[Dernier de deux textes->1003]
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Il se peut qu'on adopte une perspective trop positiviste en tirant la conclusion que la Constitution canadienne ne confirme nullement l'existence d'un pouvoir de dépenser. La Cour suprême parviendrait peut-être à dénicher un principe de solidarité, sous-jacent à l'ordre constitutionnel, pour justifier sa réponse positive. Ce serait un principe semblable aux quatre principes sous-jacents mentionnés par la Cour suprême dans le renvoi sur la sécession du Québec.
En vertu d'un principe sous-jacent de solidarité, l'État fédéral aurait-il un pouvoir de dépenser ? Supposons que oui, pour les fins de la discussion. Qu'est-ce que cela voudrait dire ? Cela pourrait difficilement signifier plus qu'une capacité d'intervenir occasionnellement dans les champs de compétence des provinces, donc de manière ad hoc, et de réserver de telles interventions pour des circonstances exceptionnelles, c'est-à-dire seulement lorsque l'État fédéral sent le besoin de répondre à un impératif de solidarité pour résoudre un problème particulier (l'engorgement des salles d'urgence ou l'élimination des listes d'attente, par exemple). Le pouvoir de dépenser, s'il existe, peut difficilement être autre chose qu'un pouvoir d'intervention ponctuelle. Signalons aussi qu'il existe déjà un principe de solidarité exprimé à l'article 36 dans la Constitution de 1982. Mais ce principe n'implique en rien que le gouvernement fédéral puisse dépenser dans des matières provinciales. L'article 36 implique tout au plus l'obligation de mettre en place un régime de péréquation.
L'esprit et la lettre de la Constitution
Peut-on cependant aller plus loin et justifier un pouvoir de dépenser systématique et récurrent ainsi que des conseils subventionnaires installés à demeure qui financent la recherche universitaire de façon permanente et dont les budgets grossissent constamment ? Il est difficile de tirer une telle conclusion, surtout lorsque l'engagement à la solidarité contenu à l'article 36 est dit exister sous réserve des compétences législatives des provinces. En outre, il existe une différence fondamentale entre l'avis de la Cour suprême concernant la sécession du Québec et les interventions fédérales dans la recherche universitaire.
La Constitution canadienne ne dit rien à propos de la sécession alors qu'elle est claire en ce qui concerne le partage des pouvoirs en matière d'éducation. L'article 93 de la Loi constitutionnelle de 1867 reconnaît que «dans chaque province, la législature pourra exclusivement décréter des lois relatives à l'éducation». De plus, comme l'a rappelé la Cour supérieure dans l'affaire Baie d'Urfé c. Québec (Procureur général), «[l]es principes structurels ou non écrits [...] ne peuvent faire échec à un texte clair de la Constitution» (§ 186). La Cour d'appel a avalisé cette position de la Cour supérieure et, en se référant à la Cour suprême du Canada, elle a rappelé que «la reconnaissance des principes non écrits ne peut être interprétée comme constituant une invitation à négliger le texte écrit de la Constitution» (§ 82).
On ne voit donc pas comment, en invoquant le principe sous-jacent de solidarité, on pourrait autoriser un interventionnisme fédéral qui irait systématiquement à l'encontre du partage des pouvoirs. Comment, en effet, l'esprit de la Constitution (le principe de solidarité) pourrait-il justifier une violation systématique de la lettre ? Il n'existe donc aucune légitimité à l'existence des conseils subventionnaires fédéraux. Leur existence même est en violation autant de l'esprit que de la lettre de la Constitution. Pour respecter la Constitution canadienne, l'État fédéral devrait se retirer immédiatement des champs de compétence provinciaux.
Le fédéralisme asymétrique
Mais soyons magnanimes. En 1867, les concepteurs de la Constitution canadienne ne pouvaient anticiper l'importance que les secteurs de la santé et de l'éducation prendraient pour l'avenir du Canada. On peut comprendre que l'État fédéral tienne maintenant à renforcer ses pouvoirs dans ces secteurs, et ce, d'autant plus que les provinces semblent disposées, depuis l'Entente-cadre sur l'union sociale de 1999, à autoriser des intrusions systématiques dans leurs propres champs de compétence.
Mais le Québec n'a pas signé cette entente. On devrait alors transférer à Québec les sommes correspondant à la part québécoise du financement de la recherche universitaire (on pourrait se fier à la part obtenue en moyenne par les chercheurs québécois depuis les cinq dernières années), en plus de rétablir les transferts fédéraux au niveau où ils étaient en 1994-95.
Malheureusement, cette proposition, bien que relativement modeste et respectueuse d'un principe de fédéralisme asymétrique qui tiendrait compte des aspirations autonomistes québécoises, se heurterait aux nationalistes canadiens. Il faudrait aussi faire face à une certaine résistance provenant du milieu universitaire québécois lui-même. Les chercheurs québécois ont connu beaucoup de succès dans tous les concours fédéraux et ne sont pas prêts à abandonner un système qui fonctionne bien pour eux.
Mais il se peut que les organismes québécois soient surtout aux prises avec des problèmes financiers. Il faudrait aussi sans doute réviser les jurys au Québec pour les rendre plus internationaux. Il faudrait aussi trouver des experts qui sont au fait des recherches de pointe dans chaque secteur et ne pas favoriser les jurys multidisciplinaires. Il faudrait s'engager à se servir des sommes récupérées pour les consacrer à la recherche et non pour les affecter à d'autres postes budgétaires. Il faudrait enfin s'assurer que les conseils subventionnaires québécois n'interviennent pas pour influencer les thèmes de recherche.
La solution, en somme, consisterait à rétablir à l'intention du Québec les transferts au niveau où ils étaient en 1994-95 et à permettre au Québec de faire usage d'un droit de retrait avec pleine compensation financière pour ce qui est du financement de la recherche. Il s'agirait d'appliquer la même méthode que pour le transfert des pouvoirs en ce qui concerne la formation de la main-d'oeuvre. Au terme du processus, le Québec aurait une pleine maîtrise d'oeuvre en matière de recherche universitaire. Ceux qui, dans le milieu universitaire, persisteraient après une telle réforme à préférer un financement en provenance d'Ottawa trahiraient leurs orientations nationalistes canadiennes.
Soit dit en passant, les artistes québécois sont aux prises avec le même dilemme et mangent eux aussi à plusieurs râteliers, mais ils n'ont pas, contrairement aux universitaires, une sécurité d'emploi.
Une caution pour le nationalisme canadian
S'il ne se retire pas du champ de la recherche universitaire, l'État canadien ne risque-t-il pas de prêter flanc à l'accusation selon laquelle, sous le couvert d'un principe noble de solidarité, il cherche d'abord et avant tout à poursuivre son entreprise de nation building, quitte à mettre les universités québécoises dans une situation précaire pendant une dizaine d'années ? Ne subordonne-t-il pas, en effet, le fédéralisme au nationalisme canadien ?
L'omniprésence de l'État canadien dans la recherche universitaire au Québec n'a rien du côté mafieux associé au scandale des commandites, mais elle crée un tort beaucoup plus grand pour le Québec. En effet, pendant que l'argent coule à flots en provenance d'Ottawa avec l'espoir que les universitaires auront en retour une plus grande loyauté à l'égard du Canada, on prive pendant plus d'une décennie le Québec des ressources financières essentielles au bon fonctionnement de ses universités.
Sous le gouvernement conservateur de Stephen Harper, il se peut que certains changements mineurs surviennent. Mais le PCC rejette tout statut particulier pour le Québec et rejette par conséquent l'idée que le Québec puisse se retirer d'un programme fédéral avec compensation financière, à moins que toutes les provinces puissent en faire autant. Cela signifie qu'il ne pourrait consentir à un transfert des sommes assignées à la recherche universitaire vers le Québec que s'il est disposé à abandonner complètement ce champ, ce qui est totalement improbable. Selon toute vraisemblance, le problème profond et structurel devrait donc persister.
Et si le fédéralisme canadien est incapable de bien servir le Québec, que faut-il faire ? Cette question lancinante et sa réponse évidente résonneront encore longtemps dans la conscience des chercheurs universitaires québécois.
Michel Seymour
_ Professeur au département de philosophie de l'Université de Montréal
Guy Rocher
_ Professeur au département de sociologie et chercheur au Centre de recherche en droit public de l'Université de Montréal
L'État canadien dans les universités québécoises
Pour sortir de l'impasse? (2)
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Michel Seymour est né en 1954 à Montréal. Très tôt, dès le secondaire, il commence à s’intéresser à la philosophie, discipline qu’il étudie à l’université. Il obtient son doctorat en 1986, fait ensuite des études post-doctorales à l’université Oxford et à ...
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Michel Seymour est né en 1954 à Montréal. Très tôt, dès le secondaire, il commence à s’intéresser à la philosophie, discipline qu’il étudie à l’université. Il obtient son doctorat en 1986, fait ensuite des études post-doctorales à l’université Oxford et à UCLA. Il est embauché à l’université de Montréal en 1990. Michel Seymour est un intellectuel engagé de façon ouverte et publique. Contrairement à tant d’intellectuels qui disent avec fierté "n’avoir jamais appartenu à aucun parti politique", Seymour a milité dans des organisations clairement identifiées à une cause. Il a été l’un des membres fondateurs du regroupement des Intellectuels pour la souveraineté, qu’il a dirigé de 1996 à 1999. Pour le Bloc québécois, il a co-présidé un chantier sur le partenariat et a présidé la commission de la citoyenneté. Il est toujours membre du Bloc, mais n’y détient pour l’instant aucune fonction particulière.
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