Monarcho-libéraux contre républicains

Le conflit étudiant a muté en crise sociale. Au fond, qui est dans la rue plus que jamais dans l’histoire du Québec et pourquoi ?

Conflit étudiant - Désobéissance civile - 22 mai - un tonnerre d’espoir



C’est l’élu ou la rue. L’élu des élus Jean Charest a renouvelé son appel au calme jeudi. On saura aujourd’hui s’il a été entendu par la rue mobilisée pour une nouvelle manifestation par les étudiants en grève depuis plus de cent jours et quelques dizaines de nuits.
En constatant l’échec des négociations, le premier ministre a répété que des élections auraient lieu d’ici 18 mois et que « ce sera le moment pour les gens d’exprimer leur désaccord démocratiquement ». Il a ajouté que les plus radicaux des jeunes négociateurs étaient allés trop loin en menaçant de perturber le Grand Prix de F1 prévu à Montréal le week-end prochain.
« Ce que nous avons dit, c’est que le Grand Prix allait être, tout comme le sont d’autres événements [des festivals notamment], une tribune pour s’exprimer et faire valoir les revendications étudiantes », a ensuite expliqué Gabriel Nadeau-Dubois, porte-parole de la CLASSE, regroupement d’associations réputé le plus militant.
C’est donc l’élu ou la rue. Ces deux options s’arriment à des conceptions radicalement différentes du politique, du pouvoir, de la légitimité. Au fond qui gouverne ? L’Assemblée nationale ou le peuple souverain ? Et que faire des casseurs radicaux qui foutent le feu de temps en temps ?

Le monarque et le peuple
Au lieu de la traditionnelle opposition entre la gauche et la droite, le politologue Marc Chevrier de l’UQAM propose une tripartition des options. Il distingue une conception dite monarcho-libérale (au pouvoir à Québec comme à Ottawa) et deux postures contestataires : une républicaine, une anarcho-libertaire.
La première philosophie, défendue par le gouvernement, avec un fort écho chez les commentateurs des grands médias, s’alimente au libéralisme classique. Dans ce système, les électeurs délèguent le pouvoir à une élite élue qui acquiert ainsi le droit de gouverner le peuple.
« Le gouvernement décide en souverain, d’où cette appellation du monarcho-libéralisme, explique le professeur de sciences politiques. Bien sûr, on peut contester les décisions et manifester, mais la véritable initiative vient du gouvernement. Et quand on n’est pas content, on change de gouvernement aux prochaines élections. »
Ce modèle circonscrit le rôle du citoyen-électeur. « Le peuple en lui-même n’est pas une entité, poursuit le professeur Chevrier. Ce sont les individus titulaires de droits qui comptent. La société, elle, demeure très policée et elle est définie par les droits contractuels de tout un chacun. Dans ce portrait, les lieux publics sont faits pour la circulation des voitures, des biens, des personnes, et toute atteinte à cette circulation devient une atteinte aux droits contractuels. »
La tradition se réclamant du républicanisme remonte jusqu’aux patriotes. Le professeur fait d’ailleurs observer la présence de drapeaux de la Rébellion dans les foules. « Cette conception dit que le peuple garde ses droits de vigilance, de manifestation, de critique. Il peut s’assembler et faire contrepoids à l’action des élus ou la seconder. Je ne sais pas si les gens pensent à ça en tapant sur leur casserole, mais le lien me semble indéniable. »
La troisième option, beaucoup plus radicale, nie la représentativité des élus. Le peuple et le pouvoir se confondent alors dans la critique des formes de représentations traditionnelles. « Les deux positions contestataires se retrouvent dans les manifestations, dit M. Chevrier. On retrouve aussi la division dans les associations étudiantes. »

L’ascenseur social en panne
Le sociologue Stéphane Kelly, du cégep de Saint-Jérôme, propose sa propre tripartition fondamentale. Les deux premières conceptions se correspondent : lui-même parle plutôt d’une tradition « libérale-impériale » (au lieu de monarchique-libérale) et conserve l’idée d’une voie républicaine. Il ajoute une option conservatrice plutôt qu’anarcho-libertaire.
« Il y a, au Québec, trois cultures politiques, dit-il. Il y a la tradition libérale du Montréal impérial, anglophone, connecté sur l’empire américain, qui adhère au libéralisme et regarde le Québec francophone ébahi. Il y a le Québec conservateur, profond, hors Montréal. Il y a un troisième Québec républicain, le Grand Montréal francophone, qui considère que le peuple peut manifester. D’ailleurs, quand on regarde quels cégeps sont encore dans le mouvement, étrangement, on retrouve les circonscriptions derrière Papineau en 1837. Pour moi, ces trois cultures politiques se recristallisent en ce moment. »
Seulement, cette espèce d’invariant tripolaire s’arrime à des conditions particulières. L’auteur de l’essai À l’ombre du mur, sur les « trajectoires » de la génération X, imagine une famille typique d’aujourd’hui pour faire comprendre ce qui se passe. Dans ce portrait de groupe, un grand-père né en 1944 a un fils en 1964 qui engendre à son tour en 1994. Or, le premier a pris sa retraite confortable à 56 ans, le second aura de la chance s’il peut arrêter de travailler vers 66 ans et le petit-fils cessera probablement d’occuper des emplois précaires quand il sera trop épuisé…
« L’ascenseur social est en panne depuis trente ans, note M. Kelly. Durant les trente glorieuses, après la Deuxième Guerre mondiale, les individus avaient bon espoir de monter d’un, deux ou trois niveaux. À partir des années 1980, le retour du balancier défavorise les nouvelles générations. Le niveau de vie stagne ou régresse. C’est l’impasse et l’adieu au progrès. »
Pour lui, une série de déclassements sociaux expliquent donc les choix des étudiants en grève et des tapeurs de chaudrons. « La rationalité du gréviste voit la solidarité comme réflexe de survie dans un monde marqué par une insécurité croissante », résume M. Kelly.
La première dégringolade, la plus évidente, concerne l’économie. « L’horizon de déclassement se vérifie dans la protection sociale, la sécurité d’emploi, l’accès à la propriété, l’accès aux vacances ou l’épargne, y compris en vue de la retraite. »
Le deuxième étiolement est disciplinaire. Les étudiants des « humanités » (sciences humaines ou sociales, philo, arts, littérature, etc.), portent le carré rouge tandis que les disciplines plus collées au marché du travail, plus utilitaires (les sciences pures, les techniques…), n’ont pas fait grève, ou si peu.
« La vigueur du mouvement de contestation s’explique aussi par la menace sur ces disciplines. D’ailleurs, les leaders étudiants sont tous ici de cette filière, avec d’excellents dossiers scolaires en plus. Disons que beaucoup d’étudiants sont formés au jugement critique alors que les entreprises réclament autre chose. »
Le troisième déclassement concerne la famille. Le sociologue observe alors que les jeunes en grève proviennent de parents de la génération X et pour une bonne part d’entre eux de familles « décomposées », ce qui ajouterait une couche d’insécurité affective. « Je ne juge pas : moi-même je suis dans une famille recomposée », précise le savant.
Il ajoute être resté neutre dans le conflit auprès de ses étudiants. « Mais je crois que c’est un événement qui va être marquant dans l’histoire du Québec, conclut Stéphane Kelly. En terme de mobilisation, on n’a jamais vu ça, même en 1942 au moment des batailles autour de la conscription. Là, on a vu des milliers de personnes dans la rue, soir après soir après soir, pour s’opposer franchement au pouvoir. C’est du jamais vu et il faut être assez prudent pour expliquer un phénomène comme celui-là… »


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