Je veux parler d’un paradoxe: contrairement à ce que certains pourraient croire, le débat sur Israël et sa nature sioniste est bien plus ouvert en Israël qu’il ne l’est ici, où ce sujet est devenu «sensible» et «délicat».
Je reviens d’Israël où je lançais la version en hébreu de mon livre portant sur le rejet du sionisme de la part de juifs, en majorité haredis (ultra-orthodoxes), ouvrage paru en français au Québec il y a une décennie et traduit depuis en une douzaine de langues. Sa parution est survenue à un moment particulièrement opportun. Deux jours après mon arrivée, une manifestation des haredis contre le service militaire obligatoire a réuni des centaines de milliers de personnes à l’entrée de Jérusalem. On n’aurait pas pu trouver une meilleure semaine pour débattre des enjeux soulevés par le livre.
La manifestation a été provoquée par la décision de la Cour suprême d’Israël d’annuler les exemptions accordées aux étudiants des yechivoth (collèges rabbiniques) en matière de service militaire. Cette décision a invalidé l’accord historique qu’avait conclu David Ben Gourion, le fondateur de l’État sioniste, avec les haredis, non- ou anti-sionistes. En offrant ces exemptions, Ben Gourion achetait ainsi la paix: en échange, les rabbins promettaient de ne pas s’opposer à la proclamation de l’État d’Israël. Or, tout en négociant avec le premier ministre d’Israël, les rabbins niaient au nouvel État toute légitimité : «Si un brigand se précipite sur moi dans la forêt et me menace avec des armes, et que je commence à discuter avec lui pour qu’il me laisse en vie, est-ce à dire que je reconnais sa légitimité ? Non : il reste pour moi un brigand.»
Quels que soient les points de contact occasionnel entre les haredis et la majorité de la population israélienne, les deux groupes évoluent en parallèle. Ce qui les divise trouve ses racines dans l’invention d’une nouvelle identité juive qui a permis au projet sioniste de connaître un succès spectaculaire, lui qui n’était pourtant porté à ses débuts que par une poignée d’intellectuels d’origine juive d’Europe centrale.
Les pionniers athées du sionisme avaient articulé un projet de société révolutionnaire: ils voulaient se libérer tant du joug des non-juifs que du joug de la religion. Inspirés par les courants intellectuels européens de la fin du XIXe siècle, dont la pensée positiviste, ils étaient convaincus que les haredis, vus comme un vestige médiéval, allaient naturellement disparaître, se dissoudre dans le tourbillon de la nouvelle vie en Terre d’Israël. Cette vision s’est avérée erronée.
C’est pourquoi la problématique de l’opposition juive au sionisme a attiré l’attention de médias israéliens très divers, allant du quotidien Yedioth Aharonot et de l’hebdomadaire Time Out, qui s’adressent tous deux à un large public plutôt laïque, aux publications religieuses Bekehila et Shaa tova, en passant par Aroutz 7, qui s’adresse surtout aux colons adeptes du national-judaïsme. Tous m’ont posé la même question: est-ce que cette manifestation annonce une confrontation plus coriace ?
Après des décennies de compromis et d’accommodements ponctuels entre les haredis et la majorité israélienne, il devient de plus en plus difficile d’esquiver les oppositions fondamentales qu’a réveillées l’initiative du gouvernement israélien.
La remise en cause du sionisme, comme celle rapportée dans mon livre, a contribué à alimenter le débat public qui anime différents secteurs de la société israélienne. Or, tant en France qu’au Québec, la critique d’Israël et du sionisme constitue dans les grands médias un sujet pratiquement tabou. Parler d’Israël, et surtout en critiquer les fondements idéologiques, fait courir à ceux qui osent le faire le risque d’être traités d’antisémites et d’avoir à faire face à des insultes, voire à des poursuites judiciaires.
C’est là le résultat du travail assidu des organisations et militants sionistes, dits «pro-israéliens». Ils ont d’ailleurs si bien réussi qu’ils ont fini par fausser l’image publique d’Israël. À écouter ces «supporteurs d’Israël», on pourrait croire qu’en Israël on réprime tout débat de fond sur ces enjeux. Or, c’est tout le contraire et ceux-ci devraient plutôt s’inspirer de la réalité israélienne et ne plus étouffer les critiques. Il devrait être possible de pouvoir parler d’Israël comme on le fait de n’importe quel autre État, que ce soit du Sénégal, du Danemark ou du Canada. Nous pourrions alors revenir à un débat sain et nécessaire sur l’État d’Israël.
Libre opinion - Le sionisme critiquable en Israël... mais pas au Québec
Rafraîchissant ! Ainsi donc, on peut être anti-sioniste sans être anti-sémite ?
Yakov M. Rabkin3 articles
Yakov M. Rabkin
L'auteur est professeur titulaire au département d'histoire à l'Université de Montréal. La version anglaise de son dernier ouvrage, «Au Nom de la Torah: une histoire de l'opposition juive au sionisme», fut nommée pour le prix du Gouver...
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Yakov M. Rabkin
L'auteur est professeur titulaire au département d'histoire à l'Université de Montréal. La version anglaise de son dernier ouvrage, «Au Nom de la Torah: une histoire de l'opposition juive au sionisme», fut nommée pour le prix du Gouverneur général du Canada en 2006.
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