Les médias ne sont pas des
acteurs neutres dans le processus politique, ils conditionnent les perceptions et les opinions publiques en fonction
des intérêts de ceux qui les contrôlent, mais il ne sert à rien
de leur reprocher d'être cohérents et de favoriser les thèses
de nos adversaires. Comme il est contreproductif d'essayer
de changer la logique des médias en adoptant un discours
de culpabilisation et de dénonciation du genre «c'est la faute
aux médias», je tenterai plutôt d'expliquer la faiblesse du
mouvement souverainiste dans la guerre idéologique que se
livrent les souverainistes et les fédéralistes.
Les chefs du mouvement souverainiste ont toujours manifesté une certaine désinvolture à l'endroit du rôle que
jouaient les médias dans le développement de la conscience
nationale. Pendant au moins trente ans, on a cru que les
médias ne pouvaient pas nuire à la montée du mouvement
souverainiste parce que les journalistes et les définisseurs
de situation avaient des sympathies plus ou moins avérées
à l'endroit de l'accession du Québec à la souveraineté. Les
attaques féroces des chefs politiques canadiens contre les
médias et les intellectuels québécois, Radio-Canada en particulier, ne pouvaient que conforter les souverainistes dans
cette illusion. Dès lors, la nécessité de créer des médias souverainistes, surtout après la déconvenue du journal Le jour,
ne s'est jamais imposée, car on croyait au mieux que la
couverture médiatique nous était favorable et au pire qu'elle
était neutre. On croyait qu'il suffisait d'organiser des événements politiques et que les médias serviraient de courroie de
transmission pour communiquer le message souverainiste
aux citoyens. L'importance des médias était aussi sous-évaluée parce qu'on se fiait aux relais de la société civile pour
faire le travail de persuasion. On comptait sur les artistes,
les intellectuels, les écrivains, les professeurs pour diffuser
l'argumentaire indépendantiste.
Cette approche fut efficace dans les années soixante et
soixante-dix, car la sympathie et le militantisme de ces
agents de socialisation furent réels, mais elle a montré ses
limites au référendum de 198o devant l'offensive des fédéralistes qui réussirent à museler la classe médiatique. Celle-ci
s'est réfugiée derrière les normes journalistiques pour pratiquer une couverture plus ou moins teintée de neutralité.
Guy Lachapelle et Jean Noiseux ont d'ailleurs reproché aux
journalistes le caractère peu engagé de leur couverture de la
campagne référendaire 1.
On a alors pris conscience que même un gouvernement souverainiste avait peu de moyens de persuasion lorsque comparé
à ses adversaires fédéralistes. On pensait restreindre les effets
de l'inégalité des ressources par des normes d'équité dans les
dépenses référendaires, mais le gouvernement fédéral n'avait
pas à respecter la loi québécoise et a exploité ses capacités
propagandistes pour maintenir son hégémonie. Par la suite,
l'exercice du pouvoir par le PQ a achevé de désintégrer le mythe
de l'attitude favorable des médias envers le Parti québécois.
Mais cette déconvenue n'a pas entamé la confiance des chefs souverainistes dans ce que j'appellerais le laisser-faire médiatique et le modèle de la neutralité et de l'équité du traitement de l'information. Ce modèle postule que tous les courants d'opinion sont en concurrence sur le marché de l'information et que c'est le plus actif et le plus persuasif qui réussira à s'imposer. Dans cette logique, les médias sont des caisses de résonnance, ils n'ont pas de parti pris, ils sont conditionnés par le marché des lecteurs et des auditeurs et ils répondent à leurs attentes. Cette conception correspond à la réalité lorsqu'il s'agit d'enjeux restreints ou partiels, mais elle est illusoire lorsque le système économique ou politique est menacé ce qui est le cas du projet souverainiste qui met en cause la répartition des pouvoirs au Canada.
Les effets des médias
Le mouvement souverainiste québécois incarne un paradoxe. Il pense pouvoir atteindre son objectif sans avoir besoin de se doter de canaux de communication avec les citoyens puisqu'il compte sur l'éthique journalistique de ses adversaires pour accéder à l'espace public. Il adhère à l'idéologie du fair-play et de la libre concurrence entre les points de vue. Il suffit alors d'avoir une organisation efficace, des chefs charismatiques et des activités de mobilisation pour que les médias s'y intéressent et transmettent l'information au public. Ce modèle est sans doute fonctionnel pour les mouvements sociaux ou les organisations qui ne remettent pas en cause l'ordre politique établi, mais lorsqu'il s'agit d'un mouvement de revendication qui implique un changement de système politique, ce type de logique perd de sa pertinence, car les médias obéissent à des impératifs idéologiques ou économiques qu'ils sont obligés de servir.
Ainsi jusqu'en 1991 le mandat de Radio-Canada était de promouvoir l'unité canadienne et le gouvernement canadien intervenait auprès de la direction de R-C pour s'assurer que les séparatistes soient tenus en laisse. Depuis 1991, le mandat est de refléter la globalité canadienne et de construire l'identité canadienne. Pour l'élite canadienne, les médias doivent avoir un rôle intégrateur. Les magnats de la presse québécoise du groupe Gesca admettent ouvertement que la télévision et la presse ont une mission idéologique. Roger D. Landry soutenait dans une conférence devant l'Empire Club de Toronto que les médias avaient un parti pris idéologique et qu'ils n'avaient pas à être justes et équitables envers les péquistes 2. Pour protéger le Canada des séparatistes, il est normal de pratiquer un journalisme de propagande. Jean Pelletier alors qu'il était chef du bureau du premier ministre est intervenu auprès des journalistes de La Presse pour les inciter à ne pas critiquer son patron jean Chrétien afin de ne pas alimenter la cause des séparatistes 3. Certes, la presse est libre, mais elle est sous haute surveillance lorsqu'il s'agit de la question nationale québécoise et il est naïf de penser qu'elle n'a pas d'influence dans la guerre idéologique pour la conquête des esprits que se livrent les forces fédéralistes et souverainistes. L'accès à l'espace public est l'enjeu de toutes les batailles politiques et ce sont des partisans de l'unité nationale qui sont les gardes-barrières de cet espace.
Dans un univers individualiste et hypermédiatisé, les réseaux sociaux, les groupes primaires et les facteurs de socialisation traditionnels comme la famille et l'école ont de moins en moins d'influence dans la production du système de représentation. Ce sont les médias qui aujourd'hui effectuent pour l'essentiel le travail de conscientisation et c'est la télévision qui accapare le plus l'attention des citoyens. On estime qu'il y a environ 8o% des citoyens québécois qui prennent leurs informations politiques à la télévision.
Comment les Québécois peuvent-ils devenir souverainistes si le champ médiatique est saturé d'informations qui légitiment le statu quo politique canadien ou qui limite les critiques à des aspects conjoncturels ? Comment peuvent-ils prendre une distance critique vis-à-vis le discours officiel s'ils n'ont pas accès à un contre discours radicalement différent, s'ils ne peuvent entendre un autre son de cloche qui expose une pensée alternative? Certes, nous sommes en démocratie, il n'y a pas de censure ouverte, les médias sont tenus de traduire la diversité des opinions en présence. Mais cette diversité entretient la confusion et l'ambiguïté, elle inculque la relativité et en fin de compte le désengagement. La nouvelle du jour chasse celle d'hier et l'opinion de l'un équivaut à l'opinion de l'autre.
Le discours souverainiste est une marchandise comme une autre et les Québécois reçoivent à dose homéopathique les messages des chefs souverainistes que laissent filtrer à l'occasion les médias, mais ceux-ci sont le plus souvent contrebalancés par une opinion adverse ou cadrée de telle sorte que leur impact sera atténué, sinon nul.
Il faut prendre la mesure du rôle que jouent les médias dans la construction du jugement et de l'opinion publique puisque toute la stratégie souverainiste repose sur la capacité persuasive de son discours pour amener le peuple québécois à rompre avec l'idéologie canadienne et à construire une identité et un système politique qui lui soient propres.
Les médias donnent un sens à la réalité, ils interprètent les événements, ils structurent les perceptions et finalement ils construisent nos représentations du monde. Ils définissent d'abord ce qu'on appelle les priorités de l'ordre du jour c'est-à-dire qu'ils sélectionnent ce qu'il faut considérer comme important et digne d'intérêt. Ils orientent ainsi l'attention du public vers des enjeux qui méritent une réflexion. Ce sont eux qui déterminent ce que l'opinion publique doit retenir comme pertinent. Ainsi, après les référendums de 1992 et celui de 1995, les journalistes et les éditorialistes ont décrété que la constitution n'intéressait plus les Québécois. Il fallait détourner leur attention vers d'autres questions plus prioritaires et moins controversées comme la dette publique ou l'environnement. D'une façon plus pernicieuse, ils vont segmenter les problèmes, les présenter isolément de telle sorte que le citoyen n'ait pas de vue d'ensemble. On concentrera aussi l'attention du public sur les faits divers ou les drames humains pour mieux dissimuler des enjeux plus conflictuels. Il ne faut donc pas compter sur les médias pour alimenter la prise de conscience des contradictions du fédéralisme et de ses effets nocifs sur la cohésion nationale québécoise.
Mais les médias font plus que fixer les priorités de programme politique. Ils définissent aussi les critères qui serviront à juger les acteurs politiques et les événements. Ils construisent des catégories de pensée qui seront assimilées par les citoyens et serviront à fonder leur jugement de façon positive ou négative. On dit souvent que les journalistes font et défont les réputations. Ils produisent des interprétations qui minent la crédibilité d'un politicien en montant en épingle une déclaration malheureuse. On peut prendre pour exemple de ce phénomène le dénigrement dont fut victime Jacques Parizeau après le référendum qui renversa le jugement positif de la population construit par toute une carrière au service de la nation. À partir d'une phrase qui était empiriquement justifiée, mais politiquement incorrecte, on l'associera au chauvinisme le plus étroit et mesquin pour le discréditer aux yeux de l'opinion publique. On s'est aussi ingénié à dévaloriser l'usage du référendum comme mode de changement politique.
Le cas de la couverture référendaire de 1995
Le référendum de 1995 a fait une fois de plus la preuve
du parti pris fédéraliste des milieux financiers et des
entreprises de presse qui en dépendent. Déjà à l'occasion
du référendum de 1992, le bureau du premier ministre
Mulroney avait fait pression sur la direction de la SRC pour
que les bulletins de nouvelles soient orientés en faveur du
OUI à l'entente de Charlottetown 4. En 1995, le gouvernement Chrétien mena aussi une campagne d'intimidation
en rappelant lui aussi aux dirigeants de la société d'État
leur obligation de favoriser l'unité canadienne même si la
loi avait été changée et ne contenait plus cette obligation.
Dans l'étude de la couverture télévisuelle du référendum de
1995, nous n'avons pas décelé de déséquilibre significatif
en ce qui concerne le nombre, le rang et la durée des nouvelles consacrées au camp du OUI et au camp du NON, à
l'exception de la chaîne privée anglophone. Mais l'examen
du contenu thématique des nouvelles indique toutefois que
les thèses fédéralistes ont reçu une meilleure couverture
qualitative que les thèses souverainistes puisqu'on a exposé
plus fréquemment les critiques de la souveraineté que les
arguments qui militaient en sa faveur. Le cadrage plus négatif des nouvelles consacrées à la souveraineté a pu jouer un
rôle dans la perception de l'électorat.
Un autre chercheur, Patrick Bourgeois s'est intéressé à la
couverture référendaire des journaux 5. Il a procédé à une
analyse de contenu qualitative des articles consacrés au
OUI et au NON. Même si la fiabilité d'une
telle approche est discutable en raison de l'imprécision
des critères permettant de décider ce qu'est un traitement
favorable ou défavorable, il n'en demeure pas moins que les
écarts observés sont suffisamment élevés pour valider les
conclusions générales de cette étude qui démontre le parti
pris des médias en faveur du fédéralisme canadien. On
peut dire que, pour chaque article de nature à favoriser le
camp dit OUI qui était publié dans les journaux en 1995,
on en retrouvait moins deux, si ce n'est trois, qui étaient
favorables au NON 6».
La couverture référendaire de la presse écrite a dans son
ensemble été favorable aux fédéralistes. Compte tenu du
faible écart entre les votes pour le OUI et pour le NON, il est
logique d'en déduire que les médias ont joué un rôle déterminant dans le maintien du statu quo politique.
La représentation de l'identité nationale
Les médias de masse n'agissent pas seulement sur la perception des événements et des politiciens. Ils véhiculent aussi
une représentation de l'identité collective qu'ils inculquent
subrepticement dans l'esprit du public afin de structurer le
sentiment d'appartenance. Ainsi dans une étude de l'information télévisée au Canada, nous avons observé 7 que les deux chaînes publiques donnent plus de visibilité aux symboles identitaires canadiens qu'aux symboles identitaires québécois, l'inverse étant vrai à la chaîne privée francophone TVA où ils reçoivent un traitement similaire, les symboles québécois étant légèrement avantagés. Le meilleur exemple de cette différence de représentation se retrouve dans les bulletins météorologiques; ceux de Radio-Canada couvrant l'ensemble du territoire canadien, et faisant communier les Québécois qui la regardent à la représentation coast to coast de 1a nation, alors que ceux de TVA se limitent à l'espace politique québécois.
La représentation des langues officielles est aussi un enjeu pour l'idéologie canadienne qui doit faire croire aux Québécois que le bilinguisme est une réalité à l'échelle canadienne. Ainsi, celui qui regarde CBC peut avoir l'impression qu'il n'y a pas de francophones à l'extérieur du Québec (seulement 3,8 % des interventions dans les reportages se font en français) alors que celui qui regarde SRC aura l'impression que le Canada est un pays bilingue puisque la majorité des locuteurs qui interviennent dans les reportages à l'extérieur du Québec s'expriment en français. Cette representation d'un Canada bilingue n'est pas le fruit du hasard, mais résulte d'un politique délibérée de la SRC qui a dressé dans toutes les régions du Canada une liste de locuteurs pouvant commenter l'actualité en français peu importe leur compétence ou leur pertinence pour le sujet traité.
Ainsi, chaque soir, l'idéologie canadienne pénètre la conscience des Québécois qui sans le vouloir intériorisent leur appartenance canadienne. Cette socialisation à l'identité est aussi particulièrement forte durant les jeux olympiques où les appels à la fierté nationale sont intenses. Même si cette propagande ne réussit pas à éradiquer le sentiment d'appartenance québécoise, elle le rend ambivalent, ce qui l'affaiblit comme facteur de mobilisation. Alors que la télévision sert de plus en plus à la construction de l'identité canadienne, elle sert de moins en moins à la construction de l'identité québécoise. Les nouveaux médias comme les chaînes spécialisées ou encore internet ont pour effet d'éparpiller encore plus l'intérêt et l'attention du public et d'affaiblir de ce fait la socialisation à l'identité québécoise.
Saris céder à une logique déterministe, force est de reconnaître que, dans ce contexte, le contrôle des médias par les tenants du fédéralisme est un facteur qui risque d'entraver l'affirmation non seulement de l'identité nationale québécoise, mais aussi celle du projet souverainiste.
Comment un mouvement de libération nationale peut-il atteindre son but sans contrôler des moyens de communication et en laissant à ses adversaires le monopole de la visibilité médiatique et de la communication politique ? Comment peut-on penser sérieusement influencer de façon efficace et constante l'opinion publique si on n'a aucun contrôle sur la diffusion des messages ? La pensée souverainiste est marginalisée dans l'espace public. Chaque souverainiste est laissé à lui-même face au bombardement médiatique qui lui inculque quotidiennement sa dose d'identité canadienne ainsi qu'une représentation déprimante de la réalité québécoise. Il n'a pas d'alternative où puiser des raisons d'être fiers du Québec et de croire possible un changement salutaire pour l'avenir. Même s'il résistera par conviction à l'idéologie canadienne, il sera pénétré d'un sentiment d'impuissance qui le démobilisera. Ce n'est pas en intériorisant la vision de notre adversaire que nous pourrons nous libérer de sa domination.
Comment sortir de l'impasse?
La conjoncture économique n'est pas propice au lancement de nouveaux médias. Créer un quotidien indépendantiste serait téméraire. Mais pour répondre à la nécessité d'une présence indépendantiste dans l'espace public, on pourrait envisager la création d'un outil plus souple et moins coûteux comme un magazine hebdomadaire qui permettrait de réagir à l'actualité et de mettre en réseau les partisans de l'indépendance du Québec. Rappelons-nous à cet égard le rôle efficace joué par Québec Presse sous le régime Bourassa. Il faudrait aussi que les organisations et les militants indépendantistes soient incités à plus de cohérence et qu'ils souscrivent aux organes d'expression indépendantiste qui existent déjà. Nous ne partons pas de zéro, nous avons des acquis qui survivent de peine et de misère. Combien de partisans de l'indépendance du Québec n'entrent jamais en contact avec la pensée indépendantiste qui s'exprime dans une revue comme L'Action nationale, L'aut journal ou encore le journal Le Québécois? Il y a aussi les nouvelles technologies qui peuvent servir à créer une communauté de pensée indépendantiste comme a réussi à le faire le site Vigile. Malgré la ténacité et le dévouement de ceux qui tiennent à bout de bras ces organes d'expression, leur influence dans le débat public reste marginale puisque leurs analyses ne sont pas relayées par les grands médias et ne percolent pas dans l'opinion publique. Il est donc impératif que le mouvement indépendantiste dispose d'un média de masse, mais en attendant, il faut soutenir intellectuellement et financièrement nos organes d'expression.
1 «La presse quotidienne» dans Québec un pays incertain, collectif des
professeurs du département de science politique de l'Université de
Montréal, Montréal, Québec-Amérique, 1980, p. 135-157.
z Voir La Presse, 5 mars 1997.
3 Voir The Globe and Mail, 8 janvier 1999.
4 Voir D. Monière et J.H. Guay, La bataille du Québec tome 3, Montréal, Fides 1996, P-76
5 Nos ennemis les médias, Québec, Les éditions du Québécois, 2005.
6 Ibid, p. 97
7 Voir Denis Monière et Julie Fortier, Radioscopie de l'information télévisée au Canada, Montréal, Presses de l'université de Montréal, 2000.
Les médias et la question nationale du Québec
Il ne faut donc pas compter sur les médias pour alimenter la prise de conscience des contradictions du fédéralisme et de ses effets nocifs sur la cohésion nationale québécoise.
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