Les lois québécoises ne permettent pas d’encadrer adéquatement les applications pour localiser les personnes susceptibles d’avoir été infectées par la COVID-19, met en garde la présidente de la Commission d’accès à l’information (CAI), Me Diane Poitras. Non seulement ces applications soulèvent des questions sur le respect de la vie privée, mais elles pourraient également mener à certaines dérives.
« On risque d’exclure des gens d’entrer dans des lieux publics, a affirmé l’avocate en entrevue au Devoir. On risque de faire de la discrimination parce que ce n’est pas un outil diagnostic, une application de “traçage”. Ça ne nous indique pas si vous avez contracté la maladie ou non, donc il faut faire attention aux décisions qu’on est susceptible de prendre sur la base des informations qui sont là-dedans. »
Le premier ministre François Legault a ouvert la porte jeudi à l’usage d’une telle application au Québec tout en rejetant l’idée d’en faire un débat public. « D’abord, ça doit être fait avec la permission de la personne, avait-il dit en conférence de presse. Donc, on n’utilisera pas de données sans avoir la permission de la personne. Puis, on va s’assurer de la sécurité sur les données. »
« Dans l’hypothèse où une telle application serait suggérée et jugée nécessaire par la Santé publique — parce que c’est la clé de voûte de tout ça — ça ne se ferait pas sans le consentement des gens », avait ajouté la ministre de la Justice, Sonia LeBel. Elle a ensuite précisé que la CAI serait « impliquée dans le dossier » tout comme son propre cabinet pour s’assurer de protéger les renseignements personnels des citoyens.
Québec solidaire avait tenté sans succès jeudi d’obtenir une commission parlementaire de deux jours pour entendre l’Institut québécois d’intelligence artificielle (MILA), qui met au point une telle application, et d’autres experts. Les députés de la Coalition avenir Québec (CAQ), majoritaires, avaient refusé d’en débattre. La Ligue des droits et libertés a dénoncé ce refus qui démontre, selon elle, que le « parti pris » du gouvernement « pour les promoteurs de ces outils ».
Outil de déconfinement ?
L’Institut québécois d’intelligence artificielle (MILA) dit avoir eu des discussions avec le gouvernement Legault, mais également la Ville de Montréal, le gouvernement fédéral, l’Ontario et la Colombie-Britannique. « On est complètement en faveur d’un débat public, a affirmé la présidente de MILA, Valérie Pisano, en entrevue. On est à 100 % d’accord que c’est une décision importante autant pour les citoyens que nos gouvernements. » L’Institut a publié un livre blanc récemment sur la recherche des contacts par l’entremise d’applications mobiles dans le but de lancer le débat.
« On ne trace pas les gens, on trace le virus », a-t-elle expliqué. En d’autres mots, l’application enregistre les contacts que les gens ont eus entre eux par l’entremise de la technologie Bluetooth sur leurs téléphones intelligents. « Vous et moi, si on ne se connaît pas et on se trouve à passer un certain nombre de minutes à proximité, nos téléphones vont développer une petite poignée de main secrète et si, éventuellement vous êtes COVID positive, ce signal-là va être envoyé à mon appareil pour me conseiller à moi de la prudence sans que vous n’ayez jamais besoin de m’appeler, sans que la Santé publique ait besoin de m’appeler. » Le but est de limiter la propagation du coronavirus, alors que le Québec est en pleine phase de déconfinement.
L’usage de l’application repose sur la volonté des gens de l’utiliser et d’y entrer des données sur leur santé. Les données seraient anonymes si elles étaient partagées avec la Santé publique. MILA ne la lancera pas sans le feu vert du gouvernement.
Or, la législation n’est pas suffisamment claire, selon Me Diane Poitras. « Il n’y a rien qui interdirait ou permettrait de sanctionner le fait qu’un employeur ou un commerçant interdise l’accès ou oblige ses employés, par exemple, à télécharger et à utiliser l’application ou à vouloir consulter les recommandations ou une information qui pourrait avoir dans l’application », a-t-elle donné pour exemple.
Et l’efficacité de ces applications reste à être démontrée, selon elle. « Il y a certains pays qui l’ont utilisée avec une certaine efficacité, mais l’application était obligatoire et était assortie d’autres mesures très coercitives et très intrusives qui ne seraient pas acceptables au Québec », a-t-elle dit en faisant référence, entre autres, à la Chine.
S’il donne son aval, le gouvernement devrait donc s’assurer de faire l’évaluation de l’application en cours de route et cesser d’en recommander l’usage si elle n’est pas efficace. Les données recueillies devraient alors être détruites. « C’est un autre élément qui devrait faire partie du cadre juridique ou de balises imposées formelles qui devraient être en place avant qu’on utilise un outil comme celui-là », a-t-elle signalé. Un organisme indépendant comme la CAI devrait toutefois veiller au respect de ces balises.
Les commissaires responsables de la vie privée fédéral, provinciaux et territoriaux ont signé une déclaration commune au début du mois de mai avec les principes que les gouvernements devraient respecter avant de recommander ce genre d’application. « Ça demeure un outil de surveillance qu’il y a quelques mois, on n’aurait jamais envisagé d’utiliser, a remarqué Me Poitras.
Entre-temps, au moins un autre développeur tente de convaincre le gouvernement Legault de l’aider à déployer son application. Une inscription a été faite récemment au registre des lobbyistes pour le compte de la firme Deloitte en ce sens. À Ottawa, le premier ministre Justin Trudeau a indiqué il y a environ une semaine qu’il s’attend à « recommander fortement » une application lorsqu’elle sera prête.