L'arrêt rendu vendredi dernier par la Cour suprême du Canada à l'encontre d'un groupe de dissidents protestants albertains qui refusait de se faire photographier pour avoir droit au permis de conduire reconnaît que certaines lois d'intérêt public peuvent restreindre la pratique religieuse. Pour en arriver à cette conclusion, la majorité des juges ont dû forcer la note par rapport à la tendance très accommodante des dernières années. Mais on aurait tort de croire que le revirement est majeur, car la décision aurait facilement pu être différente.
Ce n'est pas la première fois que la Cour suprême rejette une requête présentée par un groupe religieux qui refuse de se soumettre à une loi sous prétexte qu'elle contrevient à la liberté religieuse. L'an dernier, par exemple, la Cour a refusé d'entendre la cause des juifs hassidiques de Val-Morin, qui refusaient de se soumettre au règlement de zonage interdisant la présence d'un lieu de culte ou d'une école dans un quartier résidentiel. Par ce refus, la Cour entérinait de facto les jugements des tribunaux inférieurs, qui avaient donné raison à la municipalité.
Dans le cas de la colonie huttérite Wilson d'Alberta, la juge en chef McLachlin, qui a rédigé l'arrêt au nom de la majorité, s'est livrée à une savante analyse pour conclure que «les effets bénéfiques de la photo obligatoire universelle pour les titulaires d'un permis de conduire sont suffisants pour étayer une restriction au droit [religieux]» [...]. Elle ajoute plus loin: «La Charte garantit la liberté de religion, mais ne protège pas les fidèles contre tous les coûts accessoires à la pratique religieuse», par exemple les coûts d'un chauffeur.
Quiconque fréquente les arrêts de la Cour suprême aura noté que le raisonnement des quatre juges majoritaires est fragile, ce que les trois juges dissidents n'ont pas manqué de relever, faisant remarquer que si les huttérites ne peuvent plus conduire de véhicules à moteur, c'est leur autonomie qui sera menacée.
Que la majorité des juges en soit venue à trancher en faveur d'une application stricte de la loi, c'est certainement un signe que la Cour est un peu plus sensible à la résistance d'une fraction non négligeable de la population au principe d'accommodement raisonnable qu'elle a elle-même imposé. Après l'autorisation du turban dans la GRC, du kirpan à l'école et quelques autres aussi controversées, cette décision concernant le permis de conduire marque un temps d'arrêt dans la montée des exemptions aux lois pour motifs religieux.
Malheureusement, une hirondelle ne fait pas le printemps! Bien des juges de cette même Cour, y compris au sein du groupe majoritaire, et bon nombre de politiciens et d'intellectuels canadiens sont acquis à l'idée que le Canada est désormais le pays des cent cultures et des mille religions. Dans leurs écrits et leurs jugements, ces gens acceptent comme inévitable, voire souhaitable, que les nouveaux arrivants vivent entre eux, loin de la société d'accueil à laquelle ils ne participent que sous le parapluie des rapports marchands (commerce, travail, finance).
Cette vision d'un Canada multiculturel éclaté, où les groupes culturels et religieux sont encouragés à maintenir leurs coutumes et leurs pratiques respectives dans un esprit de cohabitation permanente, a pour conséquence de détruire le sentiment de solidarité collective au profit d'un individualisme menaçant. Une telle société ne peut survivre que si le seul facteur qui relie les communautés entre elles, l'activité économique, connaît une croissance perpétuelle. Or, en temps de crise économique prolongée, le multiculturalisme canadien risque d'exacerber le sentiment du chacun-pour-soi, avec les dangers de dérapage que cela comporte.
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