avec les calculs de nos élites dégénérées.
    Justement, comme le dit si bien cette brillante intervenante, comment juger qu'un fondamentalisme est pire qu'un autre et ... où sont les FONDEMENTS, de toutes façons.
    Plus que jamais, c'est à partir de la spiritualité que l'Orient et l'Occident parviendront à se ressourcer, à retrouver leur sens de gravité respectif et à entamer le seul dialogue qui importe: celui de l'esprit de vie.
    Et, c'est cela que l'Empire redoute plus que tout au monde. Cet espace de dialogue entre Occident et Orient, hommes et femmes, capitalisme et socialisme, tradition et innovation, etc.
    Mais, avant de pouvoir dialoguer, il faut opérer un retour salutaire sur nous-même, se ressourcer à même les récits fondateurs de nos civilisations respectives. Retrouver notre sens de gravité qui n'a rien à voir avec une carte à puce, un GPS ou un hyperlien Internet.

  • Archives de Vigile Répondre

    3 avril 2011

    Je crois que je n'avais jamais lu un texte plus clair sur l'effet pervers du mal qui nous accable, l'économisme, ce mantra puant que l'on nous assène depuis des décennies maintenant, et qui nous transforme subrepticement en simples jouets de la société mercantile.
    Ni non plus de dénonciation plus limpide du multiculturalisme, autre poison virulent qui tue lentement en nous la capacité de nommer les choses telles qu'elles sont.
    C'est certainement un livre que je vais me procurer. Merci madame.