"Retour sur un attentat antiféministe: École polytechnique, 6 décembre 1989"

Polytechnique, le tabou

Polytechnique a sonné le glas du féminisme en tant que force vitale, locomotive de changement et leader d'opinion

Actualité - analyses et commentaires


Polytechnique marque une cassure dans l'histoire contemporaine du Québec, une faille dans notre armure, qui non seulement n'a jamais été reconnue, mais qu'on aimerait plus souvent qu'autrement oublier. [...]
La question du tabou entourant Polytechnique me hante depuis 20 ans. Il y a bien sûr la question du traumatisme collectif, des puissants dégâts causés par la tragédie, des victimes qu'on connaît comme de toutes celles qu'on ne connaît pas. Il y a aussi ce que j'appelle la «guerre des sexes», le fait que la simple mention du 6 décembre, encore aujourd'hui, divise les chaumières comme jamais, souvent les femmes d'un bord et les hommes de l'autre, pour ce qui est de la signification des événements. Encore aujourd'hui, il y a ceux qui croient qu'il ne faut pas chercher midi à quatorze heures, que l'homme était «fou-un-point-c'est-tout», que cela n'influe aucunement sur le «qui sommes-nous». Et puis, il y a ceux, plus souvent celles, qui croient qu'il s'agit d'un geste éminemment politique, [...] pour ne rien dire de Lépine lui-même qui n'a pas hésité à qualifier son geste de vengeance politique.
Québec moderne
Mais le tabou entourant Polytechnique va plus loin encore et, après 20 ans, je pense enfin comprendre pourquoi. Ce n'est pas simplement une question de traumatisme ou de chicanes de clocher. Il est difficile, voire parfois impossible, de parler de la tuerie du 6 décembre parce qu'il s'agit du premier événement depuis la Révolution tranquille, c'est-à-dire depuis la naissance du Québec moderne, qui vient brouiller les cartes de notre histoire.
Il y a eu, bien sûr, la Crise d'octobre, souvent qualifiée du moment où, tels Adam et Ève, nous avons perdu «notre innocence». Les événements de 1970 ont été extrêmement bouleversants, c'est clair, mais ne constituent pas à mon avis une cassure par rapport à l'histoire du Québec. Aussi dramatique qu'elle fût, cette crise s'inscrit parfaitement dans la mythologie québécoise: elle est un autre exemple de résistance face à l'envahisseur — qu'il se nomme «le fédéral» ou «les maudits Anglais». [...] La Crise d'octobre est en droite ligne avec la bataille des plaines d'Abraham et était en quelque sorte prévisible. La tuerie du 6 décembre ne l'était aucunement, et c'est pourquoi la vraie perte d'innocence, l'indéniable cassure dans l'histoire du Québec, survient avec elle, et non avec la Crise d'octobre.
Impensable
Malgré ce que certaines féministes ont prétendu à l'époque — que le geste de Lépine n'était que l'extension de la violence faite aux femmes —, rien ne laissait présager qu'un jeune homme, instruit et intelligent, déciderait de faire irruption dans une classe de l'Université de Montréal et, rappelant les actes les plus crapuleux de l'Histoire, l'Holocauste et l'apartheid, séparerait les hommes des femmes pour ensuite abattre celles-ci à bout portant.
Il était absolument impensable qu'on veuille assassiner publiquement des femmes, parce qu'elles étaient des femmes. Non seulement cela ne s'était-il jamais produit, non seulement le féminisme, ici comme ailleurs, avait-il complètement changé la donne en ce qui concerne les femmes sur la place publique, mais aussi — et c'est l'aspect que j'ai pris tant de temps à comprendre — la Révolution tranquille nous avait depuis longtemps fait avaler l'idée d'un avenir rayonnant. [...]
À cause de cette subite transformation des années 1960, qui d'ailleurs divise clairement notre histoire en deux, entre l'avant et l'après, nous avons tendance au Québec à nous voir comme un peuple de miraculés. Avant, nous étions des porteurs d'eau, analphabètes, campagnards, juste bons à faire des enfants, croupissant sous la férule de l'Église et de Duplessis. C'était la grande noirceur. Après, presque miraculeusement, nous basculons dans la lumière, c'est-à-dire la vie moderne [...]. Nous avons, par conséquent, la légitime conviction que les grandes embûches sont désormais derrière nous.
Le sexisme n'est donc pas le seul obstacle quand vient le temps de parler de Polytechnique; il y a aussi ce que j'appelle le syndrome de la Révolution tranquille, cette conception de nous-mêmes en born again qui, souvent, nous empêche de regarder les mauvaises nouvelles en face. Survenue six mois après Polytechnique, la crise d'Oka a elle aussi révélé cette même tendance au déni, à l'innocence. Lorsque la situation s'est sérieusement envenimée, on a été prompt à accuser le fédéral plutôt que de procéder à notre propre mea-culpa. [...]
Marc Lépine contre la modernité
Comme je l'ai écrit ailleurs, Lépine [...] s'attaquait à ce qu'il y avait de plus nouveau dans la société, l'avancement des femmes. Bref, c'est au progrès que Lépine s'attaquait, car le signe le plus tangible du progrès au XXe siècle c'est bien la présence des femmes sur la place publique, c'est au futur comme nous l'imaginons qu'il voulait s'en prendre. [...] La défense du féminisme est d'autant plus nécessaire que la tuerie du 6 décembre marque non seulement un point de bascule dans l'histoire contemporaine du Québec, mais aussi dans l'histoire contemporaine du féminisme.
Bien sûr, le féminisme battait déjà de l'aile à la fin des années 1980, mais, sans l'irruption spectaculaire de Marc Lépine, il y a fort à parier que le mouvement féministe aurait moins souffert et le mouvement masculiniste, surtout, moins gagné. Car il est clair que Lépine a, sinon sonné le réveil du backlash antiféministe, permis son envol en bonne et due forme. C'est son geste qui ouvre la voie non seulement aux doléances masculines sur les tribunes téléphoniques, mais à des entreprises beaucoup plus sérieuses, tel Le Manifeste d'un salaud de Roch Côté, désormais célèbre brûlot antiféministe.
Droit à la colère
L'ironie suprême de la tuerie du 6 décembre, c'est qu'elle a en quelque sorte consacré la place des femmes aux enseignes non traditionnelles tout en forçant les femmes qui se sont battues à se piler dessus. J'ai nettement l'impression que c'est Polytechnique qui a sonné le glas du féminisme en tant que force vitale, locomotive de changement et leader d'opinion. Avant Poly, c'était cool d'être féministe; après, ce ne l'était franchement plus.
Signe indubitable que le féminisme a perdu la cote, les femmes n'ont plus le droit d'être en colère aujourd'hui [...]. Nous devrions à nouveau être satisfaites de notre lot dans la vie puisque «tant de choses ont changé» au cours des vingt dernières années. D'ailleurs, la colère n'est-elle pas passée du côté des hommes aujourd'hui? Peu importe si les hommes ont toujours le gros bout du bâton, ce sont eux qui seraient à plaindre à cause de leurs piètres résultats scolaires et leur image de loser à la télévision. Noblesse oblige.
Alors, pourquoi se souvenir de Polytechnique? Parce qu'il y a 20 ans que nous pleurons la mort de 14 jeunes femmes sans nécessairement toujours comprendre ce que nous pleurions. J'entends par là que le deuil a été long, mais que l'analyse ne fait que commencer.
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Pour souligner le 21e anniversaire du drame de Polytechnique, Le Devoir publie des extraits de deux chapitres de l'ouvrage collectif Retour sur un attentat antiféministe: École polytechnique, 6 décembre 1989 (Éditions du Remue-ménage, codirigé par Mélissa Blais, Francis Dupuis-Déri, Lyne Kurztman et Dominique Payette).
Ce livre reprend quelques-unes des conférences prononcées l'année dernière lors du colloque La tuerie de l'École polytechnique 20 ans plus tard: les violences masculines contre les femmes et les féministes, organisé par l'Institut de recherches et d'études féministes et le Service aux collectivités de l'UQAM.
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Francine Pelletier - Cofondatrice de La Vie en rose, journaliste et documentariste


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