Le duo (ou le duel) entre Vladimir Poutine et Recep Tayyip Erdoğan revêt la politique internationale d’une dimension personnelle remarquable.
Historiquement, la Russie et la Turquie ont toujours été des adversaires. Moscou se voulait la troisième Rome, après Byzance, dont elle perpétue le christianisme orthodoxe. Elle a toujours considéré le verrou des détroits de la mer Noire comme une insupportable limite à son accès à la liberté des mers. Or, c’est la Turquie qui en a la clef. Une grande partie des territoires gagnés par l’Empire tsariste l’a été à la suite de victoires sur les Turcs. La révolution bolchevique a malheureusement donné aux Turcs la région de Kars, qui était russe avant 1914, et peuplée d’Arméniens. La Turquie, depuis le début du XXe siècle, tend à réaliser une homogénéité ethnique et religieuse. Les chrétiens, qui constituaient un tiers de la population anatolienne en 1900, sont évalués dans une fourchette comprise entre 2 % et 0,2 % de la population.
Erdoğan cumule l’héritage nationaliste turc violemment opposé aux minorités ethniques et l’islamisme conquérant des Frères musulmans. L’ambition du président turc est immense. Sa connivence avec l’État islamique fut évidente : frontière poreuse pour l’arrivée des djihadistes et, dans l’autre sens, pour le pétrole volé à la Syrie ; refus de participer aux opérations militaires contre Daech ; absence de soutien aux Kurdes, considérés par Ankara comme des ennemis prioritaires.
Erdoğan est un brutal sans nuances : il ne craint pas d’appeler l’OTAN à la rescousse puisque la Turquie en est membre alors que son armée intervient en Syrie sans mandat. Maniant à la fois la souveraineté en prétendant sa frontière menacée, le droit international humanitaire et la légitime défense pour attaquer l’armée syrienne sur son territoire, tout en menaçant l’Europe de déverser sur elle, et donc sur la Grèce, membre de l’OTAN, un flot de réfugiés, Erdoğan fait feu de tout bois sans vergogne. Mis en difficulté par une tentative de coup d’État et des déconvenues électorales, il compte sur le nationalisme turc pour réaffirmer son pouvoir.
Or, Vladimir Poutine a réussi le tour de force d’un rapprochement entre les deux pays. La Russie est, certes, plus puissante. Mais sa population composite, avec une forte minorité musulmane, l’oblige à plus de circonspection. Elle fait la guerre au terrorisme islamiste, non à l’islam. Lors du putsch turc, elle a affirmé sa solidarité avec Erdoğan. Elle a accepté sans broncher qu’on lui abatte un avion, qu’on lui assassine un ambassadeur, et pendant ce temps, elle permettait à Bachar el-Assad de reconquérir la plus grande partie du territoire, avec l’assentiment d’Ankara. Hier encore, elle autorisait le président turc à jouer les matamores en se vengeant sur les troupes syriennes, alors qu’elle est maîtresse du ciel. Mais Saraqeb a néanmoins été reconquise par ces dernières, et la police militaire russe y patrouille pour assurer la paix. Cette ville est au croisement des deux autoroutes qui relient Alep à Damas et à la mer. Elle est essentielle pour le redressement économique du pays, pour répondre à la détresse d’une population dont on ne parle jamais tandis qu’on se répand sur la misère des zones contrôlées par les terroristes.
Le droit international et les perspectives de paix jouent en faveur de Poutine. Il est scandaleux que les Occidentaux, une fois encore, semblent tendre l’oreille aux appels de l’agresseur et maître-chanteur. Il est plus révoltant, encore, que notre presse soit totalement partiale à l’encontre de la Syrie. Dans deux jours, les deux chefs d’État vont se rencontrer à Moscou. Il faut espérer que le russe parvienne à ramener le turc à la raison et facilite le retour de la paix pour les Syriens. Quant à nos gouvernants, membres de l’OTAN et de l’UE, s’ils avaient un peu de cette force de caractère qui anime les deux protagonistes, ils devraient exclure la Turquie de l’OTAN, bloquer résolument les frontières et cesser de verser une rançon. Erdoğan a voulu la guerre, il l’a entretenue, il a les réfugiés : qu’il les garde !