C'était encore la saison de pluies. Celle qu'on appelle la «petite saison» pour la distinguer de la grande, qui sévit d'avril à juin. Cela voulait dire qu'au lieu du déluge, il y avait des ondées de temps en temps. Lorsque nous sommes arrivés à Atakpamé, à 160 km de Lomé sur les plateaux du centre du Togo, nous sommes allés dire bonjour au préfet qui affichait un large sourire. Il nous a souhaités «bonne arrivée» accompagné de tous ses adjoints qui n'avaient rien de plus urgent à faire ce jour-là que de venir nous serrer la main. C'est ainsi en Afrique. Ce que les êtres pressés que nous sommes considèrent comme une obligation protocolaire superflue est là-bas la plus élémentaire des politesses.
Mais la véritable surprise nous attendait au Centre de lecture et d'animation culturelle (CLAC) créé par la Francophonie. Dans ce petit bâtiment rudimentaire attenant à la mairie, dont personne au Québec ne voudrait pour abriter sa voiture, j'ai vu de mes yeux une chose rare. Sous les pales des ventilateurs qui remuaient un air lourd et humide, 400 enfants de 6 à 14 ans se ruaient littéralement sur les centaines d'ouvrages disposés sur les murs. Chaque mercredi et vendredi après-midi, c'est là qu'ils se donnent rendez-vous après l'école. Certains s'appliquent à faire leurs devoirs dans un brouhaha permanent. D'autres lisent tranquillement sous la chaleur accablante. «Ici, le livre a encore un grand pouvoir d'attraction. C'est un objet convoité», me dit Issa Bongo, responsable de la centaine de CLAC d'Afrique de l'Ouest.
Sur les rayons, parmi les auteurs français et africains, on trouve Yves Beauchemin et Nancy Houston, Jacques Ferron et Marie-Claire Blais. Pendant que ces jeunes Togolais lisaient avec avidité des mots entiers et des phrases bien construites, j'imaginais nos enfants à des milliers de kilomètres de là pitonnant sur Facebook des mots tronqués dignes des tribus les moins évoluées. J'avoue qu'en voyant ces enfants studieux, j'ai eu la certitude qu'un jour l'Afrique, forte de cette culture que nous méprisons trop souvent, ne ferait qu'une bouchée des analphabètes pitonneux que nous serons devenus.
Quiconque a visité un seul de ces 220 CLAC, d'ailleurs imaginés par l'ancien président de la Bibliothèque nationale du Québec Philippe Sauvageau, ne peut douter de l'utilité de la Francophonie. Celui-là est immunisé à jamais contre les regards suffisants que certains lui jettent parfois. Même au Québec, il n'est pas rare d'entendre dire que cette Francophonie rame inutilement contre l'irrésistible vague anglophone qui déferle sur le monde.
Rien n'est plus faux. Avec la montée de la Chine et des autres pays dits émergents, la rivalité entre les grandes langues du monde ne pourra que s'accentuer. Bientôt, le français, l'espagnol et l'allemand ne seront plus seuls à contester le sabir anglo-saxon qu'on nous impose partout comme seul moyen de communication. Elles seront rejointes par le chinois, le portugais, le russe et quelques autres.
Dans ce contexte, le français ne sera pas en si mauvaise posture. Pendant que le Canada maintient des taux effarants d'assimilation des francophones qui vivent hors du Québec, l'Afrique, elle, est plus que jamais demandeuse de français.
Déjà, la moitié des francophones vivent en Afrique. En 2050, cette proportion aura atteint 85 %. L'avenir du français se jouera sur le continent noir, où il est la langue officielle de plus de 25 pays. Même s'il n'y est pas nécessairement la langue maternelle, il est souvent la seule langue commune, notamment celle de l'école, capable de réconcilier des populations très diverses. Une fois encore, les sceptiques hausseront les épaules. Jusqu'au jour, qui ne saurait tarder, où l'Afrique connaîtra l'explosion économique de la Chine. Alors, le français redeviendra, avec l'anglais évidemment, la langue de la croissance économique. Voilà qui permettrait au français de conserver son rang parmi les toutes premières langues du monde. Pour peu que nous ne baissions pas les bras d'ici là. Au Québec non plus.
Les Québécois vivent dans un des rares endroits où le français a été la langue des opprimés. C'est pourquoi ils n'ont pas toujours conscience qu'ils parlent une des plus grandes langues du monde. Une chance que nous envient toutes les nations minoritaires, comme les Catalans, les Basques et les Flamands, qui n'ont pas ce privilège. Isolés dans une Amérique unilingue qui se prend pour l'univers, nous ne savons pas toujours qu'il est plus facile de parler français à Madrid, à Abu Dhabi et à Tel-Aviv qu'à Calgary, Vancouver et Atlanta.
Pour une des premières fois de son histoire, le sommet de l'Organisation internationale de la Francophonie qui s'ouvrira ce soir à Montreux, en Suisse, abordera formellement l'état du français dans le monde. C'est ce que réclamait le Québec depuis longtemps. Si l'OIF était conséquente, elle inscrirait dorénavant ce point à l'ordre du jour de chacune de ses rencontres. Le français n'est-il pas notre «cour de métier» comme le disait si joliment le secrétaire général de l'OIF, Abdou Diouf?
Quant à ceux qui n'en sont pas convaincus, je leur suggère d'aller passer quelques heures seulement à Atakpamé. Le traitement est radical et définitif.
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crioux@ledevoir.com
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