Dans la flambée de dénonciations qui continue à se propager à une allure folle, des dérapages étaient sans doute inévitables. Le Québec a eu droit au sien, mercredi dernier, alors qu’un reportage de Radio-Canada clouait le comédien et professeur Gilbert Sicotte au pilori. Comme exemple de jeter le bébé avec l’eau du bain, ce dont je m’inquiétais dans ces pages la semaine dernière, on pouvait difficilement faire mieux.
Si l’heure est à la condamnation, encore faut-il savoir distinguer l’agression verbale de l’agression sexuelle. S’il peut bien sûr s’agir d’abus de pouvoir dans les deux cas, la nature des gestes n’est vraiment pas la même, les conséquences non plus. L’agression sexuelle est une violation non seulement de l’intégrité physique de quelqu’un, mais de son espace le plus intime. C’est la raison pour laquelle d’ailleurs les victimes se sentent coupables : elles ont été dépossédées, en quelque sorte. Peu importe qu’elles aient résisté de toutes leurs forces ou non, elles ont inévitablement participé à cette mise en abîme. Une fois le mal fait, le problème devient davantage le leur que celui de l’agresseur, puisqu’elles portent la transgression en elles. Alors que dans le cas de la violence verbale, le dérapage est entièrement du côté de l’agresseur. Les gros mots, les sacres, les sautes d’humeur — à moins évidemment qu’il ne s’agisse d’une campagne de dénigrement systématique —, tout ça n’habite que celui qui en fait la démonstration. C’est son problème à lui, pas le vôtre.
De plus, l’agression verbale n’a pas du tout le même retentissement social. Il s’agit d’un acte individuel, alors que l’agression sexuelle a des répercussions collectives, puisque toutes les femmes (ou presque) partagent la peur d’être attaquées. L’assaut sexuel agit donc comme un mécanisme de contrôle sur les femmes — à tout le moins sur leur psyché, sinon toujours sur leurs allées et venues. C’est la raison pour laquelle il faut se réjouir de ce bal de dénonciations — la libération est collective, pas seulement individuelle — tout en déplorant les débordements.
Je ne connais pas Gilbert Sicotte personnellement, et je n’ai qu’une connaissance sommaire de ses méthodes d’enseignement. Mais les dénonciations à son égard me paraissent inspirées de la même frilosité intellectuelle qui sème controverse et consternation dans les universités anglo-saxonnes actuellement. La prolifération des questions sexuelles — du féminisme aux transgenres en passant par les LGBT —, questions qui ont justement ouvert de nouveaux espaces intellectuels sur les campus, a fini, malheureusement, par créer un mouvement contraire : un mouvement qui surprotège l’étudiant « vulnérable » et crée une mentalité de censure.
La création de « safe spaces » (lieux sûrs) est le meilleur exemple de ce détournement de sens. En principe tout à fait louable, permettant aux étudiants issus de la minorité de se mettre à l’abri de la discrimination, ils illustrent de plus en plus, dit la chroniqueuse américaine Judith Shulevitz, « la conviction, toujours plus répandue chez les étudiants, que leur école devrait les protéger de points de vue déconcertants ou pénibles ». Les exemples en ce sens abondent : des conférences annulées à la dernière minute, des journaux à grand tirage interdits sur des campus, des professeurs semoncés pour avoir apporté un point de vue critique à la question des transgenres.
> Lire la suite de l'article sur Le Devoir