La Turquie était un partenaire essentiel de l’Occident pendant la guerre froide. Elle gardait les détroits de la mer Noire et abritait des bases américaines au bord du Caucase soviétique. En permettant à l’AKP d’Erdoğan de parvenir au pouvoir et de s’y maintenir, elle a changé de visage et de rôle. En 1918, l’Empire ottoman est vaincu et dépecé. Les Jeunes Turcs qui voulaient le moderniser ont commencé surtout une unification ethnique en procédant aux génocides des Arméniens et des Assyro-Chaldéens. Le nationalisme turc est le fondement du nouvel État, qui comprend une population musulmane à 98 %.
L’arrivée au pouvoir d’Erdoğan transforme radicalement le paysage politique. La Turquie est toujours nationaliste, mais elle se réapproprie l’islamisme, celui des Frères musulmans, avec sa façade démocratique d’un parti politique, l’AKP, et sa finalité totalitaire d’une reconstitution du califat unissant l’Oumma des croyants.
Cette dualité du nationalisme à l’intérieur et du prosélytisme à l’extérieur est perceptible dans le rôle que la Turquie a joué dans le prétendu printemps arabe. Celui-ci semblait devoir apporter la démocratie musulmane et permettait, en fait, à d’autres « AKP » de prendre le pouvoir, en Tunisie avec Ennahda, avec le PJL en Égypte. Dans ce dernier pays, l’armée, c’est-à-dire les nationalistes, ont repris le pouvoir avec le maréchal Al-Sissi. Elle tient une place essentielle dans le monde arabo-musulman et jouit du soutien de l’Arabie saoudite et des Émirats arabes unis, ennemis jurés des Frères musulmans.
Deux pays n’ont pas vécu le printemps arabe comme un changement de régime mais comme une explosion : la Libye et la Syrie. Dans les deux cas, malgré l’extraordinaire complexité des alliances et des soutiens extérieurs, deux forces sont en présence : les nationalistes d’Assad en Syrie et d’Haftar en Libye et, face à eux, les rebelles d’Idlib d’une part, et les milices de Misrata, sans lesquelles Tripoli serait tombée, de l’autre. Dans les deux cas, c’est la Turquie qui arme et protège ceux qui empêchent la restauration d’une souveraineté réelle sur l’ensemble d’un pays. Dès le début, Ankara a étroitement confondu ses intérêts avec la propagation du printemps arabe et ses pires conséquences.
Quels sont ces intérêts ? Ils sont de trois ordres. D’abord, rétablir l’influence turque sur le monde arabe. Ensuite, renforcer l’unité du pays en écrasant la dernière minorité gênante, les Kurdes, et en privant ceux-ci d’un soutien par-delà les frontières. Enfin, atteindre des objectifs économiques : l’abandon du projet de gazoduc qatari passant par la Syrie vers la Turquie au profit d’un contrat de 10 milliards de dollars entre Damas, Bagdad et Téhéran, a été décisif dans la détérioration des relations entre Erdoğan et Assad, qui aboutit aujourd’hui à une guerre ouverte. De même, la Turquie s’intéresse beaucoup au pétrole libyen. Erdoğan a signé deux accords avec Sarraj, c’est-à-dire le GNA, qui ne tient guère qu’une petite partie du pays entre Tripoli et Misrata : le premier promet un soutien militaire, le second établit un partage des eaux territoriales très avantageux pour la Turquie, qui augmente de 30 % sa part du plateau continental alors que des forages ont découvert un considérable gisement de gaz en Méditerranée orientale. Dans cette affaire, le nouveau sultan ottoman se comporte en bandit international : il a envoyé un bateau baptisé Fatith (« Le Conquérant ») pour procéder à des forages dans la zone de Chypre dont son armée occupe toujours illégalement une partie. Ses projets prédateurs bousculent les intérêts de l’Égypte, d’Israël, de la Grèce et de Chypre, ces trois derniers pays ayant conclu un accord pour la réalisation d’un gazoduc, EastMed, vers l’Europe.
La passivité de l’Europe, sa soumission puisqu’elle accepte, au sein de l’OTAN, la présence de ce régime autoritaire belliciste, qui occupe un de ses États (Chypre), peignent suffisamment l’inexistence de la politique européenne. L’Europe préfère s’intéresser aux menaces fantômes de la Russie sur les pays baltes plutôt qu’au soutien apporté par Ankara aux islamistes, au chantage turc à l’immigration massive vers le sud du continent, à l’occupation illégale par l’armée turque de territoires dépendant d’autres États souverains et, enfin, à son obsession répressive à l’encontre des Kurdes. Pour l’Europe, pour la France en particulier, dont les troupes sont exposées au Sahel, le rétablissement du verrou libyen par un pouvoir fort est primordial. Objectivement, la Turquie d’Erdoğan est notre ennemie. (À suivre.)