Je suis de nature prudente. Sans vouer un culte au consensus, je n'aime pas la confrontation et l'ardeur des débats. Il me faut davantage de temps pour trouver les mots justes. Le roman me convient, j'aime moins décrire le monde qui m'entoure que le refaire dans la solitude de l'écriture, dans le confort du temps élastique de la fiction.
Mais depuis quelques semaines mon pays est entré dans la fiction. J'écris "mon pays", bien que le Québec soit une province. La question de son émancipation nationale était au coeur des débats qui ont jalonné son histoire récente. Les récents troubles ont fait basculer le Québec dans le temps de la fiction, celle qui nous tire du réel, et plus particulièrement la fiction de la violence.
Le Québec a perdu son image tranquille. L'Etat, par sa réponse brutale à la colère d'une génération qu'on disait perdue, "sans nom", une génération mésestimée et accusée du crime d'individualisme, est responsable de l'entrée en fiction du Québec.
La province a été tirée du repos par les étudiants qui s'opposent à l'augmentation progressive des droits de scolarité (droits d'inscription universitaire), que le gouvernement, dirigé par le Parti libéral, souhaite leur imposer dès cet automne et qui les endetterait davantage. Je les comprends, ces étudiants au seuil de la vie active. A 25 ans, diplômes de lettres en poche, j'ai terminé mes études avec le fardeau d'une dette de 25 000 dollars canadiens (19 415 euros). La vie active, peut-être, mais avec un boulet au pied.
La majorité des étudiants québécois manifestent depuis plus de trois mois et formulent leurs demandes dans une langue que le gouvernement du Québec fait mine de ne pas comprendre. Ils s'expriment en maniant un français vivant et coloré, plus riche que celui de l'élite politique locale, qui préfère la langue des affaires et la ligne du parti. "Le premier ministre est responsable des dossiers qui concernent la jeunesse. Il a tenu à assumer personnellement cette tâche, parce que le mieux-être des jeunes lui tient particulièrement à coeur", peut-on lire sur le site Internet de son gouvernement.
J'ai relu ce passage. J'ai "sourcillé". Je me suis demandé si le mouvement des Anonymous Québec n'avait pas piraté le site. Le premier ministre, Jean Charest, n'a jamais rencontré les leaders étudiants dans le cadre du conflit, qui s'est transformé en crise sociale. C'est ce silence et la violence contre les étudiants qui ont polarisé les Québécois.
La voix des étudiants porte et nous sommes maintenant des centaines de milliers à être de tout coeur avec eux. La colère de cette génération est saine et plus éloquente que le discours terne que lui oppose le gouvernement dans sa novlangue libérale. La colère des étudiants m'a gagnée lorsque les affrontements violents entre les manifestants et les forces de l'ordre se sont intensifiés à un point tel que la brutalité policière m'a rappelé la violence qui détruit les pays et celle que je décris dans la fiction romanesque. On charge les manifestants, on les matraque, on les asperge de poivre de Cayenne ; on lance dans la foule des balles de caoutchouc et des bombes de gaz irritant.
Il y a des blessés, mais heureusement personne n'a été tué. Les étudiants qui marchent, manifestent pacifiquement et défient l'autorité du gouvernement et des policiers avec humour ont bouleversé l'image que je me faisais du Québec. Ils ont été brutalisés de manière révoltante dans un pays inaccoutumé à de tels débordements. C'est arrivé chez moi, chez nous ? Cette violence qui pour moi appartenait au domaine de la fiction est possible chez moi, dans ma cour, dans mon quartier ?
J'ai compris qu'il se passait quelque chose de plus important encore que l'affrontement entre deux générations, entre un gouvernement obstiné et des étudiants mobilisés. Le Québec a un devoir, celui d'évoluer dans le respect de la social-démocratie qu'il a construite. Il l'a oublié, ce devoir. La devise qu'on peut lire sur les plaques d'immatriculation québécoises dit le contraire : "Je me souviens." On ne sait pas quelle madeleine offrir au Québec pour dérouiller sa mémoire.
Le gouvernement n'a pas voulu croire à la résilience du mouvement étudiant. De plus en plus de Québécois rejoignent le mouvement, manifestent leur soutien aux étudiants et dénoncent avec eux la dérive du néolibéralisme. C'est fort, nouveau, rare, chez nous. Rien d'étonnant à ce que cette génération d'Internet puisse engendrer, par sa colère forte et contagieuse, un mouvement plus vaste, celui du ras-le-bol des Québécois.
Mais cette génération n'a pas été tirée du néant des consoles de jeux vidéo, elle n'a pas surgi un soir de février dans les rues de Montréal. Elle a lu, voyagé, milité ; elle a rencontré les altermondialistes puis la nouvelle gauche qui se lève au Québec.
Je me suis mêlée à la foule qui marche. Je l'ai fait le 22 mars, le 22 avril, et encore à d'autres reprises. Puis j'ai participé à la grande manifestation du 22 mai, où nous étions, selon les organisateurs, 250 000 Québécois de tous âges à marcher en plein jour de semaine, par temps incertain, et avec la menace de cette loi matraque imposée par le gouvernement, la loi 78 adoptée le 18 mai et dénoncée sur-le-champ par à peu près tout le monde au Québec.
Cette loi qui vise à casser le mouvement n'a pas pour but d'encadrer le droit de manifester, elle le restreint et limite le droit d'association des étudiants. A cette loi surprise s'ajoute depuis le 19 mai le règlement municipal P-6, qui interdit de manifester masqué dans les rues de Montréal.
Chaque soir depuis un mois, à la tombée de la nuit, une marche de protestation est organisée. La foule prend son point de départ au parc Emilie-Gamelin, à moins de cinquante mètres de l'université du Québec à Montréal, près des boîtes de strip-tease, des bars à la mode, des cafés, des restaurants et des boutiques du Quartier latin, l'hélicoptère de la sûreté du Québec (police provinciale) survole mon quartier. Les manifestations sont rapidement déclarées illégales par le service de police de la ville de Montréal, qui applique la loi 78 ou le règlement municipal P-6. Voitures de police et de pompiers, fourgonnettes, ambulances, sirènes et clameur de la foule : les nuits blanches de Montréal, mai 2012.
Les étudiants que j'ai rencontrés sont politisés et créatifs. La foule qui marche est majoritairement pacifique et responsable. Je n'oublierai jamais la force émanant de la foule de manifestants qui scandait "Pa-ci-fi-ques a-ssis, pa-ci-fi-ques a-ssis", un soir, après la charge de l'escouade antiémeute contre elle. Un sit-in s'était alors organisé spontanément, boulevard Saint-Laurent, la frontière symbolique et historique entre l'ouest et l'est de la ville, entre les anglophones et les francophones.
Tous ensemble ce soir-là, dans la rue, solidaires, en français et en anglais, réunis pour la même cause, celle du changement social et du gel ou de l'abolition pure et simple des droits de scolarité.
J'ai vu les policiers isoler la tête du cortège debout, la charger, puis arrêter tous ceux qui leur tombaient sous la main. Ils prennent tout : étudiants intrépides, journalistes, une collégienne de 14 ans. Et même mon père, qui ne manifestait pas, le jeudi 24 mai, mais qui, se demandant d'où venait tout ce boucan, a quitté son appartement et a marché un peu ; il est tombé dans une souricière avec quatre cent cinquante personnes. On les a arrêtés, puis relâchés.
Les policiers sont fatigués, tendus, sous pression, ils sont pris en otage par une loi impossible à appliquer. Il arrive que des manifestants plus radicaux les malmènent, mais la loi, qui est du côté des plus forts, les protège comme leurs casques blancs, leurs boucliers noirs, leurs matraques, le gaz poivre, les bombes assourdissantes et de gaz irritants, leurs pistolets à balles de caoutchouc, leurs uniformes sombres et leur équipement de protection.
Cette jeune génération qui se met en travers du chemin du Parti libéral au pouvoir et la répression de sa colère ont fait entrer le Québec dans le temps de la fiction. La société québécoise a besoin de moments charnières pour avancer, mais elle devra trouver le chemin de l'apaisement. Je formule le souhait que les jeunes Québécois votent massivement aux prochaines élections provinciales, qu'ils ont l'habitude de bouder. Il faut redessiner le visage du Québec.
Je me demande si nous n'assistons pas là à la naissance d'un Québec nouveau, qui n'oublierait pas son histoire récente et ne ferait plus la sourde oreille aux revendications de ses enfants. Ce sont ces enfants du Québec qui financeront les soins de santé de ceux qui les méprisent aujourd'hui, car c'est un Québec juste, socialement responsable, que cette génération tournée vers l'autre désire plus que tout.
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>> Voir l'infographie : "Printemps érable" : cent jour de grève étudiantes au Québec
Née à Montréal en 1980, Perrine Leblanc est romancière et éditrice.
Son roman "L'Homme blanc" (Le Quartanier, 2010), d'abord publié à Montréal, puis chez Gallimard en 2011 sous le titre de "Kolia", met en scène un clown, de sa naissance en 1937 au goulag jusqu'à 1995, avec en arrière-plan l'histoire de la Russie.
Perrine Leblanc a été récompensée en 2010 du Grand Prix du livre de Montréal, puis, en 2011, du Prix littéraire du gouverneur général du Canada
Perrine Leblanc
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