Les organisateurs du Moulin à paroles, voué à faire valoir au moyen de textes écrits ici depuis près de quatre siècles une autre histoire que celle de la commémoration fédérale de la défaite de 1759, ne retireront pas du programme de l'événement la lecture du Manifeste du Front de libération du Québec de 1970, en dépit du désistement de certains élus qui soutiennent que ce texte est un appel à la haine et au terrorisme.
Les organisateurs ont raison à plus d'un titre: le geste du ministre Hamad et du maire Labeaume sont ceux de censeurs révisionnistes ne voulant entendre et faire entendre qu'une histoire émaillée dans laquelle les avancées du peuple québécois se seraient faites sans conflits, au sein d'un fédéralisme libéral «bon enfant». Mais les raisons de revenir à ce texte percutant dépassent la valeur historique et la qualité d'écriture qui sont les siennes. C'est qu'il contient des éléments plus «scandaleux» et beaucoup moins récupérables -- autant par le pouvoir établi que par les nationalistes -- qu'un prétendu appel à la violence.
Les éléments qui méritent toujours, selon nous, d'être considérés près de 40 ans plus tard sont les suivants:
- une opposition approfondie au complexe étatico-capitaliste, ce mariage entre ce que les plus riches de la société font faire à l'État et ce que celui-ci leur laisse faire;
- la constitution spécifique d'une figure politique du peuple;
- le principe d'autonomie inséparable de l'idée de réappropriation collective des ressources, des institutions et des pouvoirs communs.
Ces trois éléments, qui participent d'une vision du monde fondée sur le point de vue des opprimés et des défavorisés, impliquent de renoncer, en toute connaissance de cause et sans perdre quoi que ce soit, à l'idée de rallier les élites en place et tous ceux qui ne trouvent rien à redire de l'ordre du monde.
«Les puissances d'argent du statu quo»
Ce qui mérite d'abord une attention, ce n'est pas tant le fait que le Manifeste, diffusé le 8 octobre 1970 quelques jours après l'enlèvement du diplomate britannique James Richard Cross par la cellule Libération du FLQ, soit lié à l'extrémisme -- et non au terrorisme auquel on le confond à tort, fort différent dans la mesure où l'extrémisme ne cherche pas à s'attaquer à la population. C'est plutôt la charge qu'il contient contre «les puissances d'argent du statu quo» et contre un système politico-économique présenté comme un système d'oppression sociale, culturelle et économique, responsable de la pauvreté, de la misère, du chômage, des taudis, de la dépossession collective des pouvoirs et des ressources, de la précarité et des obstacles qui jalonnent la marche de ceux qui se battent pour travailler et vivre dans la dignité.
Cette charge n'a manifestement perdu ni son actualité ni son caractère foncièrement scandaleux aux oreilles des politiciens, qui n'en ont que pour la création de richesses et la prospérité, les libéraux qui font passer «l'économie d'abord» comme les péquistes qui font l'apologie du libre-échange et de la mondialisation capitaliste depuis plus de 20 ans.
«Un peuple en réveil»
Dans le Manifeste controversé, cette critique de l'ordre établi débouche sur l'horizon de l'émancipation du peuple québécois. Cette contrepartie implique la constitution d'une figure litigieuse du «peuple», dont la réalité reste irréductible à une donnée sociologiquement repérable et éventuellement définie par une constitution sur l'identité.
Ce peuple résulte d'abord et avant tout d'un processus historique dans lequel une collectivité apparaît à elle-même comme sujet de son destin, en opposition à des forces de négation et de domination. Ce processus est le fait de luttes qui se multipliaient au cours des années 1960 et qui prolongeaient, en les approfondissant, les réformes au moyen desquelles les Québécois devenaient maîtres chez eux. La construction de cette figure spécifique implique, comme toute constitution d'une entité collective, une division d'ordre politique, franchement assumée dans le Manifeste du FLQ, radicalement gommée dans l'approche consensuelle de la gestion pacifiée du «vivre-ensemble».
Cette division place d'un côté un «peuple en réveil» composé de travailleurs de tous les secteurs, de petits salariés, d'étudiants, de chômeurs et d'assistés sociaux, abondamment énumérés dans le Manifeste au moyen notamment de noms propres de gens ordinaires (M. Tremblay de la rue Panet, M. Cloutier de Saint-Jérôme, Mme Lemay de Saint-Hyacinthe, etc.), et de l'autre «les big boss patroneux et leurs valets qui ont fait du Québec leur chasse-gardée du cheap labor et de l'exploitation sans scrupule».
Ce qui peut aujourd'hui sembler loin de plusieurs, c'est que cette opposition conçoit le rapport entre le peuple et son autre non pas sur le plan ethnique ou national, mais en termes d'opprimés et d'oppresseurs, de dominés et de dominants. Cela a une conséquence majeure qui empêche la communion nationale censée réunir ceux que séparent les inégalités sociales, économiques et politiques: ce «peuple québécois», assimilé à la classe des dépossédés, s'oppose aussi bien aux élites anglophones qu'aux élites francophones -- les «grands patrons» («Steinberg, Clark, Bronfman [...], Geoffrion, J.-L. Lévesque [...], Desmarais, Kierans») et les «marionnettes des gouvernements fédéral et provincial» asservies à «la haute finance» -- qui, toutes deux, encadrent une «société d'esclaves terrorisés».
«Prenez vous-mêmes ce qui est à vous»
Enfin, rien n'est moins récupérable par l'approche consensuelle de la politique que l'appel fait par ce Manifeste, soit l'appel à la reprise par ce peuple du contrôle sur son monde: «Travailleurs du Québec, commencez dès aujourd'hui à reprendre ce qui vous appartient; prenez vous-mêmes ce qui est à vous. Vous seuls connaissez vos usines, vos machines, vos hôtels, vos universités, vos syndicats [...]. Vous seuls êtes capables de bâtir une société libre.»
Cette invitation à prendre «définitivement en main son destin» repose sur une conception approfondie de l'autonomie comme capacité à intervenir sur ce qu'un sujet identifie comme sa propre réalité. On ne saurait trop insister sur l'écart qui sépare ce principe d'autonomie ou d'indépendance, sinon de souveraineté, grâce auquel une collectivité se donne le moyen d'agir sur tous les plans de son existence -- ce qu'exprime avec force le Manifeste («Faites vous-mêmes votre révolution dans vos quartiers, dans vos milieux de travail») --, et la réalité d'aujourd'hui et d'alors, marquée par le déficit démocratique, la privatisation des pouvoirs publics et l'accès inégalitaire aux espaces de débat et de décision sur le monde commun.
Ces trois aspects du Manifeste d'octobre 1970, disparus des discours et des projets sans projet de société des grands partis politiques -- Parti québécois compris --, conservent une actualité très forte que n'assument pas tout à fait les organisateurs du Moulin à paroles, plutôt guidés par un souci de commémoration et d'affirmation nationales. C'est que, contrairement au FLQ de la fin des années 1960, le nationalisme et le souverainisme actuels font malheureusement l'impasse sur ce qui devrait figurer devant nous, et pas seulement dans le passé: cette logique d'émancipation et de réappropriation collective de tous les pouvoirs sur notre monde.
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Ricardo Peñafiel, Northwestern University / IEDES (Institut d'études du développement économique et social / Paris 1-Panthéon-Sorbonne) / GRIPAL (Groupe de recherche sur les imaginaires politiques en Amérique latine)
Martin Jalbert, Professeur de littérature, cégep Marie-Victorin
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