Pourquoi Alcan ne fait pas une offre "hostile" d'achat pour Alcoa? Elle en a les moyens ou, à tout le moins, avec l'appui des grands fonds institutionnels canadiens pourrait aisément rassembler les capitaux nécessaires. Ses dirigeants et ses administrateurs valent bien en compétence ceux d'Alcoa.
Le problème, et il est incontournable, c'est qu'il est à toute fin pratique impossible de réussir une opération de prises de contrôle "hostile" dans plusieurs États américains. Cela en surprendra plusieurs; dans cette Amérique, championne du libre marché, propagandiste en chef du capitalisme financier, prétendu modèle de la gouvernance au service des actionnaires, les conseils d'administration des entreprises ciblées sont dotés de moyens et de la protection juridique pour rejeter toute offre d'achat "hostile".
Au cours de la décennie 1980-1990, les fonds de privatisation (qu'on appelait alors "Leveraged Buy-Out" (LBO) Funds) menèrent un grand nombre d'opérations "hostiles" de prise de contrôle. Pendant que les idéologues du gouvernement fédéral américain se réjouissaient du "dynamisme économique" et de "l'efficience accrue" résultant de ces opérations, les coupures d'effectifs et les chambardements industriels suscitèrent une grogne politique telle que pas moins de 31 États américains ont adopté des lois pour entraver ces opérations "hostiles".
Le contenu de ces lois diffère d'un État à l'autre; mais c'est l'État de la Pennsylvanie qui s'est doté de la loi la plus contraignante, rendant pratiquement impossible toute opération "hostile". Or, c'est justement dans cet État que la société Alcoa tient son domicile juridique.
La loi de la Pennsylvanie comporte les mesures suivantes, parmi d'autres:
- Lors d'une offre d'achat, le conseil d'administration doit prendre en compte les intérêts de toutes les parties prenantes, les travailleurs, les fournisseurs, les clients, la société ambiante ainsi que les intérêts "à long terme" de l'entreprise; le conseil peut rejeter une offre financièrement alléchante s'il juge qu'elle n'est pas dans l'intérêt général; le conseil est à l'abri de toute poursuite pour avoir refusé une offre d'achat;
- Toutes les actions détenues par un acheteur, suite à une offre hostile, sont dépouillées de leur droit de vote; seulement les actions non détenues par l'agresseur ont le droit de vote pour ou contre son offre d'achat;
- Toute acquisition non souhaitée par le conseil d'administration de la société ciblée est soumise à une période de cinq ans pendant laquelle l'acquéreur ne peut procéder à aucune "combinaison" de ses actifs avec ceux de l'entreprise acquise (ce qu'en pratique, élimine tout bénéfice provenant des "synergies" pour cinq ans). (...)
Puisque le conseil d'administration peut soustraire l'entreprise à certaines de ces restrictions, l'acquéreur potentiel pourrait avoir gain de cause en faisant élire au conseil des personnes favorables à l'opération de prise de contrôle. Or, dans un grand nombre d'entreprises américaines, dont Alcoa, les membres des conseils d'administration sont élus pour trois ans, avec le tiers des membres élus chaque année. La prise de contrôle d'un conseil exige donc de gagner une bataille de procurations deux années de suite. Pour changer cet arrangement et adopter le mode d'élection annuelle de tous les administrateurs (comme c'est la norme au Canada), une telle résolution doit être appuyée par des actionnaires détenant au moins 80% des votes. (...)
Ce trop bref examen des enjeux suscités par les opérations de prise de contrôle de nos sociétés met en relief que les États ne sont pas impuissants ni ne doivent se limiter à un rôle de spectateur devant l'ascendance supposément inexorable de la mondialisation et du capitalisme financier.
Ainsi, les États américains ont agi résolument et rapidement pour bâtir un rempart entre la vague déferlante des prises de contrôle hostiles au cours des années 80 alors même que la partie n'impliquait pas d'intérêts étrangers (à moins que les résidents de l'État de New York ne soient considérés comme étrangers en Pennsylvanie!). On imagine facilement la vigueur additionnelle avec laquelle ces États auraient agi si les meneurs de ces opérations hostiles de prise de contrôle avaient été des non-Américains.
De simples mesures pourraient, sans grands dommage au fonctionnement des marchés, établir un meilleur équilibre entre les parties en cause, comme:
1. L'exigence d'une période de détention minimale des actions avant d'en exercer le droit de vote;
2. Une disposition explicite permettant aux administrateurs de considérer l'effet d'une prise de contrôle sur les parties prenantes autres que l'actionnaire;
3. Bien établir que le conseil doit protéger l'intérêt à long terme de l'entreprise et non pas le seul profit à court terme de l'actionnaire. Plusieurs États américains ont adopté ces deux dernières mesures sans que ne s'écroule le temple du libre marché.
***
Nous publions ici la deuxième partie du texte de M. Yvan Allaire, président du conseil de l'Institut sur la gouvernance d'organisations privées et publiques à HEC-Concordia, et de Mme Mihaela Firsirotu, professeur titulaire à la Chaire J. Armand Bombardier en gestion transnationale à l'UQAM, sur l'offre d'achat "hostile" d'Alcoa sur Alcan.
Mission impossible
Même si elle le voulait, Alcan ne pourrait pas faire elle aussi une offre d'achat "hostile" pour Alcoa
Économie - Québec dans le monde
Yvan Allaire13 articles
professeur à l'UQAM et ancien membre du conseil d'administration de la Caisse de dépôt et placement et cofondateur de la firme Sécor
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