Les Québécois, Marcel Rioux 1974

Livres-revues-arts 2011

Les Québécois, Éditions du Seuil, 1974
UNE QUESTION D'IDENTITE
De qui parle-t-on dans cet ouvrage? Le titre indique s'agit des Québécois. Est-ce bien sûr? Ne s'agit-il pas de Canadiens-français? Des Canadiens? Des Français Canada? Des Laurentiens? Ou bien des Canayens? Écrit par d'autres et à d'autres moments - et même encore aujourd'hui - ce livre eût pu être présenté sous un autre titre. C'est déjà indiquer d'entrée de jeu que, pour le peuple qui fait l'objet de cet essai, la question de son identité a constamment constitué un des axes principaux de ses préoccupations. Même si cette angoisse est le lot des peuples dominés et colonisés, des groupes ethniques minoritaires partagés entre plusieurs allégeances, il n'en reste pas moins que chaque groupe vit ces écartèlements d'une façon qui lui est propre. Cheminer à travers ces différents noms dont les Québécois s'affublent ou dont ils sont affublés par les autres, révèle une partie de leur histoire. On pénètre ainsi au coeur des survivances et du destin d'un peuple. Examiner ces différentes appellations renseigne aussi sur les groupes dont Québécois ont voulu se démarquer à travers l'histoire. C'est examiner la relation dialectique entre soi et les autres. de fond sur laquelle se profilent les projets collectifs des Québécois, cette question de l'identité n'a jamais intéressé également toutes les classes mais elle s'est sans cesse faufilée dans les manifestations et les comportements en apparence les moins agités.
DES FRANÇAIS ET DES QUÉBÉCOIS EN NOUVELLE-FRANCE
A l'apogée de la colonisation française au Nouveau Monde, dans la première moitié du XVIIIe siècle, la plus grande partie de l'Amérique du Nord était française et s'appelait Nouvelle-France.
Toutefois, il ne semble pas que cette appellation de Nouvelle-France ait fourni quelque dérivé pour nommer ceux qui habitaient cette terre. Si, au départ, tout le monde était français, il arriva que, vers 1680, ceux qui étaient nés en Nouvelle-France étaient devenus plus nombreux que ceux qui étaient nés en France. Cette majorité des indigènes sur les métropolitains ne cessa de croître jusqu'à la fin du régime français, en I760. Ce nouveau groupe francophone s'appela d'abord Canadien. C'est la première appellation collective de ceux qui s'appellent aujourd'hui Québécois. Les Français métropolitains furent donc le premier groupe duquel ces nouveaux Nord-Américains se différencièrent. C'est le commencement d'un long processus historique de différenciation et d'affirmation de soi. Pendant de longues périodes, la différenciation va l'emporter sur l'affirmation de soi, ce sont des temps de replis, de conservatisme et d'isolement. A d'autres époques - et singulièrement aujourd'hui - c'est l'affirmation de soi qui prédomine. On peut dire que c'est la prédominance de l'un ou l'autre axe - différenciation ou affirmation de soi - qui va caractériser les périodes de conservatisme ou de créativité. La différenciation est négative; on maximise l'écart perçu entre soi et les autres. L'affirmation de soi veut exploiter ce que l'on croit être profondément et essentiellement; elle est tournée vers le présent et l'avenir, alors que la différenciation est davantage tournée vers passé.


Pendant le régime français (1608-1760), les Québécois, parce qu'ils sont mieux adaptés au climat, au pays en général et aux Amérindiens, s'affirment comme canadiens, comme nord-américains. Les métropolitains français sont d'un autre continent et ne sont pas aussi à l'aise que les Canadiens pour survivre ici, faire la guerre à l'Indien et sillonner cet immense continent, y découvrir de nouvelles terres et faire la traite des fourrures. Durant cette période prévaut l'affirmation de soi et l'appellation de Canadien indique un certain sentiment de supériorité sur le métropolitain français.

DES CANADIENS ET DES «CANADIANS»
Après la conquête de la Nouvelle-France par les Anglais en I763, le Canada devint une colonie anglaise, la quinzième en Amérique, qui s'ajoutait aux treize colonies américaines et à l'ancienne Acadie, devenue Nouvelle-Écosse. Bientôt toutefois, les treize colonies américaines acquirent leur indépendance (I775-1783) et l'Amérique britannique du Nord ne comprit plus que les territoires situés au nord du 45e parallèle. Ce sont ces colonies, Canada-Uni (Québec et Ontario), Nouvelle-Écosse et Nouveau-Brunswick qui furent assemblées par Londres, en 1867, en vertu d'une loi qui s'appelle l'Acte de l'Amérique britannique du Nord. C'était la naissance de la Confédération canadienne, du Dominion of Canada.


Les habitants de la Nouvelle-France continuèrent, après la cession du Canada à l'Angleterre, en I763, à s'appeler Canadiens. Au nombre d'environ 65 000, ils sont les ancêtres directs des Québécois d'aujourd'hui.


Les Anglais et les Américains qui étaient venus s'établir là n'étaient pas considérés comme des Canadiens, mais comme des Anglais, des Bostonnais, des Américains. Comme ils parlaient tous anglais, ils avaient tendance à être appelés tout bonnement les Anglais, fussent-ils écossais, irlandais, anglais ou même américains. Encore aujourd'hui, pour certaines couches de population du Québec, il existe des Canadiens et des Anglais.


Toutefois, à mesure que l'ancienne Nouvelle-France s'ouvrait aux nouveaux venus de langue anglaise et qu'après 1791 il y eut deux Canadas, le Haut (l'Ontario d'aujourd'hui), le Bas (le Québec contemporain), les anglophones commencèrent eux-mêmes à s'appeler Canadians. Les francophones du Bas-Canada se firent appeler French-Canadians par les anglophones. L'expression Canadiens - français, calque direct de l'anglais, commença d'apparaître dans la langue des journaux et des hommes politiques. Canadien-français est l'un des premiers anglicismes qui devaient apparaître dans la langue québécoise.
CANADIEN, CANADIAN ET CANAYEN
La riposte populaire ne tarda pas à se manifester. Puisque les anglophones s'étaient approprié le nom de Canadien, qu'ils avaient traduit par Canadian, il fallait s'en différencier. Apparut le nom de Canayen. Plus de doute possible. Il s'agit d'une appellation distinctive, qu'on ne peut confondre avec aucune autre. Elle nomme une espèce particulière de Nord-Américain, bien individualisée et fière d'elle-même. Pour le moment, c'était la seule appellation non équivoque. Si l'on disait «Canadien», on aurait pu l'entendre pour désigner, selon l'appellation qui remonte au XVIIe siècle, un habitant de la Nouvelle-France, au Québec, donc un francophone, mais le vocable pouvait désigner tout aussi bien un anglophone et n'être que la traduction de Canadian. Enfin, Canadien pouvait aussi bien ne désigner que le seul anglophone du Canada, qui, ayant pris ce terme pour se désigner lui-même, avait créé l'expression de French-Canadian pour désigner les Canadiens de langue française. Le mot de Canayen ne permet, lui, aucune de ces hésitations.


Une autre appellation existe, celle de «Canuck». Le petit Webster définit «Canuck» comme une expression argotique qui, aux États-Unis, désigne souvent un Canadien, de quelque langue qu'il soit ; au Canada, ajoute Webster, «Canuck» désigne un «Canadien-français».
LES QUÉBÉCOIS ET LES AUTRES
Jusqu'ici, toutes les désignations utilisées dérivent de Canada. D'où viennent Québec et Québécois? Que sont les Québécois par rapport aux Canadiens, aux Canadiens-français, aux Canayens, aux Canadians et aux English-Canadians ? Canada et Québec viennent tous deux de langues amérindiennes. Canada serait un terme de la famille linguistique huron-iroquois et signifierait village. Québec serait tiré de l'algonquin et désignerait un détroit, un passage, comme c'est le cas du fleuve Saint-Laurent, au pied du cap Diamant, sur lequel est bâtie la ville de Québec, la capitale de l'État du Québec. Ces deux termes ont toujours existé. Québec étant algonquin - et les Algonquins étant établis ici depuis plus longtemps que les Iroquois - est plus ancien que Canada.


Québécois a d'abord désigné les habitants de la ville de Québec - premier établissement permanent des Français en Amérique du Nord - et plus tard les habitants du Bas-Canada, de l'ancienne Nouvelle-France. Bien que le terme existât depuis toujours, ce n'est que depuis une décennie à peu près que «Québécois » a été revalorisé, au point de devenir une espèce de symbole de l'affirmation de soi, d'autodétermination et de libération nationale. Canadien-français, anglicisme à l'origine, appartient plutôt à l'autre axe, celui de la différenciation d'autrui.


Assez paradoxalement, le terme de Québécois exclut les minorités francophones du Canada mais inclut la minorité anglophone du Québec. On voit assez l'intention politique dont le terme de Québécois est aujourd'hui chargé. Il est bien évident, toutefois, que les habitants du Québec étant francophones dans une proportion de plus de 80%, le nom de Québécois désigne avant tout une population de langue française.


Ceux qui s'opposent à l'émancipation du Québec de la tutelle canadienne n'emploient pas volontiers ce terme; ils continuent à utiliser l'expression de «Canadien-français» ou de «Canadiens de langue française»; d'autre part, ils parleront volontiers de « province de Québec » pour bien montrer que le Québec fait partie du Canada et qu'il reste dans son giron, sinon sous sa domination.


Quant à ceux qui, comme le général de Gaulle, parlent des Français du Canada, ils s'expriment comme Louis XIV devait le faire au XVIIe siècle, alors qu'il considérait les habitants de la Nouvelle-France comme des Français qui s'étaient momentanément éloignés de la métropole. Il y a maintenant quatre siècles que cela dure. Il faut se faire une raison.
ETRE OU NE PAS ETRE
On n'a pas réglé grand-chose quand on a convenu d'un nom pour un peuple. A supposer qu'on appelle Québécois les habitants du Québec - ce qui ne semble pas une proposition particulièrement révolutionnaire - on ne sait pas grand-chose d'eux si ce n'est qu'on a du mal à les nommer et qu'eux-mêmes ne s'y retrouvent pas toujours. Ce qui pourrait bien être, toutefois, le premier indice d'une caractérisation plus poussée. Peut-être sait-on, dès l'abord, que les faits ne sont pas aussi simples qu'ils peuvent paraître à ceux qui disent que les Québécois sont français, américains, canadiens ou autre chose. Si les Québécois étaient tout simplement québécois - comme j'imagine que les Italiens sont italiens - les choses pourraient paraître plus simples, encore faudrait-il savoir pourquoi il y a tant de variations dans leur appellation. La réalité nous commande donc de considérer les Québécois (* Dans le texte, quand Québécois sera employé seul, il s'agira des Québécois francophones.) comme un groupe ethnique dont la personnalité collective s'est tissée au cours de l'histoire et dont la trame se compose de traits français, américains et canadiens. Il faut éviter de considérer que ces traits sont juxtaposés et conservent leurs caractères originaux. Au contraire. Pour en arriver à une plus juste représentation des choses, il faudrait penser à une mosaïque qui serait en mouvement et dont l'impression optique serait un fondu, comme dans ces jeux d'enfants où l'on obtient une couleur déterminée, à partir d'éléments diversement colorés que l'on met en mouvement rotatif.



FRANCITÉ, AMÉRICANITÉ ET CANADIENNETÉ - QUÉBÉCITÉ
Commencer par dire que les Québécois sont français, américains et canadiens ne semble pas la meilleure façon d'en arriver à montrer qu'ils sont québécois. Pourtant c'est cette démarche que nous choisissons. Aussi original qu'un peuple soit n'empêche pas de découvrir chez lui des traits qui sont communs à d'autres peuples ou des influences géographiques qu'il partage avec d'autres. L'important est de savoir comment, à partir de ces traits, il en est arrivé à former un groupe bien distinct et qui possède sa propre individualité. Historiquement, c'est ainsi que les choses se sont passées. Tout au long de leurs quatre siècles de vie en Amérique du Nord, les Québécois ont dû tenir compte des autres, parce que, coloniaux, conquis, colonisés, dominés, minoritaires, ils n'ont jamais tenu le bon bout du bâton. Leurs « définisseurs » de situation, leurs idéologues, ceux qui prennent sur eux de définir un groupe, de lui tracer des objectifs et des moyens pour les réaliser, ont constamment pris en considération des traits culturels d'autres groupes, ce qui peut éclairer la formation historique de la nation québécoise. Ces définitions renseignent sur les traits avoués et ceux qui sont niés, occultés. Les variations enregistrées dans la définition d'eux-mêmes indiquent les groupes dont les Québécois voulaient se différencier et révèlent aussi à quelles classes appartenaient les « définisseurs » et quels traits ils avaient intérêt à mettre en avant et ceux qu'ils avaient intérêt à passer sous silence ou à nier.


Avant la Conquête anglaise, avant I760, les Canadiens, qui se distinguent de plus en plus des métropolitains français et de la France autoritaire et utilitariste, mettent en avant leur américanité. Il semble que cette attitude soit commune au clergé, aux militaires nés sur place et à bon nombre d'habitants.


Devant la menace d'assimilation et d'anglicisation que représentent les anglophones à partir de I760 et surtout de 1841, lors de l'union des deux Canadas, le français et l'anglais, les idéologues mettent en avant la francité des Québécois et la religion catholique. C'est ainsi que certains caractères nationaux ou culturels deviennent, à différentes périodes, soit dominants soit récessifs, à tout le moins dans les définitions que les classes sociales dominantes donnent des Québécois. Dans une situation de domination politique ou économique, les dominés ont tendance à maximer les différences qu'ils perçoivent entre eux et les dominants, dans l'espoir de préserver leur identité et de justifier leur libération.


Il n'en reste pas moins qu'en dehors de toute idéologie, qui souligne certains traits et en gomme d'autres, une société est en formation au Québec et acquiert certains caractères qui vont la distinguer de plus en plus des autres sociétés. Ce processus s'élabore à partir d'éléments hétérogènes que les Québécois vont structurer d'une façon spécifique et la «québécité» naît de ce processus de restructuration. Issus de la société française du XVIIe siècle, vivant en Amérique du Nord depuis bientôt quatre siècles, conquis militairement par l'Angleterre et dominés politiquement et économiquement par des anglophones, les Québécois ont fondu ces traits et influences en un tout dont l'originalité ne fait pas de doute, puisqu'ils ne sont plus français, ni devenus américains, ni «canadians». Il reste à examiner ces trois alluvions de la québécité.
L'AMÉRICANITÉ DES QUÉBÉCOIS

Nous commençons par l'américanité non pas parce qu'elle est l'alluvion la plus ancienne ni même la plus importante mais parce qu'elle est peut-être la plus diffuse, la moins facilement décelable et la moins étudiée. L'américanité est souvent d'ailleurs confondue avec l'américanisation des Québécois. L'américanité n'est pas l'influence culturelle qu'ont subie ces Québécois à travers la diffusion massive chez eux de produits culturels américains (U.S.A.); ce processus, c'est l'américanisation dont maints peuples donnent un exemple aujourd'hui. L'américanité, au contraire, est un caractère que les Québécois partagent avec les autres habitants de l'Amérique du Nord : les États-Uniens et les Canadiens; c'est celui qui s'acquiert par la transplantation dans un nouvel habitat, au contact d'une autre nature et par la fréquentation d'autres groupes humains. Les quelque dix mille Français qui s'établissent là au XVIIe et au XVIIIe siècle, deviennent des Nord-Américains, non à cause d'un processus de diffusion culturelle qui se serait établi entre les États-Unis et le Québec mais parce qu'ils sont soumis, comme leurs voisins du Sud, à un même milieu physique et humain. Les Anglais d'Angleterre deviennent petit à petit américains tandis que les Français deviennent québécois. Rien de plus difficile à étudier que cette influence de l'habitat sur la culture. Elle est évidente dans l'adaptation du logement, de l'alimentation et du vêtement aux nouvelles conditions de vie. Mais au-delà? Comment mesurer et interpréter les changements dans ce qu'on appelle les mentalités ? Il semble bien que ce soit d'abord à partir de la préhension du monde sensible que le phénomène de transformation s'amorce et se transmet de proche en proche aux structures mentales et ultimement à toutes les créations symboliques et matérielles des hommes. Il faut évidemment faire la part des traditions, des techniques héritées que l'on perpétue dans le nouvel habitat par l'effet d'une sorte d'inertie culturelle. Même dans les cas de persistance traditionnelle de certains traits de culture, on y décèle une certaine adaptation, ne serait-ce que leur insertion dans un autre contexte, qui leur donne une signification et une fonction qui peuvent différer plus ou moins de celles qu'elles avaient originairement.


Quoi qu'il en soit, plusieurs observateurs remarquent, à la fin du régime français que Canadiens et Français sont devenus différents, des «races ennemies» dira l'un d'entre eux. Spontanément, la plupart de ces observateurs invoquent justement le climat, l'hiver, les grands espaces, la vie au contact des Américains. Pourtant, les Québécois d'alors ont gardé la langue française, la religion catholique et la plupart des traits culturels, coutumes et traditions qu'ils ont apportés de France. Tous ces traits culturels sont vécus dans un autre lieu qui change leurs significations et leurs fonctions. Quelque chose a changé en profondeur. C'est l'américanité qui s'installe chez ce nouveau peuple, déjà si près et si différent des Français de France.
LA FRANCITÉ QUÉBÉCOISE

On a souvent insisté sur l'homogénéité du peuplement français dans le Nouveau Monde. Les 5 000 premiers colons qui viennent s'établir sont originaires de Normandie et du Centre-Ouest, régions assez semblables entre elles et qui ont des traits communs avec le pays qu'ils trouvent en Amérique. Seuls les catholiques sont admis en Nouvelle-France. L'influence de ces premiers colons du XVIIe siècle sera déterminante; ils contribueront pendant ce siècle à former un type social auquel les 5 000 autres immigrants qui viendront se joindre à eux au XVIIIe siècle n'auront qu'à s'adapter. Ce qui veut dire qu'il se produit une homogénéisation culturelle entre les différents éléments des provinces françaises - homogénéisation qui anticipe sur celle de la France elle-même. Plusieurs facteurs dont la Conquête viennent renforcer cet isolement et cette homogénéité. Obligés de s'isoler en milieu rural pour survivre, les villes de Québec et de Montréal demeurant en majorité anglophones jusqu'au milieu du XIXe siècle, les Québécois s'arcboutent au sol pendant des années et des années et développent un type social bien particularisé ; c'est pendant ce long hivernement qu'ils deviennent Québécois pour de bon, tout en gardant la langue française et la religion catholique qu'ils avaient apportées de France. Ils deviennent Québécois dans le temps où les Anglais deviennent Américains.


Il ne saurait être question de parler de langue et de religion sans se demander ce qu'elles deviennent en terre québécoise. S'il est vrai que la langue véhicule la culture, qu'elle la structure, la langue est à son tour influencée parla culture qui se modifie dans une pratique quotidienne, insérée dans une nouvelle nature. La langue se transforme. Même quand les mots restent les mêmes, ils expriment une autre réalité, une autre expérience. D'autre part, des expressions anciennes, liées à un genre de vie disparu, survivent ici et désignent quelquefois des réalités nouvelles. La langue française continue de charrier un découpage et une vision du monde qui appartiennent aux origines et distingue ses usagers de ceux des autres langues. La langue québécoise, dans la mesure où elle se distingue de la langue française, va greffer sur ce tronc et ce vocabulaire apportés de France des formes qui exprimeront des réalités du nouveau monde.


Il en va ainsi de la religion. Si l'Église a joué un rôle prépondérant dans toute l'histoire du Québec comme l'institution la plus stable et la plus puissante, la religion a, d'autre part, grandement influé sur l'ensemble de la culture québécoise non sans avoir été marquée par celle-ci. Si la religion québécoise ne s'éloigne pas de la religion catholique universelle, les catholiques québécois, eux, sont bien particularisés et ressemblent fort peu aux catholiques irlandais (qui sont le noyau du catholicisme américain) avec lesquels ils ont d'ailleurs toujours eu beaucoup de mal à s'entendre.
LA CANADIANITE

Par rapport à 1'« américanité » et à la « francité », la « canadianité » apparaît résiduelle. Dans l'enchevêtrement des influences, elle est tardive et beaucoup plus difficile à cerner. Elle est décelable dans la pratique sociale de certains groupes de la société québécoise qui viennent en contact avec les Canadians : agents politiques et économiques. C'est à travers le bilinguisme des francophones qu'a pénétré l'influence canadienne. Pour la majorité des Québécois, l'ingrédient canadien de leur personnalité sera acquis par une diffusion culturelle plus ou moins directe et qui variera grandement selon les groupes et les classes de la société.
ASPECTS IDÉOLOGIQUES DE L'IDENTITÉ

Il va sans dire qu'à travers l'histoire, les composantes objectives de l'identité québécoise ont été différemment valorisées d'abord selon les classes et aussi selon les situations dans lesquelles le peuple québécois se trouvait. Ces situations ont été définies et interprétées en fonction des perceptions et des intérêts des groupes dominants dans la société québécoise.


C'est ici, croyons-nous, que se manifeste le point nodal de l'enchevêtrement de tous les facteurs, tant objectifs que subjectifs, tant internes qu'externes, qui contribuent à la formation de l'identité québécoise. On peut poser en hypothèse que c'est en fonction des groupes auxquels s'opposent les classes dirigeantes québécoises qu'elles mettront en avant un caractère ou l'autre : américanité, francité, canadianité, catholicité ou québécité. Comme corollaire, on peut aussi dire que les groupes qui entrent en conflit avec le Québec ou l'une de ses classes ont tendances à mettre en évidence chez les Québécois des traits culturels autres que ceux qui sont privilégiés parles «définisseurs de situation» à l'intérieur du Québec. Ce que les Québécois disent d'eux-mêmes et ce qu'on en dit peut être fort différent.


Vers la fin du régime français au Québec, les « Canadiens », c'est-à-dire les indigènes francophones, avaient tendance à s'opposer aux Français métropolitains et mettaient en avant leur américanité parce que c'était alors le caractère qui les différenciait au mieux. Ce faisant, c'est une espèce de complexe de supériorité que les « Canadiens » manifestent à l'égard des Français qui, pour eux, ne sont pas adaptés au pays et ne comprennent pas les habitants.


Après la conquête anglaise, les élites religieuses et politiques vont se mettre à tabler sur d'autres différences pour distinguer les Québécois des Anglais et des Américains : la langue française et la religion catholique. L'américanité est mise sous le boisseau. Au XIXe siècle, à mesure que se préciseront les menaces d'assimilation et de minorisation (1840, union du Canada français et du Canada anglais ; 1867, toutes les colonies britanniques en Amérique du Nord sont fédérées), les élites définissent le Québec et les Québécois par voie de différenciation et pratiquent un conservatisme rigoureux. C'est la période où les classes dominantes définissent les Québécois comme Canadiens français. Comme l'Église joue un rôle de premier plan, la religion catholique va devenir la différence ultime de l'identité québécoise. La meilleure façon de garder les Québécois catholiques c'est de les tenir isolés des protestants de langue anglaise. La langue française devient ainsi gardienne de la foi. Comme le reste de l'Amérique du Nord est anglais et protestant et que l'on veut s'en différencier, l'américanité des Québécois est minimisée et refoulée. S'américaniser devient un péché majeur parce que ce serait se protestantiser et s'angliciser. Comme, au fil des ans, les États-Unis et le Canada s'industrialisent et s'urbanisent, les idéologues québécois en viennent, par voie de conséquence, à voir dans ces processus socio-économiques de graves dangers pour la collectivité québécoise.
LA QUÉBÉCITÉ

Depuis quelques années, en gros depuis 1960, sous la pression justement de l'urbanisation et de l'industrialisation croissante - leurs élites traditionnelles ont beau s'y opposer, les Québécois sont entraînés dans le siècle -, on assiste à une transformation radicale du Québec. L'identité nationale connaît un nouvel avatar. Ceux qui s'étaient définis comme Canadiens, Canadiens-français, Canayens deviennent massivement des Québécois. L'affirmation de soi prend le pas sur la différenciation des autres.


Ce nouvel homme est américain du Nord, parle français mais se veut québécois, c'est-à-dire un être qui possède une spécificité et qui cesse de se considérer comme minoritaire. C'est ce qu'il est devenu, ce qu'il est, plutôt que ce qu'il n'est pas, qu'il veut mettre en évidence.




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