Un entretien avec Michèle Tribalat dans les colonnes du Figaro. La démographe juge que le président de la République a une vision erronée de l’histoire de l’immigration en France. Son dernier ouvrage paru est « Statistiques ethniques, une querelle bien française », L’Artilleur, 2016.
LE FIGARO. —Dans Valeurs actuelles, Emmanuel Macron juge que « nous avons toujours été une terre d’immigration ». Partagez-vous cette appréciation ?
Michèle TRIBALAT. – S’il est vrai que des étrangers ont de tout temps voyagé en Europe, on ne peut en déduire que la France a été de tout temps une terre d’immigration. En 1851 on ne compte que 381 000 étrangers en France, soit 1 % de la population. Il s’agit de voisins européens installés en France, des Belges en grand nombre, notamment. C’est vrai que la France a connu une immigration étrangère précoce par rapport à la plupart de ses voisins, où celle-ci s’est surtout développée dans les années 1960 ou après. La grande vague migratoire des années 1920 a amené en France de nombreux Italiens et Polonais. En 1931, la proportion d’immigrés (nés étrangers à l’étranger) était de 6,6 %. Je suis donc sidérée par les erreurs du président qui déclare, dans Valeurs actuelles, après avoir affirmé que « nous avons toujours été une terre d’immigration », qu’« on a toujours eu 10 à 14 % de la population qui était d’origine étrangère ». En réalité, la France a connu trois grandes vagues migratoires, celle des années 1920, interrompue par la récession et la guerre ; celle des Trente Glorieuses, suivie d’une décrue lors du dernier quart du XXe siècle ; et la vague qui a démarré avec le XXIe siècle et qui est d’intensité comparable, pour l’instant, à celle des Trente Glorieuses. Comment pourrait-on avoir eu une population d’origine étrangère d’une grande stabilité, ne serait-ce que sur cette longue période ? Et qu’entend le président par population d’origine étrangère ? D’après les dernières données diffusées par l’Insee, nous aurions un peu plus de 14 millions de personnes d’origine étrangère sur deux générations en 2018, soit 21 % de la population. J’avais déjà été frappée par la bévue de Gérard Collomb, qui, devant la commission des Affaires étrangères, « évaluait » à 200 000 la population d’origine étrangère en Île-de-France, ce qui lui paraissait déjà beaucoup, sans choquer personne dans l’assistance. Pourtant, ça ne représenterait que 1,7 % de la population de la région ! Le président n’a pas d’idées plus claires sur les tendances de l’immigration étrangère et ses effets démographiques.
– Quels enseignements tirer de la comparaison des vagues d’immigration ?
– La composition par origine de la population immigrée a beaucoup changé. En 1982, en France métropolitaine, 56 % des immigrés étaient d’origine européenne et 33 % étaient originaires d’Afrique. Dans l’ensemble de la France hors Mayotte en 2018, ces proportions sont respectivement de 33 % et 46 %. Le courant migratoire qui a le plus augmenté est celui en provenance de l’Afrique hors Maghreb (près de 18 % dans l’ensemble de la France hors Mayotte en 2018, contre 4,3 % en 1982 en métropole). L’effacement de la contribution européenne est encore plus visible sur les jeunes d’origine étrangère de moins de 18 ans : en France métropolitaine, en 2017, seulement 22 % de ceux-ci sont d’origine européenne, 40 % d’origine maghrébine et 20 % originaires du reste de l’Afrique. Ce qui a beaucoup changé aussi, c’est l’intensité des concentrations, que nous avons mesurée avec Bernard Aubry, pour les jeunes d’origine étrangère de moins de 18 ans. À la fin des années 1960, la proportion de jeunes d’origine étrangère dans les communes d’au moins 5000 habitants était proche de 15 %. Elle s’est beaucoup accrue, notamment dans les communes d’au moins 30 000 habitants, où elle dépasse 37 % en 2015. On ne peut guère comparer les immigrés européens venus après la guerre à ceux d’aujourd’hui. Les premiers étaient chrétiens et l’endogamie religieuse a favorisé la mixité des unions avec des Français d’origine. Pour les musulmans venus du Maghreb ou du Sahel, l’endogamie religieuse est un obstacle à cette mixité. Par ailleurs, la manière dont était envisagée l’intégration dans les années 1960 n’a rien à voir avec la conception multiculturaliste à laquelle la France souscrit désormais.
– Le président Macron évoque ces citoyens qui font « sécession » avec la République…
– Emmanuel Macron parle de sécession, mais n’a pas l’air de prendre très au sérieux la ferveur religieuse qui se développe notamment chez les jeunes musulmans. Il y voit une compensation, une provocation de la part de personnes qui « se moquent de la religion » qu’elles « utilisent pour provoquer la République », laquelle n’aimerait pas les musulmans. Constat qu’il semble partager. C’est une manière d’accréditer la posture grief. Le président place la responsabilité du côté de la France, qui n’en aurait pas fait assez pour intégrer économiquement les pères et les frères des filles qui se voilent. On retrouve ici la priorité qu’il accorde aux conditions matérielles. D’ailleurs, c’est à la fin de « la fabrique de l’intégration par le modèle économique » des Trente Glorieuses qu’il attribue les problèmes actuels. Manifestement, la fracture culturelle ne l’intéresse pas ou il la juge suffisamment superficielle pour disparaître avec la prospérité. Je ne vois pas de grand changement par rapport à sa déclaration de campagne niant l’existence d’une culture française.
– Macron souligne l’échec des politiques d’assimilation. Qu’en penser ?
– Le mot « assimilation » n’a pas franchi ses lèvres. Il parle de « l’échec de notre modèle » (sans autre précision) qui, conjugué à « la crise que vit l’islam », expliquerait que des filles ou petites-filles d’immigrés se voilent. C’est un peu court ! De quel modèle parle-t-il ? J’ai bien peur que ce soit du modèle économique plus inclusif qu’il appelle de ses vœux. Le modèle d’assimilation français est mort. Il a été abandonné par les élites et officiellement par l’État, sous Jacques Chirac en 2004, lorsqu’il a souscrit au modèle d’intégration multiculturaliste ainsi défini par la Commission européenne : « L’intégration est un processus dynamique à double sens d’acceptation mutuelle de la part de tous les immigrants et résidents des États membres. » L’assimilation, au contraire, est un modèle asymétrique qui privilégie la continuité historique en accordant un privilège à la culture du pays d’accueil. Elle n’a pas tant besoin de politiques particulières que d’un engagement du corps social dans son entier, élites comprises.